La Baraka

Cinquante années ont passé depuis l'aventure dramatique qu'a vécue le Cdt Caristan le 16 mai 1930 à bord de son Farman "Goliath" à Saint-Clément sous-Valsonne dans le Rhône, au lieu-dit "Les Aiguillon". Si cette histoire est connue de tous dans ses grandes lignes, jamais il n'avait livré publiquement les détails des sentiments éprouvés dans sa lutte contre la mort.

J'étais alors Sgt mécanicien à la 2ème Escadrille du 22e RABN, basé à Chartres. Le 22 était composé de 6 escadrilles de bimoteurs Farman F-63 BN4 Goliath équipés de 2 moteurs Gnome et Rhône "Jupiter" de 420 CV. Son aménagement intérieur était spacieux et confortable.

Base de chartres champhol en 1928
La Base de Chartres-Champhol en 1928

À l'époque, c'était un bel avion parmi les plus gros bombardiers du monde :

- Biplan de 161 m2 de surface portante,
- 28 m d'envergure,
- 15 m de long,
- Vitesse de croisière de 120 km/h,
- Autonomie d'environ 7 h.

Farman goliath 2
Le Farman F-63 "Goliath"

En avril 1930 un avion de mon escadrille fut détaché pour quelques jours au 35ème Régiment d'Aviation à Lyon-Bron.

Cet avion permettait au 35ème Régiment d’Observation de recycler dans de bonnes conditions ses observateurs-navigateurs. En effet, sous la direction d'un officier instructeur de Bron, le Goliath embarquait à chaque vol plusieurs PN à instruire et, tenant l'air durant des heures, l'instruction pouvait ainsi être répétée et contrôlée à chaque sortie.

Mécanicien de l'appareil, je faisais équipage avec deux autres Sgt, le pilote, choisi parmi les plus confirmés de l'escadrille qui était le Sgt Paul De Voos et un autre mécanicien, le Sgt Louis Delhomme (1) en renfort de maintenance technique.

Nous avions pour mission de voler à outrance au profit de l'instruction. Durant près d'un mois, notre activité aérienne se déroula à la satisfaction générale et notre retour à Chartres fut fixé au 16 mai. Après un mois d'absence, nous étions tout de même heureux de rentrer à l'escadrille. Tout en préparant ce vol retour, chacun avait, dans son for intérieur, la fierté de rentrer "Mission accomplie", et aussi, pourquoi ne pas le dire, le plaisir de retrouver bientôt les copains. C'était, à l'époque, la belle vie d'escadrille où une très grande camaraderie faisait régner une gaité permanente.

Les renseignements météo fournis pour le départ, n'étaient pas mauvais : beau temps jusqu'à 1.000 m, entre 1.000 et 2.000 : ciel couvert pouvant atteindre 8 à 9/10e, puis beau fixe, ciel bleu à partir de 2.000 m.

Pour notre parcours, l'idéal, était de naviguer au-dessous de 1.000 m afin d'admirer, durant plus de 3 h, les belles régions du Bourbonnais, du Berry et de la Sologne, avant d'atteindre notre Beauce. Mais il fallait d'abord sauter les monts du Lyonnais. Pour ne pas risquer de se trouver dans les nuages au niveau des crêtes, il fut convenu de grimper directement vers le ciel bleu avant de prendre le cap et de redescendre paisiblement après la zone montagneuse.

Le décollage eut lieu vers 15 h 30. Mon collègue mécanicien était assis à côté du pilote. M'occupant de la route, j'étais dans la cabine de navigation,  très confortable, surmontée d'une tourelle de tir, elle englobait sur 2 m environ, toute l'extrémité avant du fuselage.

La météo ne correspondait pas aux prévisions ; bien avant 2.000 m, nous naviguions parmi de gros champignons piqués par ci par là, ce n'était pas le beau fixe, mais tout de même pas le mauvais temps. Cap sur Chartres, nous poursuivions la montée en évitant les plus gros nuages.

En ce temps là, le gribouillage d'un bout de papier et le langage des mains étaient nos seuls moyens de communication à bord. Gueuler, surtout en montée, avec le bruit des moteurs et le serre-tête sur les oreilles, ne servait à rien. Nous n'avions également aucune liaison avec le sol.

Nous montions toujours et, déjà, le ciel -bleu, si souvent trompeur, brillait tout près. À la sortie d'un petit nuage, l'avion se trouva face à face à un très gros cumulus, qui finalement cachait un cumulo-nimbus. Me demandant si nous pouvions encore l'éviter, je fis signe au pilote, qui me répondit :

- « Tout droit ».

Pourquoi pas ! Nous avions l'habitude de les traverser, les cumulus.

Avec l'expérience acquise depuis, il y a beaucoup à dire sur le vol tout temps de jour comme de nuit d'un Goliath dépourvu d'instruments de PSV sa structure générale l'exposait à tous les mauvais coups, à toutes les traitrises des phénomènes, atmosphériques. Disons que c'était encore du boulot de pionnier.

Nous étions à 3.500 m et l'abordage de notre nuage fatidique a eu lieu, tout naturellement sans y penser. Au début, tout était normal, à part quelques coups de tabac pas plus secs que ceux que nous avions encaissés depuis le départ.

J'étais absorbé par la navigation ; à genoux, pour la dernière fois de ma vie, devant la tablette vitrée du dérivomètre, je guettais en vain un point de repère au sol pour calculer une dérive.

Le nuage devenait ténébreux et nous étions de plus en plus secoués, mais, peut-être par l'habitude prise des fortes turbulences de la vallée du Rhône, je ne m'en souciais pas outre mesure, entonné seulement de ne pas être sorti de la crasse.

Soudain, tout se déroula très vite, comme dans un éclair.

Une avalanche de grêlons, gros comme des œufs de pigeon, s'engouffra dans la cabine par la tourelle et l'avion, ébranlé par de terribles soubresauts, engagea une looping extrêmement brutal. J’ai tenté de prendre mon parachute, mais je l'ai vu comme moi être projeté violemment contre la paroi du plafond...

Puis, plus rien... tout s'arrête net. Ma mémoire n'a jamais rien restitué ... le trou complet. Il est probable que l'avion, s'étant engagé dans un piqué à mort, j'ai perdu immédiatement connaissance. Pendant combien de temps ? Très peu certainement.

Je suis revenu à moi, subitement, sans aucune transition avec une lucidité impressionnante. Je me suis retrouvé suspendu à l'avion par les épaules, la tête dans la cabine, te corps se balançant dans le vide. En vol à plat sur le dos, toujours dans les ténèbres, pris dans une ascendance, le Goliath remontait avec une lenteur et une stabilité miraculeuses.

Cette accalmie m'a permis de prendre conscience de ma position vraiment trop insolite. Dès lors, l'instinct de conservation a engagé une lutte acharnée pour la vie, mes réflexes sont entrés en action. J'ai vite réalisé que seul un parachute pouvait encore m'arracher à la mort. J'avais vu partir le mien, mais je me suis persuadé qu'il y en avait encore un à la porte d'entrée, soit à une dizaine de mètres d'où̀ j'étais et qu'il me fallait coûte que coûte l'endosser. Je me suis hissé à l'intérieur, mais me trouvais en prise avec la porte de la cabine que l'on maintenait toujours fermée pour éviter les courants d'air. Ne pouvant l'ouvrir je l'ai défoncée. Dans ma précipitation vers l'arrière, je n'ai jamais pu une seconde, concentrer ma pensée sur la position inversée de l'avion. C'est ainsi que, sortant de la porte défoncée, je suis tombé de plein pieds dans l'espace de la place pilote à ciel ouvert, j'aurais dû basculer par-dessus bord. Non, cramponné à je ne sais quoi, je me maintins à l'intérieur. Aspergé d'essence, paniqué à l'idée du feu, je réalisais que les hélices tournent toujours et, à tâtons, je coupe le contact général des magnétos et reprends ma course vers l'arrière.

L'avion aussi avait repris sa course accélérée vers le sol, et j'ai été très vite vidé extenué, j'ai terriblement peiné pour atteindre la porte arrière. Là, j'ai constaté qu'il n'y avait plus de parachute.

J'étais le seul corps mobile encore à bord. L'entrée, largement ouverte, se dessinait dans le ciel devenu très clair, un câble sortait du haut de la porte (en réalité du plancher) et flottait dans le vide. Sait-on jamais ; j'ai tiré... Hélas, rien qu'un mousqueton de parachute ! Ce constat d'échec définitif était pour moi la mort inéluctable. Est-ce du fait de mon état d'extrême faiblesse, j'ai accepté ce verdict du destin avec calme et résignation mais aussi avec une immense tristesse de perdre la vie.

J'étais déjà inconscient lorsque mon instinct de conservation est revenu à la charge, subitement, je me suis rappelé que lors des accidents de Goliath, la queue n'était jamais abimée ; il fallait m'y réfugier d'urgence.

J'étais alors vautré près du trou d'homme d'accès à la queue et c'est péniblement que j'ai ouvert cette petite porte ronde, mais j'ai renoncé à m'y glisser ; non seulement je n'avais plus de force mais je ne croyais pas à mon salut par un déplacement de 2 à 3 m maximum.

Puis, plus rien, j'ai été replongé dans le néant. Pourtant, mon dernier reflexe avait été entièrement exécuté, puisque c'est à 2 m de là, dans la queue, que je me suis retrouvé, de nouveau....

Bien entendu, l'avion s'est brisé en percutant le sol. Il est tombé sur un petit piton sauvage, les Aiguillons, sur le territoire de Saint-Clément sous Valsonne. Le bruit de la chute a été entendu à 4 km dans la vallée. Quant à moi, je n'ai rien ressenti ni rien entendu.

Mon état comateux a duré combien de temps ? Je ne saurais le dire.

C'est un cauchemar, de prime abord très naturel, qui m'en a arraché. J'avais rêvé que j'étais en piqué à mort dans un Goliath complètement désemparé. Pris de panique, je me suis réveillé (en réalité, j'ai repris connaissance) et fus très surpris et intrigué de ne pas me retrouver dans mon lit comme il est habituel lors des fins de cauchemar.

Reprenant pleinement conscience, j'ai vite encarté l'idée d'avoir rêvé, pour revivre les péripéties de ma chute qui se terminait par ma mort. Sans m'en étonner, je me croyais mort puisque c'était déjà conclu. Quoique serein, j'étais décontenancé par cet environnement terrestre !

Pas une petite nébuleuse ! Pas de symptôme de l'au-delà ! Un doute terrible s'empara de moi : suis-je oui ou non un fantôme ? Je n'avais mal nulle part (et on dit que les revenants sont insensibles !). Je me suis vite donné quelques bons coups de poing et bien sûr, je les ai ressentis. J'en ai conclu qu'il me fallait sortir d'urgence de là... Qu'il ne soit pas perdu de vue que la traversée de l'avion (13 à 14 m environ) malgré de petites embuches, n'a duré que très peu de temps ; quelques secondes à mon avis.

Me voilà donc bien vivant, et par surcroît sur le plancher des vaches. Hélas ! mes malheurs n'étaient pas terminés ; je demeurais prisonnier du Goliath.

J'aurais voulu bondir et fuir très loin mais, à ma grande surprise, ma jambe gauche, au niveau du fémur, était plaquée au sol par un tube d'acier de 30 mm de diamètre. Dans cette partie extrême du fuselage, assez étroite, entièrement entoilée et froissée je me sentais "ensaché".

Il faisait clair, mais je voyais à peine l'extérieur ensoleillé. Je me trouvais assis à 90° le dos contre le fuselage, le tube entre mes jambes. Je fus terrifié de constater que j'étais imbibé d'essence : un réservoir supplémentaire de 300 litres qui se trouvait normalement à 6 m vers l'avant, s'était éventré sur mes jambes et l'essence coulait sur mon ventre.

J'eus alors une peur bleue du feu. Je criais à en perdre la voix, mais en vain ; pas un chat à la ronde ! La crainte du feu a toujours été la hantise des aviateurs accidentés. Cette attente où je hurlais au secours, qui a duré de 30 à 45 min suivant les témoignages, devenait une torture, et me parut une éternité.

Le premier sauveteur était un garagiste qui partait en dépannage ; il eut l'intelligence de prendre sa trousse d'outillage avec lui pour effectuer la grimpette vers l'avion. La scie à métaux, que je réclamais à tue-tête comme l'outil de ma délivrance ne manquait pas et elle entra immédiatement en action pour me libérer.

J'attendais l'instant où j'allais bondir, et tel un dératé, courir loin, loin de l'épave qui pouvait encore exploser.

Déception, je demeurais immobile, avec principalement la jambe fracturée. Pourtant je ne souffrais pas. D'autres sauveteurs accourus, purent enfin me dégager des débris de l'appareil, et me transportèrent sur mon insistance à 500 m minimum du point de chute.

Allongé sur le gazon, j'étais là, le plus heureux des hommes. Les braves villageoises, pleines de compassion pour l'aviateur blessé, étaient quelque peu désorientées par sa joie de vivre.

Le docteur Manificat, aussi sympathique que son nom, me donna les premiers soins et me fit transporter en camionnette à l'hôpital Desgenettes à Lyon. J'avais une très mauvaise fracture, une plaie largement ouverte d'où sortait le fémur brisé. Je garde un souvenir ému, de l'attention particulière avec laquelle j'ai été soigné durant 9 longs mois. Malgré tout, j'ai quitté l'hôpital avec la jambe définitivement raide.

Tout cela ne m'a pas empêché de bourlinguer dans l'Armée de l'air, sous tous les cieux. J'ai connu d'autres aventures aériennes parfois très dramatiques. La Baraka aidant, je m'en suis toujours très bien sorti ainsi que mes camarades. Mais je les ai toujours affrontées avec une grande sérénité, sachant, par expérience, qu'il ne faut jamais perdre espoir, tant que l'on n'est pas rentré au paradis.

Mes deux compagnons du Goliath avaient eu la chance de voir leur parachute s'ouvrir normalement et étaient arrivés sans encombre au sol à environ 4 et 8 km du point de chute de l'avion.

Certains passages de ce récit peuvent surprendre, j'affirme, cependant, que c'est le reflet fidèle du scénario vécu, toujours nettement incrusté dans ma mémoire.


Hilarion André CARISTAN

*****

Un coup dur

Après le récit de l'aventure du Cdt Caristan demeuré prisonnier dans un Goliath désemparé, voici celui du Lcl De Voos qui pilotait l'appareil et qui analyse avec précision et objectivité le déroulement de ce drame, tel qu'il l'a vécu au poste de pilotage et subi après son éjection.

Le récit de mon vieil ami Caristan a réveillé en moi des souvenirs vieux d'un demi-siècle. En fait de tels souvenirs ne font jamais que sommeiller.

Cette pathétique narration que Caristan a, à juste titre, intitulée La Baraka, est, dans ses grandes lignes, absolument conforme à la réalité de l'évènement. Car ce fut un véritable évènement dont la presse d'actualité s'empara et, dans l'Armée de l'air, on en parle encore cinquante années après.

Le trop fameux hebdomadaire l'époque "Gringoire" en tira même, sans attendre, une "nouvelle" sans aucun rapport avec l'authenticité des faits, mais dans laquelle le pilote «ayant abandonné avion et passagers» n'avait pas le beau rôle. Bien que les noms des protagonistes de cette "nouvelle" n'aient, eux non plus, aucun rapport avec les nôtres, mon Cdt d'escadrille, le Cne Bernard, m'engagea à faire connaitre ma réprobation au directeur de l'hebdomadaire en question. Je n'en fis rien, me contentant du mépris.

Reprenant la chronologie de notre aventure, je me reporte au mois de mai 1930. Jeune Sgt pilote, mais cumulant déjà près de 500 h de vol dont plus de 120 de nuit, je fus désigné pour effectuer sur notre avion d'arme, le Goliath Farman, un séjour à Bron pour le perfectionnement de jeunes officiers à la navigation aérienne.

La composition d'un équipage à l'époque était réduite à sa plus simple expression. Les deux sergents mécaniciens qui me furent adjoints, Caristan et Delhomme, n'étaient pas plus âgés que moi : 22, 23 ans.

Nous gagnâmes Lyon le 1er mai.

À Bron, le Directeur du stage de perfectionnement était le Lt Alias, que j'ai retrouvé quinze années plus tard en sa qualité de Col Cd le GMMTA auquel j'appartenais.

Volant quotidiennement, notre séjour prit fin le 16 mai et notre retour sur Chartres fut fixé au début de l’après-midi. Étant donné les conditions atmosphériques, et pour éviter de nous engager trop sur le Morvan où régnait une forte nébulosité à caractère orageux, il fut convenu avec le Lt Alias que je me dirigerais plus à l'Ouest vers Montluçon afin de gagner rapidement les régions de plaines et mettre ensuite le cap sur Chartres.

Sur cet itinéraire les prévisions étaient assez bonnes : 3/4 couvert par des cumulus coiffant toutefois au départ les monts du Lyonnais. Pour franchir cette zone, il fut décidé que je passerais au-dessus.

De Bron, décollage sans histoire, montée au cap prévu pour atteindre le dessus de la couche et naviguer ensuite en nous repérant le mieux possible à travers les trous ménages par les nuages épars.

Caristan, dans la cabine avant, scrute la carte et, si possible, le sol. Delhomme, assis à ma droite et détendu, jette de temps à autre un coup d'œil aux cadrans : les deux Jupiter tournent rond.

Vers 3.000 m, nous émergeons des nuages, mais je garde le régime de montée pour m'en dégager totalement. Lorsque j'aurai atteint 3.500, je me stabiliserai et prendrai le régime de croisière. Tout va bien à bord. Mes camarades et moi-même sommes satisfaits de notre séjour à Bron et du travail effectué. Dans trois heures environ, nous aurons atteint Chartres.

C'était compter sans les coups du sort.

Sur notre route, droit devant nous, sortant de la couche à peu près étale, s'enlève une espèce de cône qui, sous le soleil, est aussi éclatant de blancheur que le dessus des nuages. Toujours en montée, sans doute allons nous passer au-dessus mais, à son approche, je me rends compte qu'il me faudra, gardant mon cap, entrer dans cette crête. Je l'aborde sans hésitation, sa traversée ne paraissant pas offrir de difficultés particulières.

N’ai-je pas suivi deux ans auparavant le premier stage
d’entrainement au PSV organisé en France, ce qui m'a valu l'obtention du "Brevet d'aptitude au pilotage des avions sans visibilité extérieure n°25" en date du 30 août 1928.

Confiant donc, et encaissant quelques coups de tabac auxquels je m’étais préparé, j’entre dans ce cône. Je limite de mon mieux les amplitudes de la bille et de l'aiguille et ne perds pas de vue mon badin qui saute allègrement du 100 au 130. L'avion est assez secoué, ce qui est normal, mais j'éprouve un certain malaise à ne pas sortir plus rapidement de ce milieu instable qui devient vite d'une opacité totale. Et, brutalement, ce ne sont plus des coups de tabac qui secouent l'appareil, mais de véritables coups de boutoir qui ébranlent toute la cellule affolant bille et aiguille. Comble d'ennuis mon badin tombe : 100, 90, 80, 70... C'est la perte de vitesse, terreur de tous les pilotes de ce temps.

Je ne comprends pas ce qui se passe : malgré tous mes efforts sur le volant qui me pousse dans les mains, l'aiguille de l'anémomètre poursuit sa descente... pour se fixer définitivement à zéro. L'explication de cette situation incroyable me vient alors à l'esprit : sa chute progressive de l'indication de ma vitesse est uniquement due à l'arrêt du fonctionnement de l'anémomètre. Et ce sont les données faussées de cet instrument qui m'ont fait engager l'avion en piqué, plein moteur, dans la masse nuageuse, en fait d'un cumulo-nimbus, car c'en est bien un, dont le sommet culmine à plus de 3.500 m.

Considérant ma survitesse, je relâche ma poussée sur le volant mais, sans notion exacte de la position de l'appareil et de sa vitesse, je ne peux doser ma manœuvre avec précision et, dans ces conditions, il est vraisemblable qu'utilisant une puissante ressource le Goliath effectue une boucle complète, voltige peu commune avec un tel avion.

Cockpit goliath
Cockpit du "Goliath" (Graphisme Pyperpote)

Pris ensuite dans des courants ascendants et descendants de plus en plus violents, il ne m'est plus possible de chercher une issue vers le haut. Je me résous donc à réduire à fond mes moteurs pour tenter une sortie sous la couche. Solution qui ne vas pas sans risque car je me sais survolant les monts du Lyonnais avec leurs sommets pris dans la crasse.

Quoique toujours fort absorbé par cette situation qui parait inextricable, je prends quand même le temps d'une pensée pour mes deux mécanos qui, impuissants, doivent également la subir.

Je constate alors l'absence de Delhomme. À quel moment a-t-il quitté sa place ? Sans doute a-t-il gagné l'arrière où se trouve son parachute pour le mettre. C'est alors que je me rends compte qu'un courant d'air inhabituel arrive du couloir de communication. Je réalise immédiatement : la porte du Goliath est ouverte parce que Delhomme a sauté !

Et Caristan, que devient-il ?

A-t-il suivi le même chemin ? Pris par toutes mes difficultés, il aurait parfaitement pu passer à ma hauteur sans que je m'en aperçoive, la porte arrière étant pour chacun d'entre nous l'issue normale d'évacuation. Ce n'est là qu'une hypothèse, car j'imagine mai son passage près de moi sans me donner signe de vie.

Mais, s'il est encore dans la cabine avant, pourquoi ne se manifeste-t-il pas : il n'a qu'une porte à ouvrir ? Si peu utile que soit pour le moment ma présence aux commandes de cet appareil quasi désemparé, je ne peux quand même pas descendre de mon poste pour aller inspecter l'avion !... Et Delhomme n'est plus là pour le faire.

Je ressens alors une impression de totale solitude. Les conditions de vol deviennent intenables. Les coups portés continuellement à l'appareil dans ses évolutions violemment ascensionnelles suivies sans rémission par des chutes à vous couper le souffle, le tout dans un environnement toujours plombé, rendent le Goliath de moins en moins contrôlable.

L'altimètre marque maintenant moins de 2.000 m. C'est alors que, dans une rapide déchirure des nuages, j'entrevois la terre au-dessus de moi sur ma droite. Une pensée me vient claire, nette, précise :

- « C'est dans ces conditions-là qu'on se tue ».

Et toujours la même question angoissante : que fait ou qu'est devenu Caristan ? Un avion de l'envergure du Goliath ne peut descendre de plus de 3.000 m au sol en quelques secondes. Il lui faut de longues minutes et la sarabande à laquelle il est soumis ne peut les abréger. Combien de temps s'est écoulé depuis le début de cette aventure ? Je n'en sais rien, mais en tout cas un laps suffisamment long pour permettre à Caristan de se manifester à moi d'une manière ou d'une autre.

Le temps qui passe nous rapproche inexorablement du sol. Et si le relief est toujours dans le plafond il ne me sera pas possible de reprendre l'avion en main et ce sera l'écrasement.

Les culminants dans la région survolée faisant 5.600 m, et mon altimètre étant réglé sur Bron, j'envisage alors l'éventualité suivante : si au-dessous de 1000 m Caristan ne s'est toujours pas révélé, j'en déduirai qu'il a également quitté le bord et je sauterai. Mais en conscience, en prendrai-je vraiment la décision ?... Et puis, il n'est pas si facile que cela de quitter un avion, même courant le risque de perdition, tant que l'ultime moment n'en parait pas venu. La suite m'épargna d'avoir à trancher ce dilemme.

Depuis le début de notre entrée dans le cu-nimb les conditions du vol ont été de mal en pis, la violence des forces antagonistes en présence, malmenant durement l'avion en tous sens. Tantôt écrasé sur mon siège, tantôt me calant l'épaule gauche contre la paroi du poste et me cramponnant de toutes mes forces au volant pour éviter l'éjection, mon maintien à bord constitue une rude épreuve.

Et voilà que, subitement, sans que rien n'ait pu le laisser présager et bien que toujours dans le nuage, c'est l'accalmie complète. Mieux qu'une accalmie et, pour définir cette situation nouvelle, je ne vois qu'une expression convenable (bien qu'inusitée à l'époque) : état d'apesanteur. Surpris, j'éprouve d'abord un sentiment de crainte comme si le Goliath s'arrêtait en l'air, mais je n'ai pas le temps de me livrer davantage à l’analyse de cette curieuse impression.

Je ne peux décrire ce qui se passe alors, la rapidité et l'imprévu de l'évènement ne me permettant pas d'en enregistrer les phases, comme on ne sait pas à la sortie d'un accident comment on s'en est tiré. Toujours est-il que je me retrouve assis sur le bord de fuite du plan supérieur renversé, le fuselage à ma gauche, le Goliath sortant alors de la masse nuageuse et planant en totale stabilité les roues en l'air.

On s'adapte à toutes les situations. Après les longs et si pénibles moments qui viennent de s’écouler, je ne m’étonne pas outre mesure de cette position inconfortable et l'apprécie presque.

Je retrouve enfin la lumière du jour et, dans l'air calme, revois la terre ! Toutefois, le soi me paraissant assez proche, je ne m'attarde pas plus longtemps à cette relative euphorie. Je contrôle sur ma gauche le déroulement normal du câble d'extraction du parachute et, avec la foi du marin se jetant à la mer avec sa bouée au cours d'un naufrage, je fais le signe de croix et me laisse aller dans le vide.

L'ouverture est instantanée. Je me rends compte alors que je ne suis maintenu que par la ceinture, la fixation des bretelles n'étant pas enclenchée. À cette époque, l'équipement des avions en parachutes entait relativement récent et, sur gros porteurs, la plupart des pilotes, réfractaires à la fixation des bretelles qui limitaient leurs mouvements, se contentaient de boucler leur ceinture. Je ne m'attarde pas à ce détail auquel je ne peux plus remédier.

Je n'ai pas pour autant perdu de vue le Goliath que je surplombe maintenant et qui, toujours sur le dos, décrit de larges orbes pour bientôt disparaitre derrière une colline. Mon attention est alors attirée par un autre parachute qui, un peu plus haut et assez loin de moi, me semble anormalement déployé mais dont la descente me parait quand même ralentie.

Le sol étant maintenant très proche, il convient de me préparer à l'atterrissage. Les suspentes de mon parachute me faisant décrire d'amples oscillations, j'évite de justesse un énorme noyer sur lequel la voilure vient s'affaisser : j'ai retrouvé la terre ferme !

Je ne tarde pas à apprendre que je me trouve sur la commune de Valsonne à quelques km de Tarare. Depuis Bron, je n'ai donc pas dépassé les limites du département du Rhône.

Pour moi l'aventure est terminée. Mais qu'est-il advenu de mes deux camarades ? On me renseigne :

- « Vous êtes le troisième à être descendu en parachute et l'avion est tombé par là ».

Je ne suis toutefois qu'à demi rassuré sur le sort de celui d'entre nous dont le parachute mal ouvert a attiré mon attention. Delhomme ne tarde pas à me rejoindre passager d'un motocycliste. Heureux de me retrouver, il me saute au cou.

Me laissant sa place sur !a moto, je pars à la recherche de Caristan et de l'appareil. Je retrouve d'abord le Goliath assez fortement endommagé ayant touché terre toujours sur le dos. Et, à ma grande stupéfaction, j'apprends alors que les premiers arrivants ont dû dégager, coincé dans la partie arrière du fuselage, un membre d'équipage grièvement blessé, déjà dirigé sur Lyon et que je n'ai pas de mal à identifier comme étant Caristan. Mais comment a-t-il fait pour se trouver à cet endroit alors qu'il se tenait normalement dans la cabine de navigation à l'extrême avant de l'appareil ?

Dans son récit "La Baraka Caristan a éclairci ce mystère. Son parachute passant par la tourelle s'est ouvert automatiquement le privant de cet ultime moyen de sauvetage. Mais pourquoi ne s'est-il pas manifesté tout au long de cette tragique aventure ? Tout simplement parce qu'au début, isolé dans la cabine avant, il n'a pas réalisé la gravité de la situation et m'a fait confiance. Ensuite, la violence des évolutions désordonnées du Goliath ne lui a plus permis de faire le moindre pas, plaqué qu'il était contre les parois, le plancher, ou se cramponnant désespérément pour ne pas passer, lui aussi, par la tourelle. Mais, en fin de compte, profitant du répit que lui donnait l'avion stabilisé sur le dos il s'est, par instinct de conservation et après mille difficultés, refugié le plus à l'arrière possible du Goliath où on l'a retrouvé.

Quant à Delhomme, quel a été son sort ?

Lorsqu'il a constaté la chute dangereuse du badin, il a prudemment gagné l'arrière où se trouvait son parachute dans l'intention de le mettre. Mais la situation empirant rapidement il n'a pu revenir vers l'avant et a fait le seul choix qui lui paraissait possible : sauter.

Je reviens sur mon cas personnel. J'ai noté plus haut que je m'étais retrouvé assis sur le bord de fuite du plan supérieur renversé, le fuselage "à ma gauche". Sur le moment il ne m'est pas venu à l'esprit - pas plus qu'à celui des enquêteurs d'ailleurs - que si dans ma scabreuse position le fuselage était "à ma gauche", l'avion littéralement sens dessus dessous, c'était pour la raison bien simple que je me trouvais dans l'entreplant de la demi cellule droite et non pas dans la demi cellule gauche ce qui, à priori, eut été plus logique étant donné l'emplacement du poste du pilote sur la gauche du fuselage. Comment ai-je fait pour atteindre ce point ? Dieu seul le sait... et encore !

Je n'ai pas eu connaissance des conclusions de la commission d'enquête exceptionnellement présidée par le Général Gouverneur de Lyon. Je peux toutefois en déduire que les points ci- après ont dû être pris en considération :

1) Présence sur notre route, noyé dans l’ensemble nuageux, d’un cumulo-nimbus non signalé au départ par la météo.
2) Obstruction par la grêle et le givre du tube de Pitot, non réchauffé à l'époque, entraînant la mise hors service du badin.
3) Les témoignages de chacun de mes deux compagnons interrogés séparément sans s'être revus et concordant avec mes propres déclarations.
4) Les témoignages des gens du soi qui m'ont vu quitter l'avion sous la couche à basse altitude, le Goliath planant sur le dos.

À ma charge, je pense, le fait d'être entré dans le sommet d'un cu-nimb que, sous l'ensoleillement, rien ne me permettait d'identifier. Inexpérience sans doute, mais aussi lacune de l'instruction météo dispensée au PN qui peut s'expliquer par le fait qu'en ces années 25-30 on ne "pratiquait" pour ainsi dire pas le nuage.

Incontestablement Caristan a, dans l'Armée de l'air sa légende. Légende non surfaite due à des faits authentiquement vécus et que ses origines guyanaises, teintées d'exotisme, embellissent encore.

Elle débute, bien sûr, par "l'affaire du Goliath" et se poursuit par bien d'autres péripéties telle cette aventure africaine alors que prisonnier des rebelles à la suite d'une panne en région désertique il est particulièrement maltraité.

Son appartenance au Groupe "Guyenne" en Angleterre et ses périlleuses missions sur l'Allemagne peuvent être considérées comme le couronnement d'une véritable odyssée.

Il a bien mérité notre affection à tous.

Marcel Paul de VOOS

Origine de ces deux textes : "Bulletin de l’Association des Anciens Aviateurs Militaires de la Base de Chartres" (n° 54 - Printemps 1980)

Pour lire la suite, cliquez ICI

(1) Louis Delhomme, est devenu pilote d'acrobatie et on peut admirer sa maitrise lors des exercices de voltige qu'il présente au cours des très nombreux meetings aériens auxquels il participe (1980).

Date de dernière mise à jour : 22/04/2020

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