À la recherche d'un "djich"

Ouarzazate, janvier 1929

Inlassablement, le Potez 25 tourne au-dessus du djebel et lentement l'appareil se rapproche du sol dont il n'est plus maintenant qu'à une cinquantaine de mètres. Mon observateur, le lieutenant Brens, et moi, scrutons chaque repli de terrain, mais sans déceler la moindre trace de présence humaine. Tout au long de l'oued Ouarzazate, c'est le silence et l'immobilité des grands espaces désertiques. Entre l'Atlas et le djebel Sagho, les monticules de cailloux succèdent aux monticules de cailloux ; on dirait que le monde s'est transformé en océan de pierres.

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Potez 25

Deux heures plus tôt, nous avions quitté le terrain avec une mission précise : repérer un djich (1) descendu des montagnes et qui menaçait la région, puis les obliger à prendre la fuite en lâchant sur eux quelques rafales de mitrailleuse. L'ordre était peut-être facile à donner, il l'est moins à exécuter : les hommes que nous recherchons n'ont aucune intention de nous simplifier la tâche ; ils se déplacent en ordre dispersé et s'immobilisent au moindre bruit, profitant du terrain pour mieux se camoufler ! Leurs djellabas se confondent avec la couleur du reg, d'autant plus qu'ils les saupoudrent de sable, d'où la nécessité de voler au ras du sol pour les découvrir.

Avant de décoller, j'avais posé la question :

- « Si on les repère, mon lieutenant, qu'est-ce qu'on fait ? » 
- « On verra bien s'ils nous tirent dessus ou non ! » a simplement répondu Brens.

Il était difficile d'être plus concis !

Ainsi donc, depuis une heure, aux commandes d'un Potez 25, je fais ma première mission, première opération contre un adversaire qui, pour être invisible, peut surgir à tout moment sous mes yeux. Cette pensée ne cesse de me poursuivre et bien que le danger soit, en vérité, plutôt mince, une sorte d'exaltation s'est emparée de moi. J'aborde l'aventure...

Une exclamation de Brens m'arrache brutalement à mes méditations :

- « Attention ! Là, à droite ! » 

Je me penche vers le sol tout proche et, au beau milieu des cailloux, je distingue deux hommes accroupis, aussi immobiles que les pierres qui les entourent. Ils comprennent vite qu'ils ont été repérés et se lèvent, adressant à l'avion de grands gestes qui semblent des signes d'amitié ; je m'approche encore d'eux et je vois maintenant leurs longs fusils qu'on dirait sortis tout droit d'un conte oriental, mais ils ne semblent pas vouloir s'en servir ! Serait-on en présence d'amis ?

Incertain, je me retourne vers mon commandant de bord, et je constate que ce dernier, malgré son expérience du bled, paraît tout aussi perplexe que moi !

- « Je ne sais pas ce que ces gaillards ont dans le ventre ! »

me crie-t-il et, pour juger de leurs réactions, il lâche quelques courtes rafales de mitrailleuse, à petite distance des deux hommes, car il veut évidemment éviter toute méprise. Mais le feu n'arrête pas leurs démonstrations amicales ; au contraire, ils poursuivent le manège comme pour bien attester de la pureté de leurs intentions. Deux autres apparaissent même, qui agitent de grandes capes bleu ciel de mokhrasnis (2) comme des signes de reconnaissance. Toujours aussi incertain à leur sujet, Brens finit par ordonner :

- « Allons à Skoura, nous en saurons davantage sur leur compte ! » 

Skoura était un petit fortin, à quelques kilomètres, commandant une douzaine de goumiers.

Avec prudence, je pose mon Potez sur la surface exiguë prévue à cet effet, devant le fortin, d'où sort aussitôt le chef de poste. Mis au courant, l'officier n'a aucune hésitation :

- « Ce sont les gens du djich que vous cherchez et qui nous ont filé entre les mains, nous déclare-t-il. Ces types-là connaissent la musique ! Il y a quelques mois, ils nous ont tué plusieurs hommes et se sont emparés de leurs manteaux, dont ils se revêtent pour essayer de nous donner le change quand nous les découvrons. »

Sans en demander davantage, Brens et moi nous précipitons dans notre appareil et retournons à l'endroit de l'oued que nous venons de quitter... pour découvrir que notre gibier s'est évanoui dans la nature. Il ne nous reste plus qu'à regagner Ouarzazate.

Pendant deux jours, nous allons continuer l'exploration de toutes les pistes qu'utilisent les indigènes, à la poursuite de nos pillards fantomatiques, sans grand espoir de les retrouver. Finalement, nous nous rendons à l'évidence : ils ont regagné la montagne et il n'y a plus qu'à retourner à Marrakech, base de la 5, notre escadrille.

Ainsi cette première expédition dont j'ai tant rêvé s'achève-t-elle en queue de poisson. Pourtant, ma déception est vite surmontée quand le secrétaire souligne en rouge, sur mon carnet de vol, chacune des sorties que nous avons effectuées à partir de Ouarzazate, comme il était d'usage de le faire quand il s'agissait de vols de guerre. Des vols de guerre... les premiers à figurer sur mon carnet !

Dans le secret de mon cœur, j'éprouve une fierté enivrante ; j'ai le sentiment que le garçon de vingt-deux ans que j'étais hier encore a cédé la place au combattant que je suis désormais. Un jour le carnet de vol en question se remplira de vrais combats contre la Luftwaffe et la Kriegsmarine de Hitler...


Bernard DUPERIER

Extrait de "La vieille équipe" (Éd : Berger-Levrault - 1951)

(1) Djich : groupe de pillards rançonnant et dépouillant les sédentaires.
(2) Mokhrasni : partisan militarisé équipé et encadré.

Date de dernière mise à jour : 22/04/2020

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