Noël dans le Marquenterre

La veille de Noël, tous les services entre Paris et Londres étaient doublés, triplés même. Les Anglais voulaient passer Christmas chez eux.

Dans mon Lioré, au départ du Bourget, tous les sièges étaient occupés. C'était le dernier départ pour Londres. Il ne faisait pas très beau entre Beauvais et la côte anglaise. Les autres avions étaient partis deux heures plus tôt. Un "Impérial Airways" avait quitté le Bourget 15 mn avant moi, nous arriverions à peu près ensemble à Croydon, presque à la nuit.

Depuis Beauvais, je volais bas. Les nuages étaient à 100 m. Il bruinait, cette petite pluie fine réduisait beaucoup la visibilité. Je venais de survoler Abbeville, lorsque les pare-brise se recouvrirent d'une légère couche de glace. En quelques minutes, cette couche s'épaissit. L'avion s'alourdit. Il volait mal. J'étais obligé d'augmenter la puissance des moteurs pour tenir l'air. 

D'accélération en accélération, je me trouvai pleins moteurs. L'avion volait de plus en plus difficilement. Je ne pouvais rester longtemps "pleins gaz", mes deux Renault me laisseraient tomber. Ce ne furent pas les moteurs, cette fois, qui m'abandonnèrent, mais l'appareil lui-même. J'avais essayé de le maintenir en vol, mais il ne cessait de descendre. J'ai littéralement laissé tomber mon Lioré sur un champ.

Le bord de mes ailes était recouvert de 8 cm de glace et le nez de ma machine d'une quinzaine. De la glace, il y en avait partout : sur les mâts, sur les cordes d'ailes, sur les trains d'atterrissage.

Nous étions à 3 km d'un village. D'une ferme, des gens étaient venus et, avec une carriole à cheval, m'emmenèrent pour téléphoner. Je réussis à joindre notre correspondant à Abbeville et lui demandai de mettre à notre disposition des voitures automobiles pour mes passagers et leurs bagages. 

Cinq autres avions avaient atterri dans la région par suite du givrage. L'anglais, parti devant moi du Bourget, s'était posé, lui aussi, dans un champ. Notre correspondant aurait bien voulu envoyer des voitures. C'était impossible, à cause du verglas qui interdisait toute circulation routière.

Le froid était vif. Les passagers avaient été emmenés à la ferme. C'est là que je les retrouvai, en leur apportant de peu brillantes nouvelles. Ce fut la consternation générale. Où les Anglais allaient-ils passer leur nuit de Noël ? Et leurs amis et parents qui les attendaient à Londres ! Certains me demandèrent d'essayer de les ramener à Paris. Là, au moins, ils pourraient fêter Noël. Il n'en était point question. Ils demeureraient dans le village ou à Abbeville, si toutefois les voitures pouvaient venir les chercher.

Nous étions "en carafe" et nous y étions bien !

J'étais aussi navré qu'eux. Il me fallait, d'autre part, m'occuper de trouver des logements pour tout le monde.

Les paysans acceptèrent d'allumer un grand feu dans la cheminée, puis on fit chauffer du vin pour réconforter aussi bien les passagers que l'équipage.

Faute de whisky et de gin, les Anglais burent copieusement du vin chaud. Ils commençaient à voir la vie plus en rose ; je demandais, pour les hommes, des "brûlots" à l'alcool. J'aidai la fermière à les confectionner.  Rapidement, les couleurs revinrent aux joues. Les passagères, à leur tour, réclamèrent des "brûlots".

Fatalistes, et l'alcool aidant, mes passagers oublièrent Londres et Christmas. Mais les estomacs criaient famine. La fermière proposa des omelettes et, comme elle avait du jambon, nous prépara un dîner aussi bon qu'imprévu. Des poulets furent tués qui, bientôt, devant la cheminée, sur des broches, rôtirent.

II était près de minuit. Les paysans annoncèrent qu'ils allaient être obligés de partir pour se rendre à la messe de minuit.

À l'unanimité, tout le monde décida de se rendre au village. Ce fut un départ général, les dames dans la carriole, les hommes à pied.

Dans le petit village, il y avait un hôtel-restaurant. Un souper serait préparé pour 2 h du matin et des chambres transformées en dortoirs. L'hôtelier fit merveille, et mes passagers furent enchantés de ce réveillon improvisé. Il nous fallut aider plusieurs d'entre eux à se coucher, tant le repas avait été copieux et bien arrosé.

Le lendemain, vers midi, l'avion dégivré, nous repartîmes pour Croydon.


Charles LECHEVALIER

Extrait de "95 fois le tour du monde" (Éd du Seuil - 1951)

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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