Aventure en Mauritanie

Je vivais dans une ambiance très agréable à la 2ème Escadrille du 22ème Régiment d'aviation à Chartres. Je l'ai cependant quittée pour un séjour de 3 ans en Afrique Occidentale Française (AOF).

C'est le 3 septembre 1933 que j'ai rejoint ma nouvelle unité : l'Escadrille n° 2, basée à Thiès, à 70 km de Dakar. Là aussi régnait le bel esprit de camaraderie qui caractérisait les escadrilles autonomes de l'époque. Cette formation était équipée de 12 Potez 25 TOE et d'un seul Potez 29, avion de transport sanitaire.

Dès ma présentation d'arrivée au capitaine commandant l'escadrille, il m'a signifié mon affectation comme mécanicien sur le Potez 29 et, de ce fait, j'étais, en quelque sorte, membre permanent de son équipage (1 pilote et 1 mécanicien). Je n'avais pas encore vu cet avion ; étonné, craignant déposséder quelqu'un, j'ai posé la question, il n'en était rien, à l'escadrille depuis quelque temps, le Potez 29 n'avait jamais été affecté.

J'ai alors compris et beaucoup apprécié, la perspicacité et l'aimable attention de tous à mon égard. Ils savaient, avant mon arrivée, que victime d'un retentissant accident sur le bombardier Goliath Farman, je m'en étais sorti miraculeusement, avec la raideur d'une jambe, il ne leur a pas échappé que cette infirmité me rendait inapte à travailler et voler sur Potez 25, alors que, le Potez 29 était pour ainsi dire fait sur mesure pour moi.

Cet avion sanitaire de construction récente, était le 1er modèle des petits avions entièrement carénés de l'Armée de l'air ; une petite conduite intérieure, dont la ligne d'avant-garde pour l'époque lui a valu son nom très usuel de la Limousine, comme les belles automobiles des années 30.

Potez 29 t
Potez 29

Tout en maintenant la priorité aux évacuations sanitaires, il était heureusement davantage utilisé comme petit transport de matériel et personnel. Sa cabine, très spacieuse était d'un chargement facile grâce à une large porte d'accès. C'est à travers la cabine que l'on gagnait le poste de pilotage, très confortable, équipé de deux sièges côte-à-côte, mais sans double-commande.

Les activités aériennes de l'Escadrille n° 2 s'étendaient sur la totalité des territoires du Sénégal et de la Mauritanie française. Mais sa mission essentielle et permanente était de guider et d'épauler au mieux les méharistes de la Mauritanie, dans le noble, mais aussi très dur et téméraire métier de policier du désert. Pour une meilleure efficacité des interventions aériennes sur le désert, un détachement permanent de 5 Potez 25 TOE, était implanté non loin d'Atar, la capitale en ce temps là. L'ensemble des installations formait ce que l'on appelait "Le poste d'aviation d'Atar".

Potez 25 toe dr
Potez 25 TOE

La vie à Atar, comme celle de tous les postes avancés des régions désertiques et dissidentes, n'avait rien de réjouissante. Aussi, pour améliorer quelque peu leur sort, la Limousine assurait de temps en temps une "liaison ravitaillement".

Le 19 juillet 1934, au lever du jour, la Limousine s'envola de Thiès pour Atar, avec escale de ravitaillement en essence à Nouakchott, soit au total un périple de 900 km en 6 h de vol à peu près. Comme d'habitude, il était surchargé de denrées.

Nous étions 3 célibataires à bord. C'est le Sgt René Mathieu qui pilotait. Il avait séjourné, volontairement, plus de 15 mois au poste d'Atar. Il était de fait, rôdé et très qualifié au survol des régions désertiques de la Mauritanie. Venant du Bourget, le Sgc pilote, Roger Quemeneur avait quatre jours de présence en Afrique et n'avait jamais quitté la France. Il n'y avait pas de double-commande, mais, l'occasion de ce vol était mise à profit pour l'initier au paysage désertique et un premier contact avec le poste d'Atar, où sous peu il séjournera pour le moins 6 mois.

C'est par un temps radieux que nous avons quitté Thiès. Le soleil pointait tout juste à l'horizon, mais déjà le ciel était d’azur et or. Les différents tons du paysage se détachaient avec une grande pureté. Par très beau temps, surtout matinal, le contraste des couleurs observées du ciel, forme un tableau d'une rare beauté. Nous étions heureux de partir. Le ronronnement du moteur était si régulier, qu'il devenait mélodieux. Ce vol paisible, laissait place à la rêverie. Déjà je voyais, comme d'habitude, Atar en fête à notre arrivée. Ne sommes-nous pas leur meilleur traiteur : poulets, canards, lapins, cochons de lait sur pieds ; pièces de bœuf, boissons diverses, fruits divers ; des livres et périodiques, sans surtout oublier les derniers disques de phonographe.

Le temps passe vite, l'avion a survolé plus de 100 km, parsemés de baobabs et tapissés d'épaisses broussailles, ou vivent, en toute quiétude, des milliers de pintades sauvages. La ville de Saint-Louis-du-Sénégal est en vue. Un piqué sur le terrain, avec des reprises brusquées du moteur pour attirer l'attention du chef de piste ; des battements d'ailes pour répondre à son salut des deux bras tendus. Pas question de se poser, c'est une manœuvre conventionnelle : il avisera immédiatement Thiès de l'heure précise de notre prise de cap sur Nouakchott.

Ce vol devenu routine pour Mathieu et moi, provoquait toujours un petit pincement au cœur, en quittant Saint-Louis ; un genre de « On y va » suivi immédiatement par la sérénité. Dans les années 1930 et avant, survoler 800 km du désert mauritanien, avec notre petit coucou en bois à 150 km/heure relevait de l' "Aventure".

En ce temps-là, nous n'avions pas de radio, il n'y avait pas d'avions de recherches valables, pas de parachutistes, pas d'hélicoptères, donc aucun moyen d'assistance. Toute panne, tout vent de sable important, nous étaient en principe fatal.

À quoi pouvait bien penser notre nouvel ami Quemeneur. À défaut d'expérience personnelle sur le désert, il se remémorait, sans doute, les péripéties et les drames de Latécoère - Aéropostale, à la une des journaux d'année en année, la ténacité de Didier Daurat avec sa glorieuse équipe, Mermoz en tête. Comment ne pas citer Saint-Exupéry, qui, parmi d'autres, a magnifiquement présenté au grand public l'historique, trop souvent dramatique, de l'Aéropostale, d'Agadir à Saint-Louis du Sénégal. Nous n'avions pas de relations avec la presse. Nos coups durs, nos disparus, comme ceux des méharistes et des postes avancés du désert, resteront, à jamais, méconnus. Après tout... ne sommes-nous pas de la « Grande muette » ?

L'avion file vers Nouakchott. Le paysage se transforme, les baobabs ont fait place aux hautes herbes de la partie côtière du fleuve Sénégal en forte crue. Nous avons quitté la Mauritanie du Sud-ouest, où les nombreuses petites dunes, verdies par les gommiers divers, ont, petit à petit fait place inexorablement aux grandes dunes de sable. Nous sommes déjà dans la région désertique et dissidente où il ne fait pas bon se crasher.

C'est toujours sous un ciel radieux que nous survolons le pays des Maures, Bidanes, ou simplement des hommes bleus. Le moteur tourne rond, pas un souffle de vent, nous sommes à 1.000 m d'altitude, le vol est très agréable.

Alors que nous sommes à 40 mn de Nouakchott, subitement, notre attention est attirée par un phénomène atmosphérique des plus troublant. Plein Est, sous un angle de 30° environ, la ligne d'horizon est barrée d'une petite bande brun clair. Puis, tel un immense rideau, elle s'éleva vers le soleil (7 h 30 à peu près) qu'elle éclipsa totalement et continua son ascension. Tout autour, c'est toujours le beau fixe sans une brise. Malgré notre terrible angoisse, que faire, sinon continuer.

Tout se déroula très vite. Le phénomène s'élargissant, fonçait sur nous en vibrant sur sa base : il apparaissait tel, un bolide monté sur d'immenses rouleaux à griffes, broyant la terre, et refoulant les poussières au ciel à une vitesse vertigineuse...

Ce fut terrifiant... Tornade... Tornade... Cris de terreur... Tornade... Le monstre, à peine identifié nous a frappés... Nous sommes au cœur de l'enfer... un nuage opaque lugubre... Ballotté comme une feuille morte, l'avion dérive instantanément du cap Nord, que nous suivions, à l'Ouest, c'est à dire vers l'Atlantique non loin.

Nous avions alors, un peu plus d'une heure d'essence. Nous n'avions jamais subi de tornade, ni au sol, ni bien entendu en vol. Il était généralement admis, qu'on ne revenait pas d'une tornade. Jugez de notre détresse. Nous voici embarqués dans cette tourmente, identique à celle qui, 18 mois auparavant emporta, pour toujours, l'Adc Gathié et son coéquipier, 10 mn après leur décollage de Thiès... Disparus à jamais corps et âmes.

Les turbulences effrénées me bousculent dangereusement. Ma jambe handicapée tiendra-t-elle le coup. J’ai du abandonner mon siège car il est dépourvu de ceinture d'attache. Le chargement, non arrimé, étalé sur le plancher, est devenu mouvant. Finalement, près de la porte, j'ai pu m'agripper, des deux mains, à un support de brancard. Toujours dans les ténèbres, l'agitation de l'avion s'accompagne de bruits sinistres : hurlements du vent, sifflements aigus dans les haubans, gémissements du moteur. La Limousine est soumise à de terribles coups de bélier, elle grince, tremble, saute. L'étonnant est qu'elle ne soit pas encore brisée.

Il va sans dire que notre « état d'âme » est en parfaite harmonie avec ce bal de l'enfer, le temps passe et nous sommes de plus en plus ébranlés par notre tragique situation... Quemeneur, le visage décomposé, vient me hurler aux oreilles :

« On est foutu... on est foutu... foutu... foutu »

Comment ne pas partager totalement son épouvante. Mathieu, sanglé sur son siège a l'avantage d'agir, il défend notre peau pieds et manche, mais n'a pas réussi, jusqu'ici, à faire demi-tour, malgré ses efforts. Nous dérivons au grand large, à grande vitesse, vers l'Amérique, depuis 20 mn et il ne nous reste que 40 mn environ d'essence... Rien que pour le carburant, n'avons-nous pas déjà atteint le "Point de non-retour" ?

Enfin, l'inespéré arriva ; après environ 25 mn de dérive, Mathieu maîtrise l'avion au cap Est, donc vers le désert. À contre-courant de la tornade, vent dans le nez, il tient le cap. Nous sortons assez vite de la zone des très fortes turbulences. Le nuage ténébreux s'éclaircit progressivement ; déjà, la mer déchaînée, apparaît d'espace en espace.

Une descente à 400 m nous donne une visibilité horizontale suffisante ; malgré une violente pluie et des bourrasques impétueuses. C'est long… long… long... Nous sommes vraiment préoccupés par le carburant. Enfin, comme un marin perdu en mer... Terre... Terre... Terre... crie soudain Quemeneur. À court d'essence, nous n'avons d'autres solutions, que d'avachir l'avion sur la côte, au plus vite.

L'idée d'aborder le désert me fait déjà frémir, mais, je m'efforce à limiter ma pensée à notre Boum à son contact. Je me cale au mieux près de l'entrée, pour agir aisément sur le système d'éjection de la porte, juste avant l'impact au sol. La manœuvre d'approche est en cours, toujours avec pluie et vent en rafale ; nous sommes à 50, à 60 m d'altitude en palier, au moteur, et, à environ 100 m de la plage.

Soudain ce fut le drame, sans motif apparent, sans hésitation, instantanément, la Limousine a bascule sur le plan droit, en glissade sur tranche et s'est écrasé sur le dos, dans la mer déchaînée. Dans un réflexe, j'ai juste eu le temps d'éjecter la porte.

Porte potez 29
La porte, sur un Potez 29 de Madagascar

Je n'ai rien entendu, ni rien ressenti du choc de l'avion dans l'eau. J'ai eu un petit trou de peu de secondes pour me retrouver à plat ventre sur le plafond devenu plancher, bloqué sous le chargement étalé sur moi. Je vois l'eau battre la paroi vitrée... j'entends Quemeneur crier :

- « On va se noyer... »

C'est alors que la carlingue vibre sous un terrible choc, l'eau s'engouffre par la porte avec une violence extraordinaire, déplaçant les colis qui m'emprisonnent. Debout dans l'obscurité, j'ai de l'eau jusqu'à la poitrine. Très vite une lueur du jour apparaît et me guide vers la porte et, prestement, je me retrouve sur l'aile en compagnie de mes camarades d'infortune.

Que l'on s'imagine de ma détresse ; je sais à peine flotter. Chacun se cramponne au hauban, mat ou jambe de train, ôte chaussures et saharienne. L'avion flotte, flotte toujours ; des vagues de 5 à 6 m de creux s'acharnent sur nous. Quemeneur rappelle, sans cesse, qu'il ne sait pas nager.

Une lueur d'espoir calme quelque peu ma frayeur ; la très forte houle nous rejette très vite vers la côte... Mais hélas... à quelques centaines de mètres du but, l'avion bascule, brusquement sur une aile qui se pique dans le sable presque verticalement. Seul émerge encore, le bout de l'autre plan, sur lequel nous nous agrippons... Mathieu qui, jusqu'ici, n'avait dit mot, insiste, ardemment, pour l'abandon immédiat de l'épave, il se dit excellent nageur, et se charge... de Quemeneur, en pleine détresse (en effet, il avait entre autres titres, celui de maître-nageur).

Pour s'être déjà trouvé sur une plage avec moi, il veut m'assurer que les 400 m à faire sont nettement à ma portée, il poursuit ses recommandations, mais je ne l'écoute pas, sachant que je n'ai jamais fait 15 m, d'un trait, je resserre ma prise, espérant encore, que les coups de bélier des flots arracheront l'épave de son socle de sable. Mais, en quelques secondes. La carcasse craqua, sous les coups, et s'enfonça brusquement...

Me voilà à la mer malgré moi... ainsi périt ma Limousine. J'avoue qu'à cet instant j'étais persuadé que ma propre fin était imminente...

Livré à la mer déchaînée, je panique immédiatement. J'essaie de surnager, mais, le désespéré que je suis, est très vite exténué, par des mouvements désordonnés. À bout de souffle, je vais couler, quand, dans un réflexe de survie, je me retrouve sur le dos. La planche que j'ai toujours pratiquée... aussi mal que la natation est, cependant, devenue celle de mon salut. Très mal assuré, je m'applique au mieux à me stabiliser, à respirer, et à ne pas boire. Mon souffle vite retrouvé, me donne lucidité et espoir. Je décide d'alterner, natation et repos sur le dos. C'est alors, que je constate, qu'étant sur le dos, j'étais devenu une épave, rapidement rejetée vers la plage. Enfin une vague miraculeuse me dépose directement sur le sable... J'étais sauvé des eaux.

Je m'éloigne précipitamment de cette mer d'épouvante, quand, des coincoins affolés me font sursauter : je venais de frôler deux canards, parmi ceux qui étaient à bord, attachés deux à deux. Du coup je me suis affalé près d'eux, peut-être par solidarité entre naufragés, ou tout simplement sous le coup d'une forte commotion, aggravée par la pluie et le vent glacés.

L'esprit encore nébuleux, je me suis levé, en quête de mes compagnons. Ils sortaient de l'eau, non loin... Sauvés tous trois, sans égratignures... Nous sommes émus de l'heureux dénouement de cet affreux drame aéro-maritime que nous venons de subir... mais, ce n'est pas la joie de vivre. Le désert mauritanien s'étale devant nous avec ses multiples dangers... il faut l'affronter.

Grelottant sous la pluie et le violent vent, nous sommes traumatisés et plus inquiets que jamais. Non loin, au pied d'une haute dune surplombant la plage, nous avons pu, facilement, nous enfouir dans du sable sec.

Notre dérive en mer était, en général, orientée Nord-Ouest. Nous estimons notre naufrage, à peu près, à mi-chemin entre Nouakchott et le cap Témérist, soit en gros à 300 km de Saint-Louis.

Reprenant souffle, en attendant le retour du beau temps, nous méditons, très silencieusement, sur notre troublante situation du moment. La pensée dominante, est, qu'il nous est impossible de faire 300 km sans l'assistance des Maures. Si, pour des raisons de nomadisme, nous ne trouvons âme qui vive, nous ne tarderons pas à rendre la nôtre. Sans vivres, mais surtout sans une goutte d'eau potable, le soleil mauritanien aura vite raison de nous.

Mais hélas, dans ce désert, les hommes sont pour la plupart des guerriers, pilleurs, cruels, sanguinaires. Avec nous, une seule solution : la mort. Il nous reste une chance de salut, c'est de tomber sur des nomades sympathisants qui savent, eux, que les militaires sont là uniquement pour les protéger. Mais souvent, ils hésitent, par crainte de représailles.

Durant cette méditation sur notre terrible dilemme, nous sommes hantés par le souvenir d'un drame affreux. Il y a deux ans, dans les grandes dunes de Moutounsi que nous touchons, non loin de nous peut-être, le peloton de méharistes de 45 hommes, commandé par le Lt de Mac-Mahon, a été totalement anéanti par un important rezzou en embuscade.

La Mauritanie n'a pas tardé à retrouver son visage naturel, ciel bleu, soleil ardent. Il est environ 10 heures et nous avons décidé de rechercher, immédiatement, le contact avec les résidents éventuels de la région. Notre chance de vie parait être bien maigre, et, nous n'avons pas le choix. Faisons donc face à notre destin, quel qu'il soit, car le temps presse. Le sommet de cette dune, qui nous domine, est choisi comme observatoire. De là, le terrain sablonneux, ondulé, s'étale très loin en pente assez douce. Puis, il forme, avec un autre versant, une petite vallée tortueuse, dont on ne discerne pas le fond.

Pendant un bon moment, nous examinons, attentivement, tous les recoins du paysage. Rien ne bouge. Nous faisons du bruit en hurlant à plein poumon, et, à défaut de drapeau blanc, nous gesticulons pour nous situer.  Rien n'apparaît. Le silence du désert est troublant. Nous nous cachons notre profonde déception.

Notre dernière solution, est d'aller fouiller cette vallée mal définie, et plus loin s'il le faut. Mais, hélas, le cœur bien gros j'ai dû convaincre mes deux compagnons d'y aller seuls, tandis que je rechercherai des victuailles, parmi les débris de l'avion étalés le long de la plage. Je sais, par expérience, à Atar, Nouakchott et ailleurs, qu'il m'est très difficile et pénible de déambuler sur du sable mouvant. Je ne ferai que les gêner.

Je me suis donc rendu à la plage en quête de vivres. Le résultat est très décevant. En arrivant à la mer c'est la joie : un parachute presque échoué, est complètement ouvert dans l'eau. Pendant que je m'évertue à le sortir, un plan de confection trotte dans ma tête : des boubous pour nos torses nus, une tente, avec vélum, pourquoi pas ce ne sera pas du luxe.

J'avais presque terminé, quand, malgré une mer très calme, une vague a, subitement, happé le tout et moi avec. J'ai pu dégager mes pieds des suspentes mais, non sans une grande frayeur. Quant au parachute, en le regardant filer, assez vite, vers le large, j'ai eu l'impression qu'il me narguait.

Il faut dire, que, l'ambiance environnante, aidant, je suis secoué par cette déconvenue. Un peu plus loin, une veste saharienne est, sortie de l'eau, c'est celle de Quemeneur. Elle lui a été, certainement très salutaire, car dès la fin du drame, il a été hospitalisé d'urgence, pour de graves brûlures solaires aux jambes. Pour les vivres, je n'avais ramassé qu'une dizaine de mandarines ou oranges et deux babas au rhum de chez Félix-Potin, étalés sur environ deux kilomètres de plage. Très déçu de ma pauvre récolte, ne sachant plus que faire pour tromper ma cruelle solitude, j'ai craqué subitement le mal du désert s'est emparé de moi.

C'est terrifiant.

Exagérant la durée de l'absence de mes compagnons, je suis très inquiet sur leur sort. Grimpé sur une dune voisine, je domine, j'explore le sable du regard. Rien en vue, de nulle part, rien de bouge.

Alors là, je remarque que, l'océan est devenu si calme, qu'il est à l'infini, une mer d'huile, immobile, à se confondre avec le désert. Non, je ne rêve pas, je le sais, je suis seul dans l'immensité, dans le néant. Un véritable naufragé du désert.

Atterré, je reviens précipitamment sur notre dune de séparation, d'où mes collègues sont partis vers la petite vallée. Je me persuade que c'est de là qu'ils reviendront. Tapi dans un trou, je guette... que faire d'autre ? Le temps passe... que c'est long... toujours rien, rien en vue...

Soudain, mon regard se fixe, très loin, sur trois silhouettes d'hommes, se déplaçant sur le flanc d'une dune, elles sont sur le point d'atteindre la mer, c'est exactement là où j'ai paniqué. Les voilà qui longent la plage dans ma direction. Je ne tarde pas à constater que le trio est composé d'un blanc, encadré de deux Bidanes. Je suis intrigué par l'absence, sans aucun doute, de l'un de mes compagnons. Ne tenant plus en place, je bondis de mon trou pour cavaler, comme un dératé, au-devant de celui qui arrive. J'ai hâte de savoir qui manque, et pourquoi.

Chemin faisant, j'ai identifié Mathieu. Obnubilé par l'absence de Quemeneur, et sans le vouloir, je ne porte pas la plus petite attention aux deux hommes bleus. De loin, je questionne Mathieu : où est Quemeneur ? Ce n'est que face à face, d'un ton grave qu'il m'a dit :

-« Ils l'ont gardé là-bas ».

Mais, un hurlement bref me ramène à la réalité. Autoritairement les deux Bidanes me font face. L'un deux a saisi sa siguine (grand poignard recourbé), mais se ravisant n'a pas dégainé. Il m'examine avec dédain. Contre toute attente, il est sûrement étonné que je sois noir (1). Sa tête, enrubannée d'un long turban ne me permet pas de lire l'expression du visage. Il me fixe alors, j'ai vu ses yeux enfouis dans les replis du turban, des yeux brillants, cruels, perçants comme ceux des chacals.

Surpris par ce regard de fauve, malgré moi, j'ai crié :

- « Mathieu... où sommes-nous tombés »

Ont-ils pris mon exclamation pour une bravade ? Toujours est-il, qu'en hurlant de haine, ils m'ont roué de coups, craché à la figure, piétiné, cherché à me faire courir en me poussant dans le dos. Devant mon inertie, et une certaine lassitude de leur comportement de bêtes, ils se sont calmés. Je dois avouer que, les coups portés ne faisaient pas bien mal, ce qui m'étonne. Par ailleurs leur brutalité bestiale, inspirait davantage pitié que rage. En tous cas, de cette épreuve, je suis sorti cuirassé et résigné. Prêt à tout, au pire, mais sans m'émouvoir.

Dialoguer avec Mathieu n'étant pas permis, c'est dans un grand silence que nous avons parcouru les 700 à 800 m qui nous séparaient de l'épave de la Limousine. Mais j'étais un captif, et particulièrement visé.

De l'avion, on ne voyait, à 300 m au large, qu'une extrémité d'un plan, émergeant de la mer, donc aucun intérêt. Par contre, les deux canards, objet de ma compassion, en sortant de mon naufrage, n'ont pas échappé aux regards de rapaces de nos gardiens. Ils ont été précieusement ramassés.

Ramenés sur nos pas de quelques centaines de mètres, nous avons alors pris la direction de la petite vallée qui m'avait déjà intrigué. Nous suivons une petite piste, bien battue, en pente douce. Je n'ai pas grand mal à marcher, cependant, même dans le désert, il y a par-ci, par-là, des petites plantes épineuses, de l'herbe à chameau, etc, pour vous rappeler, insidieusement, que vous êtes pieds nus. Mes premiers Aïe ! Aïe ! m'ont, finalement, valu une bastonnade, sous le prétexte de ma lenteur.

La piste serpente de plus en plus parmi de petits monticules de 2 à 3 m de haut. Bien vite, nous sommes à l'entrée de la vallée formée par deux hauts pans sablonneux. La visibilité horizontale est des plus réduite, à cause des monticules. On s'y sent mal à l'aise. C'est un véritable coupe-gorge, un vrai labyrinthe. C'est ainsi, sans progresser bien loin, nous tombons subitement, sur deux petites tentes : l'une abrite Quemeneur, l'autre ses gardiens. Poursuivant leur route vers l'intérieur, notre escorte nous a laissé avec Quemeneur.

Notre ami, en pleine crise de solitude, était assez déprimé. Mais, minimisant nos soucis, nous l'avons réconforté au mieux. Puis, l'union faisant la force, à trois, nous sommes plus solides, plus sereins. Après une longue attente, dans ce lieu sinistre, et sans horizon, les échos d'une violente altercation entre Bidanes, se rapprochent de nous. Et, sans les voir arriver, ils sont, déjà, devant nous.

Ils sont une trentaine, bleus de la tête aux pieds et dans l'ensemble, misérablement vêtus. Groupés non loin de notre tente, ils continuent leurs diatribes. Hélas, de toute évidence, nous sommes à l'origine de leurs déchirantes divergences.

Deux vieillards qui étaient parmi eux, pénètrent immédiatement sous notre tente. Ils n'ont aucune ressemblance avec les autres. D'abord, leurs longues djellabas, blanches et nettes, sont surprenantes dans ce désert des hommes bleus. Puis, leur allure générale, distinguée (sans turban, le visage ouvert, les yeux clairs et francs, un étroit bandeau frontal, les cheveux neigeux), leur concèdent, sans prétention, une grande sagesse et une notoriété certaine. On voyait en eux, des vénérables d'un calme remarquable, venus d'ailleurs, pour faire régner, en ces lieux sinistres, une sereine justice.

Sitôt sous la tente, ils nous invitent, jovialement, à nous asseoir en rond avec eux. Notre unique moyen d'expression est, le langage universel des gestes, des mains et des physionomies. C'est avec courtoisie et une grande patience qu'ils se sont renseignés sur notre provenance. Non sans mal, nous leur avons fait comprendre, que, appartenant à l'Aéropostale, l'avion faisait route sur Agadir. En panne dans le mauvais temps et tombé en mer, a coulé. Il n'y avait pas d'armes à bord.

Par l'expression des visages, nous sommes convaincus de leurs bonnes grâces. Pendant ce temps, l'altercation de la troupe, de plus en plus agressive, n'a, apparemment, aucun effet sur leurs deux chefs, en discussion avec nous. Mais, subitement, elle dégénère en conflit armé : un cri strident, un cri de guerre, nous fit frémir. Face à face, sur deux rangs. Rapides comme l'éclair, les vénérables vieillards sont entre les deux clans : l'un d'eux pousse un hurlement, aussi tonitruant que bref. Instantanément et dans un silence absolu, tous les poignards sont rengainés. Un doigt pointé vers le sentier, aussi impératif que sec, un ordre est donné. En un clin d'œil, les Bidanes ont disparu.

J'ai alors, compris, pourquoi, les coups qui m'étaient portés, avec haine et rage, étaient amortis. Avec l'ordre d'aller me chercher à ta plage, il était certainement dit, ou sous-entendu, que je ne devais être l'objet d’aucuns sévices.

Le dernier belligérant parti, les deux vénérables se sont dépouillés de leurs faciès de grands chefs impérieux. Ils nous ont fait face avec la sagesse et la courtoisie de notre entretien. Cette fois, avec une certaine gravité, par des gestes répétés, ils ont tenu à nous apaiser et nous assurer de leur soutien. En nous conseillant de nous coucher, et dormir paisiblement, ils sont partis à vive allure à la rencontre des frères ennemis.

L'affrontement jusqu'au-boutiste, à mort, des deux clans, nous a particulièrement troublés, car nous en sommes l'enjeu. Or, ceux des rezzous, sanguinaires, pilleurs, tueurs professionnels, veulent toujours tout gagner, ils ne font jamais de quartier.

La volonté exprimée des deux chefs de nous protéger, la lutte déjà ouverte par nos partisans, contre le clan des rezzous sont des éléments rassurants. Mais, auront-ils toujours raison de ces truands qui ont, intérêt à nous éliminer radicalement ?

Notre situation du moment, ne semble pas se présenter aussi bien que nous l'espérions, juste avant l'incident entre les deux clans. Trois heures après, nous étions dans la plus complète perplexité sur notre triste sort, quand, sans bruit, les deux vénérables sont revenus, accompagnés d'une dizaine d'hommes. Rentrés sous la tente, sans dire un mot, debout, l'air sombre, ils étaient visiblement très préoccupés. Après une certaine hésitation, calmement, le chef suprême nous a fait comprendre que, nous sommes militaires et que nos armes étaient dans l'avion. Cela nous a été signifié, sans acrimonie, mais avec une certaine tristesse.

L'avion ayant coulé, nous avions nié.

Alors, sur un vague signe de sa main, un Bidane, incontestablement, aux aguets, s'est précipité sous la tente, et, sans mot dire, nous a fait face. Sale, vêtu de loques, sans turban, le visage hargneux, il prend tout son temps, pour nous dévisager avec arrogance. Puis, s’adressant successivement à Quemeneur, moi et Mathieu, nous pointant du doigt, dit en français.

- « Toi je ne te connais pas, toi je te connais, toi je te connais »

Sidérés par cette révélation, nous avons démenti avec une véhémente sincérité (nous ne l'avions pas encore reconnu)

- « Pas d'histoire dit-il pas d'histoire, Nouakchott, Nouakchott, Nouakchott »

Son « Pas d'histoire » est dit d'un ton impétueux, son masque de servitude est tombé, ses yeux d'aigle s'éclairent d'un farouche orgueil. Il était disposé à nous avilir en langue Bidane, mais interrompu par les chefs, il prit la direction de la plage avec le petit groupe de Bidanes.

Quant aux deux vieillards, sans nous adresser la parole, ils se sont retirés sous la tente voisine. Anxieux, embarrassés, ils ont perdu leur superbe de notre premier contact.

Sans aucun doute, à la suite de l'altercation de midi, une réunion importante a dû avoir lieu à leur camp de base. Là, la situation s'est aggravée. D'où l'aspect extrêmement préoccupé des deux chefs. Ces incidents successifs et de plus en plus tendus entre les frères ennemis, laissent à penser que, cette région n'est, ni plus, ni moins, qu'un genre de no man's land, un havre de paix, un centre de repos, de transit, pour les isolés. Là, par un certain consensus, on s'ignore les uns les autres, en vivant quelque temps ensemble, en harmonie toute relative. Nommés ou élus, seuls les deux vénérables sont, en permanence, au sommet de l'autorité pour cette région.

Or, nous voilà tombés, intempestivement, parmi ces frères ennemis. Les Bidanes des rezzous sont, bien entendu, nos adversaires résolus. Mais, leur haine viscérale et leur instinct sanguinaire, les rendent fous, en présence des Français. Rompant, avec la convention tacite, de non belligérance en ces lieux, le tout petit nombre, parmi eux, qui nous a approché, a tenu absolument à nous exécuter, et sur le champ. C'est l'origine du conflit évité de justesse par les vieux sages.

L'explosion n'a pas eu lieu, mais, la mèche est restée allumée et se consume ; comment l'éteindre à temps ? Ce dilemme est très grave pour les vénérables, car ils ne savent pas encore comment s'en sortir. Il s'agit d'éviter, à leurs propres frères ennemis, de se plonger, avec nous, dans un grand bain de sang. Quant à nous, nous étions bien obligés de reconsidérer en baisse nos chances de salut. Nous avons en effet, ignoré la phase vécue, en ce moment même, avec les frères ennemis. Pris entre deux feux....

Nous étions à méditer sur notre avenir, avec sérénité tout de même, quand trois hommes partis avec notre « mouchard », sont revenus précipitamment. Le grand chef nous a fait signe, froidement, de les suivre. Nous avons pris la direction de la mer. Notre « délateur », énervé, impatient est venu à notre rencontre. Il ne savait pas parler français ; les quelques mots retenus ne lui permettaient pas de s'exprimer. De prime abord, nous ne l'avons pas reconnu ; c'est à se demander ce qui lui a valu d'être une loque humaine en si peu de temps.

La construction à Nouakchott d'un important hangar métallique avion, était terminée il y a près de deux mois. Il y travaillait comme manœuvre. C'est le personnel de notre escadrille qui a réalisé le montage. La Limousine y assurait des transports divers. Notre Bidane participait aux chargements et déchargements des frets et, bien entendu, le râtelier d'armes de l'avion n'avait pas échappé à ses investigations. Il était en mesure d'affirmer qu'il y avait toujours à bord, autant de mousquetons que de voyageurs et, hélas, il a pu le prouver.

En arrivant à la plage, nous avons été extrêmement déçus, car nous étions persuadés que l'épave était à 4 ou 5 m sous l'eau... Non, c'est marée basse et la mer s'est retirée de plus de 300 m. De la Limousine désagrégée, il ne restait que le bloc cabine - moteur, légèrement immergé à plus de 100 m de la berge. La position de cette carcasse était telle que, notre truand n'avait qu'à plonger son bras dans la cabine brisée, pour retirer les armes. Il n'a pas eu ce suprême plaisir faute de savoir manœuvrer le verrou de leur blocage au râtelier. En lui remettant les mousquetons, nous avons la satisfaction de constater, que les culasses, oxydées par l'eau de mer, sont absolument grippées.

Tout de même, le départ au pas de course de ce salopard, pour remettre les fusils aux deux sages, nous laisse rêveurs. En principe, nous n'aurions jamais dû le revoir. Il est certainement, un suspect du Nord placé en résidence forcée à Nouakchott. En ce moment, il se sauve à marche forcée vers la Mauritanie espagnole, au Rio-de-Oro, tanière paradisiaque, de tous les rezzous de la Mauritanie française.

Tombés du ciel, depuis ce matin, Dieu sait comment, à une centaine de km au Nord de Nouakchott, notre chance de salut se dégrade de plus en plus. Voilà que, notre mouchard arrive à point nommé, pour verser, avec acharnement, de l'huile sur le feu. Maintenant, preuve en main, il démontre par A + B que nous sommes des aviateurs militaires et non de l'Aéropostale.

Le paradoxe de cette dramatique rencontre est, pour le moins, troublant. En tout cas, elle embarrasse terriblement les deux vénérables, dans leur volonté de nous sortir de là, sans casse. Dès l'abord, ces deux hommes, intelligents et très humains, étaient convaincus, sans déplaisir, de notre appartenance à l'Armée de l’air. Ils sont, en quelque sorte, complice de notre fausse déclaration. Malgré leur haute position, la tâche de nous défendre coûte que coûte, contre les sanguinaires du désert, devient extrêmement délicate. Les mousquetons partis, nous sommes retenus sur la plage. Le soleil est éclatant et nos regards scrutent le ciel du Sud - Sud-Est, certains d'y trouver des Potez 25 patrouillant à notre recherche. Mais, c'est en vain. Il est vrai que nous sommes bien loin de l'itinéraire de notre plan de vol.

Mais, pour tuer le temps, nos sept gardiens Bidanes s'amusent à jouer aux chefs cruels avec nous. Faut-il les prendre au sérieux ? On ne sait jamais, mais une certaine dose de calme, vite acquise, évite souvent la panique. Tout de même leurs farces sont de très mauvais goût. Par exemple : un des hommes, s'improvisant grand chef, nous parle avec rudesse, autorité, et une grossièreté certaine, car ses camarades se tordent de rire ; on n'y comprend rien, mais le ton est suffisant. Sur son ordre, toujours glacial, trois hommes nous font face à six mètres, dégainent, brandissent leurs poignards et foncent sur nous avec des cris sinistres. Bien entendu, les coups ne sont pas portés, mais quelle frayeur.

Nous ne risquons rien ; il est certain qu'après l'altercation de ce matin, ces sept hommes sont triés sur le volet par les deux chefs. Mais, ce sont des primitifs, et d'une race extrêmement orgueilleuse, imbue de prétentions. Dès l'instant que l'on dépend tant soit peu d'eux, ils marquent, sans mesure, leur supériorité, trop souvent méprisante.

La nuit est complètement tombée ; nous quittons la plage pour rejoindre notre tente de la petite vallée. Deux hommes de l'escorte m'aident, complaisamment, dans les passages rendus plus difficiles par l'obscurité. C'est sans nul doute, par tactique, que les deux vénérables nous ont maintenus si tard sur la côte. Ils ont voulu éviter à tout prix, notre confrontation avec quiconque, devant nos armes.

En arrivant à la tente, nos sept Bidanes ont poursuivi leur route vers l'intérieur, mais les deux ou trois gardiens de la tente voisine sont en place. Ils nous ont apporté un peu d'eau et quelques dattes sèches. Après nos dures épreuves de la journée, la nuit profonde nous effraye, nous craignons une agression nocturne. Quoique très fatigués, nous ne dormons que d'un œil.

Vers minuit, l'un de nous donne l'alerte. Nous sommes sur le « qui-vive ». Un bruit vague, puis des ombres groupées s'approchent, et s'arrêtent à quelques pas de la tente. Des murmures et à notre étonnement, une lampe tempête s'allume, à sa lueur apparaissent quatre à cinq hommes, dont l'un en djellaba blanche. Ce vêtement blanc a, instantanément apaisé notre angoisse. C'est l'un des deux vénérables. La lampe à la main il rentre seul sous la tente, toujours distingué et très courtois. Avec sérénité, il s'est efforcé à nous faire comprendre le message qui lui est confié et qui se résume comme suit : il faut partir tout de suite, nous ne pouvons plus vous protéger sans gros risques, il y a danger. Vous serez accompagnés jusqu'à Saint-Louis. Il est simplement demandé au gouverneur de récompenser l'escorte, et notre communauté qui en a besoin, sortant un crayon et une feuille de papier de sa poche, il nous demanda de prendre l'engagement d'intercéder auprès du gouverneur en leur faveur. Son accolade d'adieu, à chacun, est bouleversante : c'est un saint.

Nous pensons partir sur le champ mais c'est après une longue attente, car il est quatre heures du matin, au moins quand l'escorte de quatre hommes est arrivée. À notre surprise ils ont deux ânes de forte taille, mais, nous sommes stupéfiés, ils n'ont pas une goutte d'eau. Nous aurons de l'eau en cours de route disent-ils. Mais, nous refusons de quitter les lieux sans deux garbas (outres) d'eau, soit environ 40 litres et une mesure de dattes (petite outre d'environ 4 kg). Ces nomades sont un peu comme leurs chameaux, ils peuvent résister longtemps sans boire. Mais pour les naufragés du désert que nous sommes, nous avons tout de suite la hantise de l'eau. Mourir pour mourir, il vaut mieux, semble-t-il, que ce soit de la main d'un sanguinaire du Sahara, que de la soif.

Devant notre refus, sans appel, de partir sans eau, ils ont fait demi-tour.

Nous désespérons de les revoir, le soleil est déjà bien haut. Il est plus de huit heures quand, enfin, ils sont revenus avec l'eau et les dattes. Le départ pour la longue marche est pris immédiatement, et nous sommes un peu inquiets de quitter ces lieux de discordes en plein jour. Pieds nus, torses nus, sauf Quemeneur qui a endossé sa saharienne, nous détalons à toutes jambes, rêvant des bottes de 7 lieues pour fuir les hommes bleus du désert mauritanien.

Heureusement pour nous, et particulièrement pour moi, nous avons la quasi-certitude de marcher sur du beau sable blond mouillé, tout le long des 250 à 300 km de cette interminable plage rectiligne. Autre élément de satisfaction : il est encore, généralement admis, que l'on n'échappe guère à l'insolation, en restant au soleil tropical sans casque colonial. Or, lors du naufrage, nous n'avons pas pu nous défaire de notre casque de vol. Nous voilà donc casqués, malgré la chaleur, mais rassurés, de jour, nous marchons, pour ainsi dire sans arrêt, car il n'y a jamais un coin d'ombre ; le soleil est rude, il vaut mieux marcher.

Co te mauritanie
La côte de Mauritanie à cet endroit

Notre escorte est, en général, très correcte avec nous, sauf pendant les trois premières nuits où elle s'est montrée fort désagréable. Avant la tombée de la nuit, il est convenu qu'une longue pause sera observée, pour leur prière, leur repas et le repos de tous. À notre surprise, dès l'arrêt, le chef de l'escorte grimpe sur la dune voisine et s'en sert comme minaret. Ses clameurs sont pour nous d'une tristesse écrasante. L'incognito auquel nous tenons tant, est désormais rompu. En effet peu après, venant d'un peu partout de l'intérieur, des hommes bleus apportent leurs oboles, des brindilles et racines pour le feu, du lait caillé, un peu de viande, etc... etc... Ils sont finalement une trentaine. Les salamalecs terminés, une courte prière collective a lieu, puis la fête commence.

En fait, nous faisons les frais de cette réunion où notre chef d'escorte se fait valoir en superman. Il semble nous présenter comme des fauves qu'il a matés. Il parle beaucoup avec rogne, mais surtout des moqueries à notre égard. Son auditoire, fou de joie, s'esclaffe de rire sans arrêt, tout en nous examinant de très près. Leur dîner ne nous intéresse pas, mais ils nous font bien comprendre que nous pouvons nous serrer la ceinture. Nous ne sommes à aucuns moments inquiets pour notre sécurité, mais cette mascarade nous agace, car elle nous prive d'un repos physique qui nous fait grand défaut depuis deux jours.

Nous avons reçu le signal de départ vers 21 h après 3 h environ d'arrêt. Il a eu lieu sans hésitation, mais, hélas, les invités pour la plupart, nous ont accompagnés, avec leurs jacasseries, jusqu'au lever du jour.

La deuxième journée de marche s'est déroulée sans faire cas de l'escorte. À la grande pause de 18 h, le scénario, s'est déroulé comme la veille, mais avec beaucoup moins d'invités, et de hautes prétentions de l'escorte ; le chef de bande a même beaucoup insisté et moi avec, pour que mes deux camarades acceptent un verre de thé. Je n'y avais pas droit. Que vouliez-vous, en présence des invités, ces messieurs tiennent leur distance. Dire que de nos jours on semble découvrir le racisme et se demander quelle est sa principale source en France et même en Europe.

La marche de cette nuit a été aussi perturbée, par le bavardage de ces Maures, jusqu'au petit matin, au terme d'une journée aussi monotone que rude, c'est maintenant la grande pause. Le cérémonial de la dune a été assez discret. Néanmoins, une dizaine a répondu à l'appel avec la remise de leur offrande qui, semble être une forme conventionnelle de solidarité en déplacement. C'est ainsi que l'eau apportée profite largement à nos braves bêtes de baudets. Ce soir, c'est aussi le commencement de relations de plus en plus mielleuses avec moi en particulier. C'est à volonté que j'ai droit au thé.

Cette nuit a été beaucoup plus tranquille, aussi avons-nous pu dormir une heure ou deux. Nous avons l'esprit beaucoup plus détendu, notre sécurité s'affirme au fur et à mesure que nous approchons du Sénégal. Mais maigre tout, cette cinquième journée est assez dure à la marche ; le poids de la fatigue se fait sentir. Il faut dire que la monotonie du paysage est fastidieuse, on a l'impression de faire du surplace. Le paradoxe est que nous voyons très peu l'immensité du désert, en effet, le sable du bord de mer, tassé par le vent, forme un talus qui nous le cache. Seuls, la rotation du soleil, le flux et le reflux de la mer sur 200 à 300 m modifient notre vision de la nature, par cycles répétés !

Ce jour-là, il n'y a pas eu d'appel sur la dune, le garde-manger de l'escorte, vide au départ, est encore garni, seul le thé nous intéresse, et il y en a, plus que jamais, à notre entière disposition, se faire bien voir est désormais leur but.

Cette nuit nous avons cru voir les lumières de la ville de Saint-Louis, mais ce n'était qu'un leurre, au lever du jour, de toute part c'est encore l'infini. Ce matin, pour la deuxième fois, nous avons vu des avions de recherche loin vers l'intérieur. Bah, comme ils n'ont pas survolé la côte dès les premiers jours, ils ne viendront plus. Les Adc Guérin et Curtelet, limiers du désert mauritanien, viennent de rentrer en France, ils n'auraient pas manqué de ratisser la côte dès le début de l'alerte. Si, il y en a pourtant d'autres : Moreau, Mapetet, Saint-Gence, le Cne Lakmann, pour ne nommer que ceux-là. Après tout, il ne vient à l'idée de personne qu'après un plongeon avec l'avion, nous en sommes à faire du tourisme sur la côte mauritanienne.

Vers midi pour la première fois, en dehors des appels, un Bidane nous a dépassés, il filait à une vitesse qui nous a fait envie, un vrai bolide. Quemeneur a les deux mollets bien rouges, un coup de soleil. Sa douce peau de pilote du Bourget n'a pas tenu le coup ! Heureusement, il a récupéré sa canadienne. C'est d'ailleurs normal, sa mise dans le bain a été trop brutale. Malgré un effort soutenu à la marche, la journée se termine sans nous apporter le plus petit symptôme d'approche d'une ville côtière. L'eau est belle et calme, comme depuis notre départ, on n'y voit pas le plus petit esquif. Oui, la mer elle-même est désertique.

C'est donc convaincus que notre route est encore longue que nous abordons cette sixième nuit. Il y avait bien 3 h que nous cheminions dans l'obscurité, quand, un bruit de grand galop nous surprend. Nos Bidanes ont hurlé pour ne pas se faire heurter. Le cavalier, averti par le Bidane bolide, venait à notre rencontre. C'est un Sénégalais chef d'un canton. À la tête de 60 hommes, il ratisse depuis 3 jours une zone bien définie à l'intérieur des terres. Il a eu l'idée de confier cette tâche à un autre pour explorer la plage et la bande côtière avec 3 cavaliers durant deux à trois jours. C'est tout au départ de cette entreprise qu'il fût informé de notre position sur la plage par notre surprenant marcheur Bidane.

carte-trajet.jpg
En rouge : trajet à pied ; en bleu : voyage en pirogue (Google Earth)

Dès lors, il met en route le plan suivant : nous faire quitter la plage pour une piste conduisant directement au fleuve Sénégal. À un lieu désigné de cette piste une tente très confortable sera dressée pour le cas où notre état de santé exigerait des secours. Autrement, après un très court repos, la marche sera reprise pour atteindre le fleuve à 14 h au plus tard si possible. Deux cavaliers partiront sur le champ pour le fleuve, à la recherche d'une embarcation à moteur, ce qui est très rare. Ce plan lancé, c'est au galop qu'il nous a rejoints, il est minuit.

Ce projet s'est réalisé à la perfection. À 4 h, nous occupons une tente confortable ; en toute quiétude un sommeil de plomb, quoique court, est des plus salutaires. À 8 heures habillés avec boubous, babouches et chapeau de paille, la dernière étape à pieds est entamée dans la bonne humeur. Vers 14 h comme souhaité, le canot à moteur lâche les amarres pour Saint-Louis. Enfin, finies les longues marches. Quemeneur ne dit rien, mais l'épreuve de ce matin a été très rude, ses jambes ne sont pas belles à voir.

Notre chef de canton, sympathique et intelligent est, après nous, le plus heureux des hommes. Depuis 7 jours nous sommes en vain recherchés, pour l'heure, plus personne ne nous croit en vie. Faute de moyens de liaisons depuis 24 heures, il est la seule autorité à nous savoir sains et saufs, sous sa vigilante protection. D'après lui, lors de son intervention, nous étions à 48 h pour le moins de Saint-Louis. Dans la fierté de nous aider, il a aussi hâte à faire partager sa joie aux autorités qui pensent que nous sommes morts.

Voguant paisiblement sur le Sénégal, nous venons de voir 6 avions s'envoler du terrain de Saint-Louis en direction de Dakar et Thiès. Sans nul doute c'est le glas des recherches. Dieu soit loué. Ce n'est pas le nôtre.

vol-p25-et-p29.jpg
Groupe de 2 Potez 29 et de 3 Potez 25

Il fait nuit depuis un bon moment, nous accostons directement au perron côté bassin du palais. Il n'y a là personne. En nous demandant d'attendre dans le canot, le chef de canton, parti au galop est revenu en toute hâte avec trois Français en bras de chemise. Avec une grande émotion, en peu de mots, il nous transfère, symboliquement, au gouverneur de la Mauritanie qui est l'un des trois hommes. Sous l'effet de surprise, il semble se demander s'il rêve ou pas.

Dans cette ambiance émotionnelle, nous sommes nous aussi très heureux, mais troublés : un petit effort a été nécessaire pour nous convaincre, qu'à cet instant même, le palais du gouverneur est le terme de notre long et très pénible cauchemar, la fin de notre aventure incroyable, mais vraie.

Notre entretien avec le gouverneur fût de courte durée, n'ayant plus aucun effort à consentir, nous sommes assommés par le manque de sommeil et la fatigue accumulés depuis 8 jours. Ce matin il a fallu me secouer énergiquement pour m'aviser que la Limousine de Dakar nous attend au terrain pour nous conduire à Thiès.

Enfin, il est environ 10 h, après 8 jours de disparition, nous débarquons chez nous, à l'Escadrille n° 2 de Thiès.

Nous sommes accueillis par une sympathique assistance ; certains arrivent directement de l'église de la Communauté des Pères blancs. En effet dès l'arrêt des recherches, les Pères blancs ont invité la colonie française et leurs amis à assister à une grande messe de requiem pour le repos éternel de nos âmes !

C'est tard dans la soirée que les autorités supérieures ont été avisées de notre sursis de mort. De ce fait, la messe de requiem est caduque, mais c'est à l'église qu'un bon nombre l'a su.

Au pot d'honneur qui est organisé dès notre descente de l'avion, le service de santé nous permet de trinquer très modestement, avant de nous mettre au lit sous calmant. Quant à ce cher Quemeneur, il a repris la Limousine, pour être hospitalisé à Dakar. Les brûlures profondes de ses coups de soleil imposaient cette mesure de prudence.

Après 24 h de profond sommeil, les docteurs nous ont déclarés aptes à profiter à notre guise au bonheur de la vie.

Pendant 8 jours, je me suis laissé aller à la joie de vivre avec d'autant plus d'ardeur que, pour la 2ème fois de ma vie je venais de frôler la mort de très très près.


Hilarion André CARISTAN

Extrait du Bulletin de liaison et d’Information n° 73 de L’Amicale des anciens aviateurs de la Base aérienne de Chartres - Printemps été 1989

Pour lire la suite, cliquez ICI

(1) J'ai bien connu le Cne Caristan en Indochine. Jeune pilote sortant d'école, j'avais rejoint le GC 2/6 "Normandie-Niemen" à Saïgon fin 1949 où il occupait le poste de Chef des Moyens techniques du groupe. Effectivement, je me souviens qu'il boitait. Il avait participé aux bombardements de l'Allemagne sur "Halifax" et nous avait raconté avec humour les suites d'un crash au retour d'une mission qu'il avait effectuée au poste de mitrailleur de queue. Pensant qu'il avait été brûlé, l'équipe de secours venue le désincarcérer voulait l'emmener de force à l'infirmerie.
Natif de la Guyane, il a eu du mal à les convaincre qu'il était noir : « No burns, I am black ! »

Jean HOUBEN

caristan-1.jpg
Le SLt Caristan à Elvington en 1945

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

Ajouter un commentaire