La vengeance du Chibani
... ou, un kamikaze chez les "Bamas"
Il y a longtemps, fort longtemps, bientôt 70 ans, on pouvait voir sur le parking empierré de la Base de Bamako, un imposant biplan équipé d’un moteur Lorraine de 450 CV avec une belle hélice métallique. Ce monomoteur biplace en tandem œuvrait depuis deux décennies sur tout le territoire de l’AOF. Il était connu du Sénégal au Tchad et du Grand Erg saharien aux forêts tropicales en passant par la savane du Soudan. Il avait survolé la "mare aux hippopotames" sur la piste de Bobo-Dioulasso, photographié les troupeaux d’éléphants dans les lagunes et clairières de Côte d’Ivoire, effrayé les girafes dans les plaines des rives du Niger vers Niamey, salué le clairon sonnant le lever des couleurs dans le fort de Zinder, perturbé l’appel à la prière lancé par le muezzin du haut de la mosquée d’Agadès. Il avait largué des messages en plein désert du Ténéré à l’attention des pelotons méharistes en route vers Dirkou ou Bilma, assisté à l’arrivée de l’Azalaï (la caravane de sel) au port de Tombouctou. Lors de ses déplacements touristiques, il avait quitté Tambacounda pour Youkounkoun uniquement pour découvrir les chasseurs à l’arc, entièrement nus mais protégés par un étui pelvien. On dit même qu’il a participé à une "danse du crapaud", un soir de pleine lune dans les sables d’Atar en Mauritanie.
En résumé, cet avion sur le parking rocailleux, qui sillonnait l’AOF depuis plus de vingt ans se nommait ‟Potez 25 TOE‟. Il était là, encadré par un Caudron C-445 Goéland bimoteur léger, élégant et fragile et, aussi un cow-boy américain incassable le NA-57, ancêtre du North American T-6, (NDLR : le BT-9) mais à train fixe.
Notre Potez 25 avait également près de lui une petite cousine qui avait pris un peu d’embonpoint en se transformant en Berline sanitaire pouvant transporter trois brancards ; elle s’appelait ‟Potez 29‟.
C’est donc en compagnie de cet aréopage que notre vénérable chibani coulait une vie tranquille, respecté de tous jusqu’à la date fatidique du 28 août 1946. Ce jour-là, notre franchouillard Potez 25 assiste à l’arrivée d’une encombrante bande de jeunes voyous d’outre-manche, originaires du Comté d’Avro et, plus précisément du village d’Anson. Cette fine équipe était baptisée ‟Escabasse Air Force‟ avec à sa tête une donzelle nommée Blanche-Neige et sept galopins à sa suite.
Ne supportant pas cette invasion anglo-saxonne, qui menaçait son espace vital et son autorité sur son cher parking, il décida de prendre à son compte la devise de Jeanne d’Arc « Sus aux Anglais ! ». Il mijota sa vengeance pendant plusieurs jours en attendant de passer à l’acte. Et, l’occasion se présenta le 5 octobre 1946.
Ce jour-là, il fut sollicité pour exécuter un vol d’entrainement au profit d’un jeune pilote, arrivé dans le fourgon de l’Escabasse Air Force : le sergent Marchenay. Le caporal chargé de l’entretien du vétéran procéda à la visite pré-vol réglementaire : dépose des éclisses, brassage de la grande hélice avec l’aide du tirailleur de service et mise en route du "Lorraine". Le moteur émit quelques petits nuages blancs parfumés à l’huile de ricin. Après un point fixe satisfaisant, le mécanicien laissa la place au pilote.
L’avion étant stationné face aux hangars, à l’alignement avec les Anson de l’Escabasse Air Force, il lui fallait faire un demi-tour pour rejoindre l’aire de décollage. Précisons que le Potez 25 n’était pas équipé de freins sur les roues et les manœuvres au sol s’effectuaient à l’aide conjointe du moteur et des commandes (manche et palonnier).
Pour amorcer ce demi-tour, après avoir enlevé les cales, le tirailleur retint le plan gauche pendant que le pilote augmentait le régime moteur et poussait le palonnier à fond à gauche. Malheureusement le patin de la béquille arrière (il n’y avait pas de roulette de queue) se bloqua sur un gros caillou et l’avion reprit une trajectoire rectiligne qui le dirigeait vers Blanche-Neige. C’est à ce moment que l’anglophobie de notre vétéran se révéla …Notre jeune pilote, dans un réflexe incontrôlé, tira la manette des gaz vers lui. Hélas, contrairement à tous les avions en service, le Potez 25 avait gardé le système d’origine français… (on mettait les gaz en tirant la manette vers soi et on coupait en poussant la manette vers l’avant). Résultat : notre kamikaze se jeta sur l’anglaise et de sa superbe hélice métallique déchiqueta le plan droit de Blanche Neige jusqu’au fuseau moteur.
Bilan : deux avions détruits et un sergent pilote sanctionné !
Ainsi se termina la carrière du Potez 25 n°2157, le dernier dans l’Armée de l’air.
On dégage le ‟chibani‟ après son agression contre l'Anson
Roger BONHOMME
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Date de dernière mise à jour : 07/04/2020
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