Descendre en marche
De tout autre véhicule, c'est dangereux et interdit, d'un avion, c'est relativement dangereux mais prévu, organisé, et parfois indispensable.
À l'origine, une question approximativement shakespearienne : to flight, or not to flight, la machine est-elle encore en état de vol, et pour combien de temps ?
Une évaluation, un choix, une décision. L'évaluation du risque nécessite une parfaite connaissance du matériel, de son fonctionnement, de ses limites, des possibilités de l'équipage, des moyens extérieurs de secours, parfois de la météo, etc.
L'évaluation s'avère primordiale, puisqu'elle détermine le choix, et éventuellement la décision d'abandon de bord. Certains éléments peuvent, et doivent, être connus d'avance. Tout ce qui concerne l’avion et les procédures de secours, par exempte.
On ne peut tout prévoir, mais il importe de bien assimiler tout ce qui peut être prévu, l’aisance, en vol et en cas d'accident, s'en trouve considérablement accrue.
Ne pas perdre de vue que les considérations qui précèdent peuvent s'écrire par dizaines de lignes, mais se réduisent, dans les faits à quelques minutes, voire quelques brèves secondes de réflexion, ou d'action réflexe.
La plupart des abandons de bord en vol présentent un caractère d'urgence, parfois extrême, puisqu'il s'agit d’un accident. Le premier réflexe : contrôler son émotion, son angoisse ou sa peur (celui qui prétend n’avoir jamais éprouvé ces sentiments en cas d'accident, est un menteur ou un inconscient). Un bref instant de réflexion, avant d'agir, sauve souvent des vies, en évitant la panique, cette cause aggravante ou déterminante des catastrophes, cause méconnue mais fréquente.
Mon moniteur anglais me conseillait en cas d’urgence :
- « Allumez mentalement une cigarette avant d'agir » ...
D’autres prennent une inspiration, comptent jusqu'à... 3. Seul importe le résultat.
Quelques exemples vécus de précipitation dangereuse :
- bousculade des passagers à l'issue de secours arrière d'un bimoteur léger en situation critique, amenant détérioration du centrage et mise en vrille,
- le mécanicien quitte un bombardier léger avec le parachute partiellement agrafé,
- le pilote actionne le siège éjectable en écartant les coudes et se brise les deux bras.
La décision prise, c'est donc sans panique, sinon sans peur, mais surtout sans hésitation que l'on quitte la machine inutilisable. Dès le passage de l'issue de secours, ou le départ du siège, l'aventure devient individuelle et son déroutement, avec les sensations qui en découlent, peut varier considérablement.
La première fois : le 26 décembre 1960 dans les environs de St Denis du Sig (Oranie)
Voici, authentique et racontée par les "accidentés", une éjection parmi tant d'autres à partir d'un réacteur en vrille, ou plus exactement en vrille à plat, donc moins instable que l'autorotation classique.
Le pilote - sergent-chef René LUSSAGNET :
De toute façon, il n'en sortira pas … j'ai tout essayé … il tourne toujours … le sol se rapproche … deux mille mètres, il faut y aller !
Comme à l'entraînement ! (quelques muscles plus contractés tout de même) : je rectifie la position dans le siège : tête haute, genoux serrés.
J'actionne le largage verrière : un énorme courant d'air, et au moment d'agir sur la catapulte je perçois vaguement dans le bruit un mot du radariste : « Verrière »...
Un coup d'œil fortuit vers le haut me permet d'apercevoir la verrière incomplètement larguée !
Violente émotion : je me serais assommé sur l'arceau !
Nouvelle action, le passage est libre … mille mètres.
Mise à feu : instantanément, la cartouche me propulse fermement, mais sans brutalité, hors de la cabine.
Je ferme les yeux … ça flotte … ça tourne … le parachute ne s'ouvre pas … angoisse... j'ai oublié de lâcher le siège !
C'est fait, mais à contre cœur : j'ai l'impression que le parachute me quitte aussi … très désagréable !
L'instant d'après j'expérimente, au sens propre, un "remontage de bretelles" assez sec : c'est ouvert !
Dieu quel soulagement … quel dépaysement !
Je n'en crois pas mes yeux : ce paysage calme, le sol semble monter lentement vers moi, en silence (c'est ma première descente en parachute).
J'apprécie, pas longtemps, car presque immédiatement après l'ouverture, l'avion me "double" de très près, toujours en vrille …nouvelle émotion.
Puis j'entends des voix venues du sol : « La ligne ! Attention la ligne ! » Oui, je la vois, une imposante ligne à haute tension et je vais droit dessus. Horrible déception … pas possible, être arrivé jusque-là pour griller à l'électricité !
Et voilà que reviennent en mémoire les rudiments de parachutisme appris dans les briefings : tirer sur les suspentes pour modifier la trajectoire... oui mais dans quel sens ?
Pas le temps de réfléchir, tire toujours ! Ne semble pas efficace, je crois que c'est "cuit", je me vois dans les fils, quand, par surprise, je traverse un arbre dans un bruit de branches brisées, et me retrouve tout bêtement assis dans un champ labouré, sur mon paquetage de secours que j'ai oublié de larguer.
Joie, gratitude infinie.
Tout cela a duré… 3 minutes… une éternité…
« Et la vie lui parut un cadeau magnifique dont chaque heure vaut d'être vécue »... comme l’a si bien dit Chuck Yeager
Le radariste - sergent Bernard LACLAU :
Il est 16 h 03 ce 26 décembre 1960. Après une recherche d'objectifs à deux avions, s'est engagée une séance de poursuite.
Très brusquement, le Vautour en cabré décroche sur la gauche et se met en vrille à plat dans le sens inverse des aiguilles d'une montre.
Immédiatement dans les écouteurs, la voix du pilote intime l'ordre :
- « On est en vrille à plat, prêt pour l'éjection, larguez la verrière »
Ça a claqué sec. J'ai encore le radar de bord en position de fonctionnement, je le repousse. L'ordre brutal a annihilé ma peur, conséquence de l'examen du CEMPN qui m'a reconnu inapte à l’entrainement au siège éjectable. Je relève les accoudoirs pour larguer la verrière (le E96 est un siège à commande basse) mais l'absence de vent relatif l'empêche d'être éjectée. Je hurle à la radio que je ne peux la larguer (elle pèse 70 kg) en même temps que j'entends de l'autre Vautour :
- « Sautez, sautez ! »
Malgré les difficultés liées à la vrille, je me positionne aussi droit que possible en pensant à ma colonne et j'actionne la détente du siège avec la main droite.
Brutalité du choc, je tourne, je tourne puis, après le claquement d'ouverture du parachute, se fait un silence écrasant. Je pends au bout des suspenses et je regarde vers mes bras. Ils ont été brisés au départ du siège éjectable et je me dis que j'ai eu de la chance que la séparation du siège et l'ouverture du parachute soient automatiques (en 3 secondes, et grâce à une capsule anéroïde, toute éjection en dessous de 13.000 pieds permet la séparation du siège et l'ouverture du parachute).
Sous moi, je vois l'avion tournoyer. Je cherche des yeux mon camarade pilote, Je ne l'aperçois plus. Pourvu…
Mon regard se porte vers le sol, je vois des gens courir. Je me rapproche des maisons car je vais atterrir près d’un village. Pourvu que je ne tombe pas sur un toit et me fracture les jambes, car je ne peux tirer sur les suspentes sans les bras.
Je vais tomber près de la voie ferrée et me foule une cheville. À terre, le vent m’entraîne, je ne puis me relever et je vois et j’entends l’autre Vautour passer au-dessus de moi.
Puis les habitants du village arrivent vers moi et le premier sort un couteau. Une seconde de trouille. Non, au lieu de me dégrafer le masque à oxygène, il le cisaille. Ouf !
Ensuite le dispensaire. Mon ami pilote est là, merci mon Dieu. Nous sommes évacués par un H 34 qui nous rapatrie sur Oran et je vais directement à l'hôpital Baudens.
Au départ de cette mission, les deux avions devaient se poser en patrouille, un seul est revenu.
La veille de l'accident, ou plutôt trois jours avant, mon pilote nous avait "briefé" sur les modalités de l'éjection. Je n'ai jamais oublié les ordres de "Lulu" qui m'ont sans doute sauvé la vie.
Suite à cette éjection, Bernard Laclau a du subir toute une série d'opérations chirurgicales très douloureuses. Voulant en savoir plus sur les traitements qui lui avaient été infligés, il a décidé de faire sa Médecine et est devenu le Docteur Laclau.
La seconde fois : le 2 Juin 1966 dans les environs d’Orange
Le pilote : lieutenant René LUSSAGNET
Le radariste : sergent-chef COLOMAR
Quelques jours avant une journée "Portes ouvertes" sur la base d’Orange, et en préparation d’une démonstration de voltige à basse altitude sur Vautour, je décolle avec le sergent-chef Colomar, navigateur-radariste, pour une navigation à basse altitude afin de consommer l'excédent de carburant et amener l’avion au poids idéal de 13 tonnes pour débuter les figures de voltige.
Je me présente verticale piste pour un passage à grande vitesse et basse altitude (200 pieds et 550 kt) suivi d’une boucle (sommet 4.500 pieds, base 500 pieds).
Dès le début de la montée, à la première sollicitation du "trim" de profondeur, l’avion s’engage dans un cabré violent et incontrôlable malgré mon action des deux mains à pousser sur le manche. J’informe le navigateur, pour le préparer à une éventuelle éjection.
Au sommet de la trajectoire, je place l’avion en virage à droite en réduisant le réacteur et la vitesse. L’aide du sensibilisateur d’effort ne change rien, la commande de "trim" est inopérante, nous sommes à 2.500 pieds.
J’annonce l’éjection au Cne Vanackert, directeur des vols, qui égrène immédiatement les procédures. Aux environs de 200 / 250 kt je dégauchis légèrement, largue la verrière, donne le "top" à Colomar qui s’éjecte. Je le suis immédiatement. Il s’est écoulé onze secondes entre l’annonce et l’action.
Le départ n’est pas plus brutal que lors de ma première éjection (c’est la deuxième…) mais je panique légèrement lors de la séparation automatique du siège. Je me sens "tout nu". J’ai l’impression que le parachute s’en va avec et je recolle le siège contre mon postérieur, tout en réalisant très vite que cela compromet définitivement le déclenchement automatique de l’ouverture.
Pendant ce temps je tourne en rotation rapide vers l’avant (très désagréable). Quelques secondes plus tard, le parachute s’ouvre et je descends vers une plantation de jeunes vignes (sans piquets…) avec 22 kt de vent dans le dos, ignorant des procédures parachutistes.
Chute très courte, atterrissage dur et stupéfaction du vigneron qui sarclait à 30 m de là et n’a rien vu venir. Colomar est posé non loin, indemne, dans un champs de fraises.
Arrivée rapide des véhicules de secours de la base et du médecin-capitaine Horau qui me confirme indemne et s’exclame :
- « Lussagnet, pas après le déjeuner ! C’est dégoutant, s’il avait fallu faire une autopsie ! »
Il est connu comme un excellent médecin-humoriste.
S’en suit - au cas où - une radio de la colonne vertébrale, tout nu, très gêné devant une ravissante dame et un séjour alité en attendant les résultats.
Des jours d’anxiété professionnelle : que s’est-il passé ? Ais-je bien analysé la situation ? Qu’aurais-je pu faire que je n’ai pas fait ? Etc…
Et puis soulagement en découvrant la raison de l’accident : rupture de la butée de limitation du "trim", passé de 2,5° max. à 6° … à 550 kt !
Soulagé et content.
Pour la petite histoire : le premier appel téléphonique reçu sur la base émanait d’une dame protestant que l’avion, crashé dans sa vigne, l’avait abîmée et que ça allait nous coûter cher. Elle ne s’intéressait absolument pas à l’équipage.
Par contre un pompier bénévole de Violès, voyant l’avion brûler, s’est précipité avec son véhicule personnel et un extincteur parmi les munitions qui explosaient, pour arroser les cabines au cas ou il y aurait eu quelqu’un.
Merci, monsieur Rieu, je ne vous ai pas oublié.
René LUSSAGNET
Date de dernière mise à jour : 24/04/2020
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