Interception de la reine
Le 14 juin 1960 sur le F-86K n°867
Pour donner une idée du travail très particulier qui est celui d'une escadre de chasse tous temps, je vais vous décrire en détail le déroulement d'une mission.
Je ne l'ai pas choisie au hasard car j’en ai un souvenir très précis. La plupart du temps nous effectuons ces interceptions sur des cibles amies. Il s'agit en général d'autres avions de la 13 et parfois d'un avion d'une autre escadre. Le but de cet entraînement, est de pouvoir identifier ou détruire un appareil venant de l'autre côté du rideau de fer car nous sommes en pleine guerre froide. À cette fin nos canons sont toujours armés et les caissons à munitions emplis d'obus de 20 mm. Mais cette fois…
Je suis d'alerte et me repose dans la baraque située en bout de piste à quelques mètres de nos avions. J'ai déjà fait l'inspection de l'appareil et il ne me reste plus qu'à sauter dedans, à boucler le harnais, à mettre en route et à effectuer un rolling take off. C'est ce que j'effectue presque machinalement lorsque la sonnerie d'alerte retentit.
Nous sommes en début de nuit et il fait un temps épouvantable. Il tombe des cordes et la météo nous prévoit un sommet de la couche supérieur à 40.000 pieds.
À peine ai-je rentré le train que je monte avec la postcombustion allumée, à un cap prédéfini en direction des Vosges. J'ai décollé en utilisant la fréquence de l'approche de Meyenheim et je passe aussitôt sur la fréquence du radar sol dont je ne donne pas la localisation car peut-être existe-t-il toujours. Je ne suis absolument pas concerné par la navigation car c'est ce radar sol qui va me guider vers la cible. Mais contrairement à nos missions habituelles cette cible est réellement à identifier. C'est un appareil qui ne respecte pas son plan de vol et qui se situe aux environs de 20.000 pieds.
Je continue à monter en suivant les ordres du sol et en 2 ou 3 minutes, je me stabilise vers 20.000 pieds. Le contrôleur radar me donne alors des caps à suivre pour que je me retrouve derrière la cible à une distance de l'ordre de 20 km. Je pourrais alors l'apercevoir sur le tube cathodique de mon radar de bord et prendre à mon compte le reste de la mission. Il m'indique également que la cible se dirige vers l'est et je vais donc être amené à me rapprocher par derrière pour pouvoir l'identifier. Il m'informe également de la vitesse de la cible et j'en déduis que ce n'est pas un jet.
Peu de temps après, j'aperçois l'écho de cette dernière tout en haut du tube cathodique à une quinzaine de kilomètres. Ce tube, d’environ 15 cm de diamètre, occupe une position centrale sur le tableau de bord. J'effectue l'acquisition en utilisant avec ma main gauche le joystick qui se trouve près de la manette des gaz. Je déplace un point sur l'écran et je le fais coïncider avec la tache de l'écho. J’obtiens le lock ON (l'accrochage). On est dans la phase poursuite et dès cet instant, l'antenne du radar de bord ne balaie plus : elle est braquée sur la cible. La technique de l'époque ne permet pas d'agir autrement et cela permet malheureusement à l'ennemi de savoir tout de suite qu'on arrête de le rechercher et qu'on l’a trouvé. Les systèmes plus récents n'ont pas cet inconvénient : on les appelle des « track while scan » ( poursuite en continuant la recherche). L'antenne continue à balayer et la poursuite se fait sur ordinateur. Cela permet en outre de traiter des cibles multiples. Sur le F-86K une fois l'accrochage obtenu on devenait aveugle sur le reste de l'environnement.
Je continue à me rapprocher en utilisant les informations précieuses que me donne la conduite de tir. Notamment je peux voir quelle est notre vitesse relative. Tant que je suis loin je garde de la puissance mais si par hasard j'arrivais sur cette cible comme un boulet, je ne pourrais pas l'identifier. Donc je réduis progressivement la vitesse pour terminer à quelques centaines de mètres en m'approchant à pas de loup. Il y a heureusement sur cet écran une barre qui représente l'horizon artificiel. Ceci est fondamental puisque dans la phase finale de l'approche on ne regarde plus les autres instruments. Hélas un an plus tard au CEAM, lorsque l’on me confiera l’expérimentation de l’armement du Mirage III C et que j’ai effectué le tout premier vol de nuit sur cet appareil, cette aide n’existait pas et je me suis souvent retrouvé sur la tranche pendant la poursuite.
Lorsque la distance diminue l'écho traverse l'écran de haut en bas mais il ne sert plus à grand-chose. Il faut continuer à observer la vitesse relative en la réduisant progressivement et surtout il ne faut pas rester à la hauteur de la cible car on pourrait la percuter. Notre écran nous fournit alors un autre renseignement précieux : il y a un point mobile qui nous indique notre position relative par rapport à la cible dans un plan vertical. Si on garde ce point à environ 1 cm au-dessus de l'horizon, on est sûr que lorsque la distance va s'annuler on sera, sans danger pour les deux, en dessous de l'appareil à reconnaître.
Lorsque j'arrive à moins de 100 m avec une vitesse relative presque nulle je commence à écarquiller sérieusement les yeux dans l'espoir de voir apparaître quelque chose dans la glace avant. Nous sommes de nuit, dans les nuages et la visibilité est presque nulle.
Soudain je commence à distinguer comme des lueurs clignotantes. Je me rapproche encore un peu et au-dessus de moi, à quelques mètres, je peux enfin identifier, à ma grande surprise, trois dérives qui je crois sont celles d’un Super-Constellation. Je pense qu'à aucun moment, ni l'équipage ni les passagers ne se sont doutés un seul instant qu'ils avaient un chasseur armé à quelques mètres de leur queue.
Lockheed "Super-Constellation" vu de l'arrière ... au sol de jour
Je rends compte par radio de ma découverte et j'ai l'autorisation de rentrer au bercail. Malgré la mauvaise météo le retour au terrain et la finale guidée par le GCA se déroulent comme dans un livre. Je reviens sur l'aire d'alerte et regagne la baraque qui nous sert de repos dans l'attente d'une éventuelle nouvelle mission et en espérant qu’elle n’aura pas lieu. Il arrive parfois que l'on décolle trois fois dans la même nuit. L’approche prudente de la cible à prolongé le vol qui a duré 1 heure. D’habitude les interceptions de plastron amis (on appelle cela des missions King ou Dahut) s’arrêtent dès le "lock on" et le vol ne fait que 35 minutes. Pas de quoi accumuler des heures de vol.
J'ai appris le lendemain, à mon grand étonnement, que l'avion que je venais d'intercepter et d'identifier transportait la reine d'Angleterre !
Maurice CAVAT
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Date de dernière mise à jour : 30/03/2020
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