Les martyrs de l'Aéropostale

Ceux de l'aviation, n'ont point oublié. Et ceux de l'Aéropostale qui défrichèrent le ciel, la terre et la mer moins que quiconque. Novembre 1926, pour eux, est une date. Une date entre tant d'au­tres, il est vrai...

Érable avait demandé à Mermoz de "faire le courrier" à sa place. À charge de revanche. Mermoz, bien entendu, avait ac­cepté.

Donc, le 11 novembre 1926 Gourp décollait de Cap-Juby, en direction de Villa-Cisneros, de Port-Étienne et de Dakar, la carlingue de son avion bourrée de sacs postaux. Et Érable qui pilotait l'avion d'accompagne­ment - on ne s'aventurait pas encore seul au-dessus de ces régions maudites - le suivait, ayant à son bord le pilote Pintado et le jeune Ataf, un petit Arabe employé comme interprète après avoir été, durant quelques années, manœuvre aux usines de Billan­court.

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Breguet XIV (Gaubert)

Vent arrière, les deux appa­reils accomplissaient allègrement leur besogne par un ciel idéal et Gourp, la chanson aux lèvres, pensait à l'arrivée à Dakar où l'attendaient de nombreux amis. Un coup d'œil sur sa montre le combla d'aise : la moyenne était bonne et le courrier serait en avance. Pour un pilote de ligne, il n'est pas de plus grande satisfac­tion.

Mais sa chanson s'arrêta en même temps que celle du moteur : la panne. Au-dessous de lui, une large bande de terrain s'étalait. Il posa son avion. Érable, quelques minutes plus tard, l'imitait.

- « Grave ? » demanda-t-il. Mais déjà Pintado, la tête sous le capot, donnait son avis.

- « Pas tellement. En une demi-heure il n'y paraîtra plus ».

Gourp réfléchit : une demi-heure de perdue, c'était, peut-être, l'arrivée en retard du cour­rier. Alors, aidé de Ataf, il trans­porta les sacs dans l'avion d'Érable.

- « Va, mon vieux, nous te rejoindrons à Dakar ».

Érable décolla et disparut à l'horizon. Pas pour longtemps d'ailleurs. Gourp, Pintado et Ataf qui s'affairaient autour de leur appareil relevèrent bientôt la tête au bruit d'un moteur, Érable revenait...

Gourp eut un étrange pressen­timent : il pensa à un "coup dur".

L'appareil se posa, une roue s'enfonça, une aile toucha. On s'élança.

Au même moment, une salve déchira l'air. Érable, qui venait de mettre pied à terre, s'écroula, tué net. Pintado, qui s'élançait à sa rencontre, s'effondra à son tour. Gourp, une cuisse déchirée, tomba, rougissant le sable de son sang.

Des dunes, où ils se dissimu­laient, des guerriers bleus sur­girent commandés par Ould-Haj-Bab, le plus farouche ennemi des blancs dans le désert de Mauri­tanie.

À coups de pied il s'assura de la mort d'Érable et de Pintado et s'apprêtait à égorger Gourp, lorsque Ataf se jeta à ses pieds.

- « Toi, le maître du désert, tu ne dois pas te laisser emporter par la haine. Cet homme te vaudra une rançon si tu le ramènes à Cap-Juby ».

Le sauvage ne se fût pas laissé fléchir si ses compagnons n'avalent abondé dans le même sens. Et leurs arguments étaient si menaçants que Ould-Haj-Bab capitula.

Après avoir mis le feu aux avions, ils attachèrent Gourp à une selle de bât en serrant les liens de telle façon qu'ils lui déchi­raient profondément la chair à chaque pas de l'animal. Le chef bleu riait férocement, inventant à chaque instant des tortures nouvelles. C'est ainsi qu'il bourra les plaies béantes du crottin de ses bêtes. Lorsque le patient donnait l'impression de perdre connaissance, il labourait son corps nu de coups de lanière.

Deux jours le malheureux vécu ce martyre. Il crut y mettre fin en obtenant - Ould-Haj-Bab s'était un peu écarté de la caravane - que Ataf lui prêta la boite aux médicaments. D'un seul coup, il avala une fiole d'acide phénique.

La mort décidément ne voulait pas de lui. Il survécut à d'épouvantables souffrances qui s'ajoutaient à celles provenant de sa jambe toute noire de gangrène et qui déjà sentait le cadavre.

Les guerriers bleus, d'ailleurs ne s'y trompèrent pas. Ils comprirent que la rançon allait leur échapper et forcèrent la marche. Quatre jours plus tard, leurs émissaires atteignaient Cap-Juby et obtenaient une rançon de 5.000 pesetas. Quelques heures s'écoulèrent et deux avions pilotés par Riguelle et Lassalle partirent pour le Sud. Ils en ramenèrent le malheureux Gourp qui fut aussitôt dirigé sur l'hôpital de Casablanca. Les médecins furent stupéfaits de trouver encore un souffle de vie dans ce corps décharné qui n'était plus qu'une énorme plaie gangrenée. Ce souffle ne subsista que quelques heures.

Mermoz déclara alors à Ould-Haj-Bab une guerre sans merci. Une guerre difficile aussi car, le grand chef Maure, déserteur d'un goum mauritanien, se trouva sous la protection officielle du gouverneur espagnol de Juby. Et les autorités françaises tributaires des Espagnols, essayèrent de tempérer l'ardeur vengeresse de Mermoz. Plusieurs fois, le grand pilote français et l'assassin bleu se trouvèrent face à face sans que Mermoz puisse faire autre chose que d'écraser en ses doigts crispés la crosse de son revolver.

Mais il ne renonça pas. Et, s'il ne put venger lui-même son malheureux compagnon, il eut moins la satisfaction de mettre sur la piste de Ould-Haj-Bab qui s'était aventuré en territoire français, un groupe de méharistes. Le chef bleu fut abattu par les méharistes qui avaient eux aussi, bien des morts à venger.

Durant des mois, sous prétexte de mettre au point des appareils, Mermoz explora les sables pour retrouver les corps de ses amis. Un jour, enfin, il repéra les avions calcinés. Il se posa. Mais le vent de sable et les chacals n'avaient laissé en place que la ferraille calcinée et aussi, une touffe de cheveux châtains - les cheveux d'Érable - qui restait attachée à un lambeau de chair parcheminée.

Mermoz, doucement, recueillit la relique et reprit son vol, tandis que des guerriers bleus dévalaient de toutes parts.


Robert MARCHAND

Extrait de "L'Air" n° 588 de décembre 1946

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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