Naissance de l'hydravion

Si vous demandez à quelqu'un de vous dire qui était Lilienthal, Blériot, Farman ou encore Santos-Dumont, vous avez de bonnes chances de recueillir une réponse à peu près correcte. Si vous posez la même question à propos d’Henri Fabre, il y a fort à parier que le résultat ne soit pas le même. Et pourtant, il mériterait d’être mieux connu cet homme qui, le 28 mars 1910, fut le premier, voici cent ans, à décoller un hydravion. C’est à travers ses mémoires, intitulés “J’ai vu naître l’aviation”, qu’il écrit à l’âge de 98 ans, quatre ans avant sa mort en 1984, que nous pouvons comprendre comment il en est arrivé à réaliser cet exploit.

Fabre d

Dans l’introduction de l’édition de 1980 de ses mémoires, André Turcat dit d’Henri Fabre :

« Qu’il avait tout à la fois la science de l’ingénieur, une large aisance familiale, le goût de l’expérimentation et l’enthousiasme cueilli dans des lectures d’enfance. »

Toutes les clés de la réussite de ce pionnier de l’aviation sont réunies dans cette phrase.

À quatre ans, il est fasciné par un jouet ultraléger, véritable hélicoptère dont l’hélice est actionnée par un caoutchouc. Tout jeune, il acquiert ainsi la conviction qu’il sera possible de voler :

« Dans mon sommeil et dans mes rêves éveillés, le vol tenait une grande place. » écrit-il.

Plus tard, il prend conscience qu’il arrive à une époque où les progrès techniques rendront possible la réalisation de son rêve. À quatorze ans, ayant déjà passé des heures à observer le vol des oiseaux, à analyser le ricochet des cailloux plats sur la surface de l’eau et à méditer sur les écrits de Mouillard (1), il découvre Lilienthal dont il dit que :

« De tous les pionniers dont la somme des travaux a abouti à la conquête de l’air, c’est pour moi le plus grand. »

Les 2000 vols réussis par Lilienthal avec ses planeurs le confortent dans ses convictions.

Dès sa licence de sciences en poche, il envisage de “(se) mettre à travailler pour arriver à voler”. Toutefois, son père le pousse à obtenir au préalable un diplôme d’ingénieur afin d’être mieux armé, à la fois pour ses recherches, mais aussi pour réussir sa vie professionnelle au cas où ses travaux n’aboutiraient pas. En effet, son père ne semblait pas beaucoup y croire. Mais il laisse son fils se lancer dans cette voie et n’hésite pas à l’aider financièrement. L’aisance et le réseau de relations de sa famille seront pour Henri Fabre des atouts inestimables.

Suivant les conseils de son père, il obtient son diplôme d’ingénieur de l’École Supérieure d’Électricité en 1906 et peut enfin se lancer dans ses recherches, nourri par la lecture de tout ce qui a été publié sur la navigation aérienne et par les rencontres que son tissu de relations familiales lui permet de faire. Il aura ainsi de nombreux contacts avec Ernest Archdeacon, Gabriel Voisin, Santos-Dumont, le comte de Lambert, Louis Breguet et bien d’autres.

Pourquoi un hydravion et non pas un aéroplane ?

Henri Fabre est le descendant de douze générations d’hommes voués à la mer et il se revendique volontiers comme marin. Pour lui, une aile et une voile se ressemblent, c’est toujours de vent qu’il s’agit, écrit-il. Dans le cadre de ses expérimentations, il recherche où il pourrait bénéficier d’un vent stabilisé et c’est sur l’étang de Berre qu’il pense trouver les meilleures conditions. Considérant par ailleurs qu’un aéroplane amerrissant à forte vitesse dans l’eau ne se ferait pas de mal, c’est la formule de l’hydravion qu’il privilégie.

Il établit son programme d’essais en trois phases, chacune axée sur l’un des éléments de son hydravion : les ailes, les flotteurs et l’hélice. Avec les cent mille francs or mis à sa disposition par son père, il commence par acheter un remorqueur, baptisé l’Essor, transformé en atelier flottant pour lui permettre de mener à bien ses essais sur l’étang.

En ce qui concerne les ailes, après l’essai de diverses formules de planeurs qu’il tire avec son remorqueur, face au vent, il porte son choix sur une formule dite “canard”, après qu’il a pu en découvrir l’efficacité grâce à un modèle réduit, fourni par un ami, dont la propulsion était assurée par une hélice arrière actionnée par un moteur à caoutchouc. Ce “canard” était constitué d’ailes à l’arrière surmontées d’une dérive et d’un petit plan horizontal à l’avant également surmonté d’une dérive, plus petite.

C’est encore avec l’Essor, sur lequel il installe un treuil électrique dont la vitesse du câble vient s’ajouter à celle du bateau, qu’il teste les flotteurs. Il retient la formule de deux flotteurs arrière, au niveau des ailes et d’un flotteur avant au niveau du petit plan horizontal. Leur incidence est telle qu’ils ne puissent enfourner dans les vagues. Il dépose un brevet pour ce dispositif qui sera utilisé en particulier sur les hydravions anglais Short.

Il construit donc son hydravion sur ce modèle du canard avec son dispositif à flotteurs. Avant d’y installer un moteur il voulut savoir si, en le remorquant à grande vitesse, il pourrait le faire décoller. Laissons-le nous expliquer comment il s’y prend :

« Pour obtenir cette vitesse, j’utilisais un procédé inspiré du pylône des Wright : avec deux grosses poulies doubles, la première sur une bouée solidement ancrée dans l’étang et l’autre à l’arrière de l’Essor, sur le croc de remorque. Je constituai ainsi un palan à quatre brins dont la corde devait avoir dans les 400 m de long. Quand l’Essor se mit à tirer avec ses 200 cv, il imprima à mon appareil une vitesse qui était quatre fois la sienne.

J’avais pris place sur une planchette suspendue là où plus tard serait accroché le groupe moteur. Quand je vis mes flotteurs ne reposant plus que sur leur pointe arrière, je ressentis une vraie joie : depuis trois ans que je travaillais, c’était la première fois que je me trouvais sur un engin proche de l’envol. »

Enfin, c’est avec des hélices biplanes montées sur un haut bâti fixé à une voiture Renault et couplées au moteur de cette dernière pour en assurer la traction, qu’il effectue ses premiers essais d’hélices. Devant leur rendement médiocre, il les abandonne pour les nouvelles hélices en bois.

Fabre c

Restait à régler la question du moteur. Le poids des moteurs de l’époque a longtemps représenté un handicap majeur et Henri Fabre, comme tant d’autres, s’est heurté à ce problème. Il effectue ses premiers essais avec trois moteurs Anzani de 12 cv entraînant par courroie une grande poulie solidaire de l’hélice. Mais ses 36 cv lui coûtent 220 kg, beaucoup trop pour lui permettre de voler. Par ses relations, il fait la connaissance de Laurent Seguin, l’inventeur du fameux Gnome à sept cylindres rotatifs de 50 cv pour un poids de 60 à 70 kg. Un ami de son père, rencontré au meeting de Reims en 1909, l’aide à s’en procurer un. Ce moteur, placé tout à l’arrière de l’appareil, a l’avantage de ne pas projeter d’huile sur le pilote.

Fabre b 1

Tout est enfin réuni pour qu’Henri Fabre envisage son premier vol. Laissons-lui la parole pour nous le raconter :

« Jamais je n’étais monté en avion, pas plus comme passager que comme pilote, je ne pouvais donc nullement me fier à mes réflexes, mais mon appareil était étudié pour être automatiquement stable, et, avec ce temps parfaitement calme, je devais pouvoir voler sans intervenir dans les commandes et étais bien décidé à n’agir d’abord que sur les gaz.

La main sur la manette d’admission, je laissai l’appareil se lancer : un des flotteurs arrière se souleva, je ralentis, et un réglage du point mort du gauchissement me permit de modifier l’incidence relative des deux ailes.

J’accélérai de nouveau : cette fois les deux flotteurs arrière se soulevèrent en même temps, l’appareil s’équilibrant sur le flotteur avant, qui lui-même finit par quitter l’eau : j’étais en l’air, parfaitement stable, glissant sur cette mer d’huile ou bourdonnant à quelques mètres au-dessus d’elle dans l’atmosphère endormie, l’impression était la même. Les gaz diminués, je vis bientôt le flotteur avant s’appuyer doucement sur l’eau, y laissant une fine trace comme celle du diamant sur la vitre.

De nouveau, je décollai, allongeant de plus en plus mes vols, amorçant en l’air de larges virages. Jamais aucun mouvement brusque, jamais un choc aux amerrissages. Mon appareil ne m’inspirait pas la moindre méfiance et, quand je revins à bord, mes spectateurs trouvèrent que j’avais là un engin de tout repos dont les mouvements, si doux, n’inspiraient aucune inquiétude.

Laurent Seguin, l’inventeur de mon 50 cv Gnome, alors passager sur l’Essor, décréta que le plus pressé était de faire constater le résultat.

Et, l’après-midi, un léger clapotis s’étant levé sur l’étang, ce fut dans le port de La Mède que je fis deux décollages devant M. Bazin et un huissier, flanqués de deux gendarmes. »

Fabre a

Étonnante, cette facilité apparente, fruit de plusieurs années de travail et d’expérimentations. Longtemps, la formule de l’hydravion eut de chauds partisans avant que ne s’impose l’avion en raison de sa plus grande souplesse d’exploitation. Il reste que dans certaines régions, lorsque les plans d’eau sont nombreux, la formule garde tout son intérêt.


Hugues de Sacy

Extrait du "Piège" n° 202 de septembre 2010

(1) Louis Pierre-Marie Mouillard était un ingénieur français du XIXe siècle, pionnier de l’aéronautique, qui s’est intéressé, en particulier, à l’étude des oiseaux. Il a publié de nombreux essais dont l’essai d’ornithologie appliqué à l’aviation et l’empire de l'air.

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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