Six victoires en 24 heures
J’ai remporté le 9 mai 1918, ma principale victoire. Je rêvais depuis quelques temps de triompher en vingt-quatre heures, de cinq adversaires et me disais que personne sans doute ne pourrait, d’ici longtemps, dépasser cette performance.
SPAD XIII de René Fonck (Patrice Gaubert)
Le soleil, à la pointe du jour, s’était levé radieux, mais un brouillard épais s’étendant peu à peu, avait bientôt rendu impossible toute observation. Vers 10 h, la brume commençait à se dissiper et trois-quarts d’heure après, je pouvais prendre le départ en compagnie du capitaine Battle et du lieutenant Fontaine.
À peine sur les lignes, nous tombons sur une patrouille composée d’un avion de reconnaissance protégé par deux biplaces de combat. D’un mouvement convenu d’avance, je donnais immédiatement le signal de l’attaque et de face à la première attaque, j’atteignis en plein le pilote ennemi ; sans m’inquiéter de lui davantage, pour éviter d’être touché à mon tour, j’effectuais un rapide retournement suivi d’une glissade. Ainsi j’étais placé sous l’aile d’un autre boche dont le mitrailleur cherchait à me reprendre, mais il était déjà trop tard. Une deuxième fois j’ouvris le feu et le second adversaire culbuta tandis que le troisième échappait à mes camarades.
Me voyant en train de virer, ce dernier me crût hors d’état de le poursuivre et piqua droit ; cette erreur causa sa perte. J’étais au bout d’une seconde derrière lui en position de tir et profitai aussitôt de mon avantage. Son appareil, brisé en l’air descendit en plusieurs morceaux : il avait subi le même sort que ses compatriotes. Les trois biplaces abattus aux abords de nos tranchées furent retrouvés près de Grivennes, à moins de 400 m l’un de l’autre. Nous étions à peine à terre et déjà, de tous les points de l’horizon, les téléphones signalaient mon triple exploit.
Je réfléchis que l’ennemi ne manquerait pas de s’affoler et complétais rapidement ma provision d’essence. Autour de moi, c’était une véritable explosion d’enthousiasme, mais il n’y avait pas une minute à perdre et vers 17 h 30 je décollais de nouveau en même temps que le sergent Brugère et le lieutenant Thouzelier. Dans le ciel des nuages épars, emporté par le vent formaient à présent de vastes écrans derrière lesquels il était facile de se dérober. À 18 h 20, je reconnus un Boche évoluant au-dessus de Montdidier. Un champ de brume nous séparait. Je fonçais hardiment à travers cet obstacle, qui, pareil à de l’ouate, m’enveloppa tout entier. Il est facile d’abattre un ennemi à l’instant où l’on sort du brouillard. Débouchant à 30 m, je surpris l’observateur penché sur le fuselage pour opérer un réglage. Une courte rafale de balles eut vite fait de le culbuter.
J’avais toutefois perdu de vue mes compagnons. Et en moi-même, je n’étais pas trop fâché. Je préfère évoluer seul au milieu de mes adversaires, sans avoir le soin de protéger mes camarades. La solidarité nous impose de sortir d’embarras un compatriote en état d’infériorité. Je tâche de ne jamais faillir à ce devoir mais j’aime par-dessus tout ma liberté d’action car elle est indispensable au succès de mes entreprises.
Quatre Fokker parurent alors, et, presque au-dessus d’eux, les dominant, cinq Albatros. Seul contre neuf, ma situation devenait périlleuse. J’hésitais à attaquer, mais le désir de parfaire ma performance l’emporta sur la prudence et je choisis les risques du combat. Les Fokker filaient en triangle, et, de l’altitude élevée où je me trouvais, j’eus vite fait de combiner mon plan d’attaque. Je piquais droit sur l’adversaire à une vitesse d’au moins 240 à l’heure et, me glissant entre les deux escadrilles, j’atteignis le dernier Fokker en surveillant les Albatros. À 30 m de lui, je lui décochais par derrière la première salve et le vis aussitôt tomber devant moi. Avertis par le crépitement de ma mitrailleuse, les deux Boches les plus rapprochés virèrent en même temps pour venir à ma rencontre, mais je volais à une vitesse de 8 m/s et sans leur laisser le temps d’achever leur mouvement je réussis à passer au milieu d’eux. Huit secondes leur furent nécessaires pour se remettre en ligne. Elles me suffirent pour rejoindre et abattre le chef de patrouille.
À leur tour les Albatros plongeaient à ma poursuite. Tous avaient été surpris par la hardiesse de ma manœuvre, mais à présent ils s’étaient ressaisis. Je les sentais sur mes talons et filais comme un bolide. Me retournant, je les vis dessiner dans le ciel un grand arc de cercle convergeant dans ma direction, mais j’eus aussi la satisfaction de percevoir au loin, deux traînées de flammes caractéristiques. La distance qui nous séparait augmentait toujours et bientôt, me trouvant hors d’atteinte, je me suis mis en route vers mon terrain.
Je ne pourrais décrire la réception qui m’attendait. Ce furent des ovations sans fin. Je fus même porté en triomphe et les tabourets du bar en virent de belles. À 20 h, mon sextuple succès était homologué. Ce fut pour moi une grande satisfaction, ayant dépassé le chiffre que le m’étais fixé avant mon premier décollage.
René FONCK
Extrait de "Mes combats" (Éd : Flammarion)
Date de dernière mise à jour : 21/04/2020
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