Le bazooka du Neu-Neu

Arraisonnement d’un DC-4 dans la nuit du 21 Décembre 1961

L’équipage :
- René LUSSAGNET, sergent-chef (1) pilote, commandant de bord,
- Léon SEBAN, lieutenant de l’École militaire de l’air, navigateur-radariste. Mort deux ans plus tard dans un accident de la route.

Léon était gentil. Ce qualificatif peut paraître anodin, mais appliqué à Léon, il avait un sens profond, très étendu, englobant la sympathie, la bonne humeur permanente et la générosité. Il était véritablement l’ami de tous, et particulièrement le mien. Sportif, puissant, d’un sang-froid exceptionnel en vol, c’était un bon navigateur-radariste. Par contre, distrait en voiture, il conduisait "comme un pied " et c’est probablement ce qui l’a tué, un soir, tout seul près d’Arcis-sur-Aube. Peut-être n’avons-nous pas su l’en empêcher ?

L’avion : le Vautour 2N n° 315, de l’Escadron "Normandie-Niemen" en configuration pleins maxi, 4 canons de 30 mm approvisionnés en munitions de guerre.

Les moyens de détection et d’interception :
- le C.D.C. d’Oran : indicatif Mascara, portée radar 100 à 150 NM,
- un bâtiment de la Marine : l’escorteur Le Normand, en mer, également équipé d’un radar.

La mission : interception, identification et arraisonnement éventuel d’un avion civil de transport, susceptible de contenir des armes destinées aux rebelles d’Algérie.

Les services de renseignements militaires connaissaient l’existence d’une filière de trafic d’armes, achetées en Suède par le FLN, et transportées à Casablanca par avion, avant de passer en Algérie par la frontière marocaine.

À partir du 19 décembre, ces mêmes services suivent les préparatifs d’un avion qui dépose, puis annule, un plan de vol de Stockholm à Casablanca par les voies aériennes habituelles.

Le 21, probablement pour donner le change, un appareil établit un plan de vol de Stockholm à Naples. Les rusés du "renseignement " pensent qu’il repartira vraisemblablement plus tard pour Casablanca et, persuadés qu’il s’agit du transport d’armes, obtiennent la mise en alerte du NN à Oran.

La nuit tombée, dans l’attente de nouvelles informations, trois Vautour sont maintenus en alerte, un à 15 mn, deux à 30 mn.

Dans la salle d’OPS de la 6ème EC : l’attente habituelle. Le Cdt Claude PAYEN, pilote d’une alerte à 30 min, en profite pour piquer de l’argent, au jeu de tarots, à votre

- « Lulu, vous jouez comme une pompe ! » (peut-être, mais je me marre ! ...)

Peu après minuit : décollage de l’alerte. En moins de 15 minutes nous sommes en l’air, dans une nuit noire, sans lune mais sans nuage.

Stable à un cap nord-est, sur la mer, à 15.000 ft en recherche, guidés par Mascara qui n’a pas le contact avec l’objectif, mais des informations sur sa position.

À environ 150 km d’Oran, Mascara nous transfère aux ordres de l’escorteur qui a le contact radar et débute l’interception.

Contact parfois difficile, qui ne permet pas une présentation classique ni rapide. La procédure des marins s’avère excellente, et au cours d’une présentation plein arrière, (l’objectif est lent). Léon obtient un contact 12 nm (performance honnête pour un radar de l’époque), plus bas.

On réduit à fond, aérofreins sortis, en descente et on s’écarte de l’axe, la vitesse de rapprochement s’avérant excessive (150 kt).

Léon perd le contact, le retrouve avec l’aide de l’escorteur, me fait reprendre un cap d’intervention, accroche l’antenne en position de poursuite automatique. J’ai la reproduction de plot sur mon écran. À 10.000 ft nous remontons plein arrière. Moi, excité, Léon paisible. Il en sera de même pendant presque tout le vol.

À quelques kilomètres, j’obtiens le visuel sur les feux de position (fixes) : vitesse de rapprochement toujours élevée malgré une vitesse de 200 kt. On sort les volets, puis le train (il n’y a de phares que sur le train, et ils n’éclairent que vers l’avant !).

Dans cette configuration nous approchons à 175 kt (vitesse de circuit) tout sorti, pas très agréable.

J’abandonne l’écran radar et prépare, à vue, la mise en formation serrée. Léon contrôle le rapprochement et annonce les distances (toujours paisible). Je commence à mouiller la liquette. Réduction à 160 kt pour tenir la formation. Pas confortable, c’est le moins que l’on puisse dire. Les phares du train sont inutiles : je rentre le train et conserve pleins volets.

Pendant toute l’interception, nous avons tenu l’escorteur et Mascara informés. En retour les instructions sont : se placer en formation serrée pour reconnaitre le type de l’avion et lire son immatriculation.

De nuit ... près de la vitesse de décrochage...

Placés très près, derrière l’aile droite, nous identifions un D.C.4. Quant à l’immatriculation, elle est inscrite sur le plan fixe vertical. C’est pas gros.

Léon :

- « Recule un peu que je puisse lire »

À quelques mètres de la queue du DC-4, je "morpionne", heureux, mais les muscles lombaires contractés ... liquette bien mouillée.

Léon ne peut lire et dit :

- « Approche-toi encore un peu, je sors ma lampe de poche » (authentique … Les avions n’ont été équipés de phares d’identification qu’après cet incident).

Léon, d’une voix plus paisible que jamais, doit me répéter trois fois l’immatriculation avant que je puisse la retenir et la transmettre sur les ondes. Je crois même qu’il a rigolé, Léon, en me disant :

- « Ne t’énerve pas, on peut s’éloigner un peu. C’est un DC-4 immatriculé OD-ADK, au Liban ».

Bazooka 1
Le Douglas DC-4 "OD-ADK"

Les instructions suivantes : se mettre bien en vue, en patrouille à droite, et clignoter des feux selon la procédure d’arraisonnement internationale ; le DC-4 doit passer sur la fréquence prévue.

Jusqu’à ce moment, il nous a complètement ignorés, maintenant sa route au cap (vers le sud de l’Espagne) et à l’altitude de 10.000 ft.

Pas de réaction au signal des feux. On se rapproche très près en clignotant toujours. Dans la cabine du DC-4, un phare orientable s’allume, s’oriente vers nous et nous éblouit sévèrement. On s’éloigne, on récupère la vision, on se rapproche : le DC-4 commence à évoluer en virage. Nous revoyant tout contre lui : nouveau coup de phare et il descend. Inquiet, je me demande jusqu’où il descendra et jusqu’où j’oserai le suivre sans QNH.

Nous suivons ses évolutions en descente jusqu’aux environs de 4.500 ft. Il stabilise, face aux côtes d’Espagne dont on aperçoit les lumières.

J’ai déjà signalé à la radio qu’il n’obtempère pas et demandé l’autorisation d’effectuer un tir de semonce. À Oran, personne ne peut en prendre la responsabilité, on téléphone à l’État-major d’Alger.

Cela dure, je m’impatiente, le carburant diminue, bien contrôlé par Léon en fonction du minimum nécessaire pour le retour. Je rage de voir approcher l’Espagne et l’abandon de la mission.

Tout à coup, sur la fréquence d’interception, j’entends très faible mais très clair le message assez inhabituel suivant :

- « (mon indicatif) ici Colonel (un nom que je connais), si vous me recevez, vous êtes autorisé à effectuer un tir de semonce ».

Le message est répété, je le communique à Mascara en me positionnant à 20 m à droite, de front avec le DC-4 (le message venait d’Alger).

Première rafale, le Libanais incline à gauche en voyant les lueurs des départs. Moi, je me fais peur en voyant un feu d’artifice, droit devant. Je n’avais jamais tiré de munitions bonnes de guerre, la nuit, et les obus s’autodétruisent à 2.500 m. Ma liquette ne sèchera plus.

On se rapproche très près mais toujours de front, en tirant de très courtes rafales.

À la onzième, Mascara me demande de revenir sur la fréquence internationale que le pilote du DC-4 a enfin affichée, et sur laquelle il crie (dixit Mascara) :

- « Monsieur, Monsieur, ne tirez plus, je vais vous suivre ».

L’attention trop concentrée pour toucher à la radio, je demande à Mascara d’effectuer le relais, en ordonnant au Libanais (qui prétend ne pas savoir où est Oran) de nous suivre. Nous passons devant en maintenant 160 kt, le carburant devient une préoccupation sérieuse. Léon et moi arrivons à la même conclusion : il nous restera 400 kg verticale terrain (une approche aux instruments = 200 kg, une remise des gaz = 150 kg).

Ce n’est pas la détente en place avant. En place arrière, Léon assure que « nous ne devrions pas avoir à nager, ...si tout va bien ». Il dit aussi ne plus voir les feux du DC-4 derrière nous. M... ! Il est en train de se défiler par la droite. Nous nous replaçons devant, en lui offrant un grand coup de turbulence dans le souffle des réacteurs, ce qui, parait-il, l’a affolé.

Toujours par l’intermédiaire de Mascara, nous lui faisons allumer ses phares, le prévenant que le prochain écart entrainera un tir au but (je n’y suis pas autorisé).

Les deux autres Vautour ont décollé d’Oran, pour nous relever, mais le trajet retour reste à faire et 160 kt n’est pas une vitesse économique.

En vue de la base, la relève est au-dessus de nous, le DC-4 est pris en compte par l’approche. Pour assurer le coup, il se posera le premier.

Tout se passe bien, mais nous atterrissons après 2h20 de vol, avec 200 kg de carburant, chiffre à partir duquel les jaugeurs ne sont plus fiables. Nous ne nagerons pas cette nuit.

Du DC-4 immobilisé au parking, la section de protection voit sortir le pilote qui annonce fermement, en français et sans détour, qu’il est anglais, que son copilote et lui travaillent en toute légalité pour une compagnie libanaise et qu’il n’est en aucun cas responsable de la nature de son chargement. Il ajoute qu’en l’occurrence, il s’agit de cinq tonnes d’armes, mais que si c’était de la merde, il n’y aurait aucune différence en ce qui le concerne.

Par contre, le troisième homme qui sort de l’avion par la porte arrière, ne fait aucune déclaration et semble sans illusion sur son avenir. Il s’agit du responsable des livraisons d’armes aux rebelles par cette filière.

Effectivement, cinq tonnes de bazookas et d’obus antichars se trouvent à bord.

L’équipage et l’appareil ont été libérés par la suite sans chargement ni passager. Depuis cette date, un bazooka est exposé dans la salle d’honneur du "Normandie-Niemen".

Quelques jours plus tard, un officier de l’escorteur Le Normand se présente à l’escadron, porteur d’une invitation de son commandant me conviant à dîner. Réponse souriante de mon camarade Magnenot :

- « Pas possible, il est en ce moment au bout d’un parachute, après une éjection en vol » (2)

Le marin, incrédule, est parti vexé. Il a eu tort ... mais c'est une autre histoire ... vraie !

René LUSSAGNET
Lt-Colonel honoraire

Bazooka 2
René Lussagnet

Cette nuit là à Bône, Houben et son navigateur sont restés "brêlés" plus de deux heures dans un Meteor NF XI pour intercepter le DC 4, si celui-ci s’était dirigé vers la Tunisie. Mais c’est son camarade Lussagnet qui devait ramasser le "jackpot".

(1) Lieutenant au tableau de capitaine trois mois plus tôt dans le corps des Officiers de Réserve en Situation d’Activité. Pour  devenir officier d’active il fallait reprendre son grade de sous-officier et remonter la hiérarchie en régime accéléré (1 an). Ma position de sergent-chef, Légion d’honneur etc... m’a valu quelques moments pas tristes !

(2) Cliquez sur "Descendre en marche"

Date de dernière mise à jour : 24/04/2020

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