Plongeon dans la Saône

Le 6 novembre avait été pour moi un jour important, car il avait vu naître mon fils. 

À la Compagnie, deux de mes collègues étaient malades et Bajac n'avait pu m'accorder qu'un congé de deux jours. Tout de même, il m'avait favorisé en me permettant d'assurer les départs du matin pour Londres. Je pouvais ainsi rentrer le soir et je n'étais absent de Paris que huit à dix heures. Le 10 novembre, je devais partir à 10 h pour revenir vers 16 h.

En arrivant au Bourget, il était un peu plus de 8 h 30, l'adjoint du directeur m'appela devant le hangar :

 - « C'est vous, Lechevalier, qui êtes de départ pour Londres ? Il y a un spécial pour Lyon. Si le pilote de réserve n'arrive pas d'ici quelques minutes vous irez à Lyon et il se rendra à votre place à Londres. » 
 - « Pas question, je dois aller à Croydon. C'est au pilote de réserve de partir s'il y a un spécial ou si le pilote de départ fait défaut. »
 - « La direction de Paris a déjà téléphoné à plusieurs reprises. C'est un spécial très important et elle veut que l'avion parte le plus tôt possible. »
 - « Elle me fait rire avec son "très urgent" ; c'est sans doute un type qui a fait la bombe toute la nuit dans les boîtes et qui a la frousse d'être mal accueilli par sa moitié s'il n'est pas de retour avant midi. »
 - « Non, c'est sérieux. »
 - « Qu'y a-t-il donc de sérieux ? »
 - « Un très grave accident. La colline de Fourvière s'est effondrée, qui couvre un quartier habité. Il y a de nombreuses victimes. Le Petit Parisien et Excelsior ont loué un Farman 190 et engagé une course de vitesse avec les agences de presse. »
 - « Le retour sera immédiat ? »
 - « Bien sûr ! Une heure ou deux d'arrêt à Lyon, pas plus. »
 - « Bon ! C'est toujours pareil. J'arrive en avance, je veux rentrer de bonne heure ce soir à la maison. Au lieu de partir en voyage régulier on me colle un spécial... »
 - « Allez vous préparer. »
 - « Dois-je emmener quelqu'un ? »
 - « Oui, un reporter photographe est là, je vais vous le présenter. »

Je me rendis à la salle des pilotes. J'en revins chaudement habillé, bottes montant à mi-cuisses et dont l'intérieur était en peau de mouton. Sur le corps mon sous-vêtement « Lemercier », veste très longue fourrée de cocons de soie, puis, par-dessus, un manteau de cuir ; aux mains, des gants fourrés et, sur la tête, mon serre-tête. J'étais ainsi équipé pour voler dans le "petit Farman" où le froid était vif. À cette époque les avions n'étaient pas chauffés comme aujourd'hui. La plupart étaient découverts et il fallait rester dans le remous glacé créé par l'avion lui-même.

Le reporter me confirma que nous rentrerions le plus vite possible. Son intention était de prendre quelques photos de la colline de Fourvière, puis d'interviewer quelques rescapés et de repartir.

L'appareil était prêt. Le temps de jeter un coup d'oeil à la météo et nous partirions.

À mon retour, le reporter me demanda :

 - « Quel temps à Lyon ? »
 - « Assez beau, le plafond est assez haut et, chose rare dans cette ville, la visibilité est très bonne. Sur le Morvan, ce n'est pas aussi satisfaisant, mais le temps est possible et le sera également pour le retour. »
 - « Vous sera-t-il possible d'effectuer un ou deux passages sur Fourvière avant d'atterrir, pour que je profite du maximum de lumière ? »
 - « Certainement. »
 - « À quelle heure y serons-nous ? »
 - « Il nous faudra à peu près trois heures. Si nous partons maintenant, nous survolerons Lyon vers midi. »
 - « À quelle altitude pourrez-vous faire ces passages ? »
 - « Entre 50 et 100 m, cela ira-t-il ? »
 - « Parfait, je pense que deux passages suffiront. »

Nous sommes montés dans l'avion, puis, après la mise en route, le point fixe et le décollage, nous avons mis le cap sur Lyon. Voyage sans histoires, pensais-je. Ce n'en sera qu'un de plus et, sur mon carnet de vol, j'inscrirai : F-AJGO. F-190. Paris-Lyon 2 h 50. RAS.

II devait en être autrement.

Au nord de Lyon, entre Maçon et Villefranche, la Saône avait débordé. Ce n'était qu'une immense étendue d'eau. Le lit de la rivière était reconnaissable au courant violent d'eau boueuse, où flottaient arbres, bestiaux noyés et barrières arrachées par le courant.

En arrivant à la montagne de Lyon, je volais à 50 m, ce qui permettrait au reporter Ercolini de remplir sa mission photo.

À cet endroit, la Saône est encaissée et coule entre deux collines assez élevées, d'un côté La Croix-Rousse, de l'autre Fourvière. J'étais dans le couloir, au-dessous des sommets. Ces collines sont couvertes d'habitations. En suivant les méandres de la rivière, je voyais par moments des gens dans leurs jardins, à quelques mètres du bout de mon aile.

Ercolini avait braqué son appareil et prenait ses photos. Après mon second passage, alors que je m'apprêtais à me diriger vers le terrain, il me demanda deux nouveaux passages.

En effectuant mon virage, forcément très serré, dans le fond de la vallée, mon moteur eut quelques ratés, puis s'arrêta. Panne provenant d'un manque d'alimentation ; l'essence n'arrivait plus. Pourtant, avant de m'engager dans le fond de la vallée, j'avais encore plus de 100 litres.

J'actionnai la manette de gaz, dans l'espoir d'une reprise du moteur, tout en dirigeant mon avion vers un petit terrain. Oh ! Un tout petit terrain, où je pourrais tout de même limiter les dégâts. En m'en approchant, j'aperçus des enfants qui jouaient au ballon et qui étaient éparpillés sur l'emplacement où j'aurais pu me poser. Plus question d'atterrir, je risquais de tuer ces gosses.

Un coup de pied sur le palonnier, j'amorçai un virage à droite, il ne me restait qu'une solution : la Saône ! Je criais à Ercolini :

- « C'est la carafe, enlevez vos chaussures et dès que l'on touchera l'eau, sautez dedans. »
- « Compris, et mon appareil ? »
- « Sauvez d'abord votre peau. Je ne sais pas nager, ne me laissez pas tomber ! »
- « Ne vous en faites pas, posez-vous le plus près possible de la berge. »
- « Attention... On passera sur le dos. » 

À ce moment, j'étais entre l'Ile Barbe et la berge. Un pont suspendu relie cette île à Lyon et je volais trop doucement, trop à plat pour essayer de passer par-dessus. Mais aussi trop vite pour toucher l'eau, car un choc dur aurait risqué de nous rejeter sur le pont. Tant pis, j'essayerais de passer entre le pont et l'eau. Ma vitesse était encore supérieure à 80 à l'heure et le zinc se posait à 70. Il ne devait y avoir guère plus d'un mètre entre le pont et la Saône. La manœuvre réussit. 

Cent mètres plus loin, en amont, le Farman toucha l'eau, rebondit un peu et le nez s'engouffra dans le fleuve.

Quelle impression désagréable que se poser sur l'eau avec un avion à roulettes ! Ercolini nageait déjà et était tout près de la berge de l'île lorsque je réussis enfin à sortir de la carlingue dans laquelle l'eau s'était engouffrée par toutes les ouvertures. 

Avec tout mon équipement, engoncé dans mes vêtements, je m'étais accroché au levier de frein (ce frein qui marchait si mal et qui, dans l'eau, m'empêchait de sortir), puis au compas ; j'avais enfin atteint la poignée de la porte.

Le courant entraînait ma machine qui flottait, la queue hors de l'eau, tout l'avant submergé. Je me tenais désespérément à ce qui sortait encore de l'empennage, mais qui, lentement, s'enfonçait. Le courant m'entraînait vers le pont, j'appelais Ercolini :

- « Le zinc s'enfonce, ne me laisse pas choir, je ne sais pas nager. »
- « Reste accroché à la queue, on vient à ton secours ! »
- « L'avion ne va pas tarder à couler. »
- « Sur le pont, on lance une corde. »

Lui est déjà pendu aux branches qui sont au bord de la rivière. Lorsque je repasse sous le pont, des gens ont jeté une corde. Je m'y agrippe et laisse à la dérive mon Farman, que le courant continue d'entraîner et dont seul maintenant l'empennage émerge de l'eau.

Les gens qui, du haut du pont, tiennent la corde, ont l'idée de me hisser. Ils n'ont pas pensé que mes vêtements sont surchargés d'eau et que je dois peser beaucoup plus de 100 kg. Je m'accroche à la corde de toutes mes forces, mais elle est mouillée. À chaque traction, un bout glisse entre mes mains. Je crie pour faire comprendre ce qui se passe, mais je n'arrive pas à être entendu. Eux aussi crient pour tirer avec ensemble et leurs voix couvrent la mienne. Je tiens encore l'ultime bout de la corde. Mes ongles entrent dans le chanvre... Elle m'échappe et je retombe dans cette Saône à l'eau boueuse et qui est tellement froide...

J'essaie de faire la planche. Est-ce ainsi que l'on doit s'y prendre ? Sans doute, puisque je réussis à me tenir à la surface. Cent mètres en aval il y a un barrage, mais, en ce moment, les eaux sont si hautes qu'il est recouvert ; tout de même, il est là et crée un remous. Lorsque je le franchis, je suis entraîné vers le fond. Je sens bien cette muraille au passage ; j'essaye de m'y agripper … en vain.

Je me débats comme un diable dans un bénitier. L'instinct de la conservation me fait donner des coups de pieds et de mains dans toutes les directions. J'ai la chance de toucher la paroi du barrage. Du moins il me semble que je suis sorti du remous et que je suis remonté à la surface. J'ai bu une bonne ration d'eau. Cela ne m'empêche pas de crier :

- « Je ne sais pas nager ! Au secours ! »

Ce n'était pas la peine d'appeler à l'aide, les riverains tentaient l'impossible pour me secourir. Par moments, je rne débattais et tâchais de me rapprocher de la berge. Chaque fois j'avalais un peu plus d'eau. Je me rappelle avoir vu à 50 m une barque... 

Je suis revenu à moi, allongé sur une table, nu comme un ver. Quelqu'un tirait ma langue et je subissais de fortes pressions sur l'estomac et le ventre, cependant que l'on me faisait remuer les bras. Un jeune homme me frictionnait les jambes et me versait à profusion sur le corps de l'eau-de-vie de marc. J'avais mal, très mal.

Ces souvenirs sont comme un rêve. On m'a raconté, par la suite, de nombreux détails sur mon sauvetage, lors des visites que je rendis à ceux qui m'avaient ramené à la vie.

Enroulé dans une couverture, on me transporta dans un petit hôtel, tout à côté, où l'on me coucha, entouré de bouillottes chaudes. À cause de ma noyade, ou par suite du choc, ou encore du froid, je me suis endormi tout de suite et ne me suis réveillé qu'à 5 h du soir.

Quand j'ouvris les yeux, à mon chevet se tenait le chef d'escale de Lyon, accompagné de différentes personnalités de la ville. Un médecin était là pour je ne sais quels soins, ainsi qu'un de mes collègues, de réserve à Lyon.

On m'avait, paraît-il, fait une piqûre. Elle ne m'avait même pas tiré de mon sommeil. On me posa des questions :

- Et maintenant, comment vous sentez-vous ? »
- Ça va ; mais si seulement la Saône charriait du bourgogne au lieu de cette eau sale et froide, ça irait très bien. » 

 Une des personnalités présentes me demanda  :

- « Le reporter nous a dit que vous auriez pu atterrir dans un champ. Est-ce vrai ? »
- « Mais non, je ne pouvais pas, il y avait des gosses qui jouaient. »
- « C'est cela que je voulais recueillir de votre bouche. » 

Un autre, le préfet je crois, me dit :

- « On nous a affirmé que vous ne saviez pas nager ? »
- « Non, je ne sais pas, mais je ne m'en suis pas trop mal sorti. Maintenant je vais apprendre pour de bon. »
- « Il était grand temps que l'on vous portât secours, on vous a repêché presque in-extremis. »
- « Croyez-vous que les journaux vont parler de cet accident ? »
- « Oui, déjà votre reporter qui, lui, a eu la chance de rester peu de temps dans l'eau, a envoyé des télégrammes à Paris. »
- « Alors, ma femme sera mise au courant, alors qu'elle garde le lit. »
- « Mme Lechevalier est souffrante ? »
- « Oui, elle a accouché il y a quatre jours et je suis bouleversé à la pensée qu'elle pourrait lire des articles où mon nom s'étalerait. »
- « Je vais télégraphier pour que le nom du pilote ne soit pas mentionné, me répondit le préfet. » 

Et tout le monde prit congé de moi, sauf le chef de centre et mon collègue, qui restèrent dans ma chambre. L'on discuta de ma panne. Je désirais aller à l'hôtel où je descendais d'ordinaire, mais mes vêtements étaient trempés.

Mon collègue se chargea d'acheter en ville ce qu'il fallait pour que je pusse m'habiller. Ce camarade, un peu plus petit que moi et un peu moins corpulent, me rapporta des effets à sa taille. Après l'essayage, il était trop tard pour les changer, les magasins devaient être fermés. Tant pis, je sortirais à l'étroit dans mes vêtements.

À l'hôtel, des amis lyonnais m'attendaient et insistèrent pour que je dîne avec eux. Je ne pouvais refuser. J'assistai à ce repas sans absorber autre chose qu'un bouillon. Je ne me sentais pas bien.

Mes amis me proposèrent de les accompagner au spectacle. Ils m'emmenèrent au cinéma Grolée, où l'on jouait un film : La boule de cristal. J'acceptai. J'aurais certainement été mieux dans mon lit ! Le film n'avait rien de spécial. Au cours du scénario, un fakir, aux longs doigts crochus, lisait l'avenir dans une boule de cristal. Rentré à l'hôtel, je m'endormis rapidement, mais j'avais la fièvre et je délirais. Dans la nuit, on manda un médecin. Je voyais des longs doigts crochus me fouiller la poitrine pour en faire jaillir du vin. Le lendemain, on me transporta par ambulance jusqu'au terrain. On m'emmena allongé dans l'avion, sur un matelas, jusqu'à Paris. Au Bourget, une ambulance était là, qui me conduisit chez moi, à Clichy.

À mon domicile, les infirmiers me proposèrent de me porter sur leur civière jusqu'à mon appartement. Je refusai leur offre, ne voulant pas donner d'émotion à ma femme, non relevée de ses couches. Ma belle-mère, au courant de mon aventure, était dans l'entrée. Elle était inquiète pour sa fille et pour l'allaitement de mon fils.

Lorsque je pénétrai dans la chambre, je remarquai immédiate­ment que ma femme avait sur son lit l'Excelsior et différents jour­naux. Me croyant de retour de Londres, elle avait lu sur les jour­naux l'accident de mon avion dans la Saône. Comme on me l'avait promis, le nom du pilote n'avait pas été mentionné.

- « Quel est celui de tes collègues qui traverse la Manche tous les jours et qui trouve le moyen d'aller tomber dans la Saône, à Lyon ?  »
- « Eh oui ! C'est pourquoi je te disais qu'il ne faut pas juger trop vite. »
- « C'est vrai ce qu'ils écrivent en légende, sous les photos, que tu as failli te noyer ? »

Elle se mit à sangloter. De mon mieux je la calmai : cela n'avait pas été aussi grave qu'elle pouvait se l'imaginer et tout s'était bien passé, puisque j'étais là.

Elle voulut lire les articles et elle apprit tous les détails de mon aventure, jusqu'à mon repêchage au moment où j'avais la tête dans l'eau et que, seul, mon dos apparaissait à la surface (ce que moi-même j'ignorais).

Je souffrais dans le côté. Était-ce la fièvre ou la détente ? Je faillis me trouver mal. Je me couchai et le docteur vint. J'avais une bonne congestion. C'était assez sérieux, et il me fallut plus d'un mois pour me remettre d'aplomb et pour reprendre mon travail de pilote. 

L'avion fut ramené à Paris sur une plate-forme de wagon et placé dans le coin d'un hangar. Construit en contre-plaqué, il se déforma tellement qu'il n'avait plus l'allure d'un Farman. Son long séjour dans l'eau avait commencé à faire pourrir le bois. On le démonta et récupéra seulement la ferraille. Tout le reste dut être brûlé.


Charles LECHEVALIER

Extrait de "95 fois le tour du monde" (Éd. du Seuil - 1951)

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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