Mon premier aéro-club
Dans les années trente, Bron était connu des Lyonnais pour son asile de fous et pour sa base aérienne, l'un et l'autre faisant d'ailleurs fort bon ménage !
L'aérodrome, que l'on appelait plus communément le "terrain d'aviation", était une vaste prairie verte qui s'allongeait entre la route de la Tour-du-Pin au sud et le village de Saint-Priest au nord. De ce village, on apercevait le clocher et la cheminée de l'usine Gilet, usine au milieu de laquelle s'écrasa, par une belle matinée de printemps, le sergent-chef Payen, pour les beaux yeux d'une dactylo qui fut toute émue d'un si bruyant hommage. Le malheureux Payen s'en tira miraculeusement, malgré son nom, mais fut hélas radié à vie.
Le côté ouest du terrain était bordé par les hangars du Parc, puis par ceux de la 35ème Escadre d'Observation, suivis de ceux de la 55ème Escadre de Reconnaissance.
La différence entre ces deux formations était très subtile à saisir car l'une et l'autre étaient équipées de Potez 25, avec lesquels les équipages observaient et reconnaissaient.
Ceci prouve que les chefs militaires de l'époque avaient déjà une intelligence assez développée pour saisir de telles finesses. C'était pourtant l'époque des héros fatigués.
Prématurément vieillis par ce qu'ils avaient subi, écrasés par leur légende, pensant peut-être avoir consommé leur potentiel de chance, ils subissaient leurs Groupes ou leurs Escadres plutôt qu'ils ne les entraînaient vers de nouveaux exploits.
Participant rarement aux exercices de combat avec leurs pilotes, incapables de se recycler, ils prolongeaient une époque révolue en nous faisant croire qu'elle se renouvellerait lors d'un prochain conflit.
C'est ainsi qu'à Dijon il y avait le commandant Battle qui, avec un fort accent catalan, se présentait : « Battle, as de guerre, trois fois mortellement blessé ». Il y avait aussi Pinsard, l'homme aux 25 victoires, un ex-cavalier qui prétendait avoir la plus belle b... de toute la Cavalerie. En cours de briefing, emporté par l'élan oratoire, il mélangeait les 360° de la circonférence et les 365 jours de l'année.
Comment ne pas lui pardonner d'avoir voulu, en 1942, recruter une Escadre de chasse française pour aller se battre contre les Russes sur le Front de l'est ?
À Reims, il y avait "Bec de puce" ; c'était le surnom d'un commandant qui "avait eu" son premier boche en... 1933, à force d'enjoliver le récit d'un combat où il s'était retrouvé, lui, "les moustaches dans la luzerne".
Le Gourdou-Leseurre 32 était un monoplan à aile haute, tiré par un Gnome et Rhône en étoile de 450 CV, qui bavait plusieurs litres d'huile à l'heure sur son fuselage. C'était un avion sain, équipé d'un moteur robuste mais perché sur un train d'atterrissage étroit, avec des sandows en guise d'amortisseurs, ce qui le faisait rebondir comme une balle de ping-pong lorsque le pilote ne le posait pas "en effleurant la marguerite".
Dans le prolongement des hangars de la Chasse, il y avait la "Civile", que l'on appellerait aujourd'hui l'aérogare.
Naturellement, il n'y avait pas de tour de contrôle puisque la radiophonie n'existait pas, et puis les contrôleurs de la navigation aérienne n'avaient pas encore été inventés. Belle époque...
Un starter réglait la circulation sur le terrain. Ce poste était tenu, à tour de rôle, par un jeune pilote qui s'installait en fonction de la direction du vent. II avait trois drapeaux à sa disposition : un bleu, autorisation de décoller ; un blanc, circulation au sol autorisée ; un rouge : arrêt sur place.
Ce malheureux starter qui gelait en hiver et cuisait en été, se faisait de toute façon engueuler par certains pilotes que leur grade rendait invulnérables et qui avaient des vues particulières sur l'emplacement qu'il devait occuper dans le vent.
La "Civile" nous attirait. Elle avait un bar sympa et de solides casse-croûte qui coupaient bien agréablement la monotonie des longues matinées de "glanding" en raison d'une météo incertaine.
Il y avait aussi le père Nuville, as aux 12 victoires, qui commandait l'Escadre en soignant sa goutte et en publiant un petit livre plein d'humour, "Chasseurs, nos frères". Recueil de maximes et aphorismes parmi lesquels je citerai :
« Un piqué à la verticale dépasse rarement 45° »
Ou bien :
« II faut 25.000 balles pour descendre un avion, mais méfie-toi, la première peut être la bonne, ce qui en donnera 50.000 pour un copain »
Et, enfin :
« Quand tu crois emboutir l'avion que tu vises, ne tire pas encore... Tu es trop loin ! »
Mais revenons à Bron.
À l'est du terrain, trônaient, isolés, les hangars de la 5ème Escadre de Chasse. Cette situation convenait parfaitement à l'esprit "Chasseurs", qui n'avait pas l'habitude de se mélanger avec n'importe qui.
Équipée d'un avion particulièrement délicat à l'atterrissage, l'Escadre se distinguait fréquemment par des mises en pylônes et des passages sur le dos, dont les pilotes se tiraient humiliés et parfois à quatre pattes, sous les regards narquois des gars d'en face.
Il y avait aussi l'arrivée de la ligne Air Union, ancêtre d'Air France, qui desservait Paris - Lyon - Marseille. Nous avions une admiration certaine pour ses pilotes qui, à bord de limousines Breguet dont l'équipement ferait sourire un pilote d'aéro-club d'aujourd'hui, se tapaient des trajets tourmentés en se faufilant entre nuages et nappes de brouillard.
Cette limousine Breguet était une version civile du célèbre Breguet 19, tiré par un moteur Renault de 480 CV, amoureusement mis au point avant chaque vol par des "La Goupille" dont la tripe vibrait en synchronisme avec le vacarme des moteurs pendant les points fixes.
Nous réservions également une part de notre admiration à ces passagers, payant très cher l'honneur de risquer leur peau car, hélas parfois, ça ne passait pas et, parfois même, ça se terminait très mal.
Époque émouvante où le sang-froid, l'expérience, un sixième sens de pigeon voyageur, n'avaient pas été en partie remplacés par des aiguilles qu'il faut caler sur des repères.
Époque où, dans les escadrilles, ces merveilleux aéro-clubs, l'amitié avait cette chaleur et cette générosité dont on entoure les êtres qui peuvent disparaître.
Et Dieu sait s'il en disparaissait !
Où êtes-vous ? Dans quel paradis pour pilotes rêvez-vous à de nouveaux exploits ?
- Vous, capitaine Puget, victime avec le lieutenant Guingau, d'une panne au décollage sur Rafale, au départ des 24 heures d'Angers ?
- Vous, capitaine Vigouroux, également victime d'une panne de moteur sur Nieuport 62 ?
- Vous, sergent Taupin, qui êtes rentré dans le sol au cours d'un tonneau lent sur Morane 230, parce que votre passager avait bloqué le palonnier avec sa godasse d'intendance ?
- Et vous, caporal Jacob, dont le Gourdou s'est enfoncé dans le sol à la suite d'une perte de contrôle en vol dos ?
Tous, anciens de la I/5 des années trente, qui se souvient de vous ?
Et c'est pourtant grâce à vous, grâce à tous vos frères disparus, que des centaines de passagers traversent l'Atlantique, toutes les nuits en dormant, sans s'en apercevoir.
Alors, soyez heureux dans votre paradis. N'est pas victime celui qui a été volontaire et qui a servi la cause qu'il aimait.
Hubert BOITELET
Date de dernière mise à jour : 21/04/2020
Ajouter un commentaire