La visite du Sultan

La scène se passe dans les années 30 à Châteauroux. L'affaire avait été montée, racontait Malipier, par deux de ses camarades sous-officiers : Bruneau et Escudié qui avaient des loisirs lorsqu'ils se retrouvaient aux arrêts de rigueur pour des fantaisies diverses. Avec de bons amis, parmi lesquels je me souviens de Picot, de Bonneteau, de Lauzun, rédacteur du journal local, frère du capitaine qui "sévissait" sur la base, ils avaient imaginé le canular suivant.

Une visite du Sultan du Maroc à la foire commerciale de Châteauroux. Le sultan serait joué par Bruneau, et sa suite comprendrait Escudié et ses camarades. Grâce à la naïveté ou à la complicité du directeur du Département de l'Indre, nommé je crois Adam, l'opinion avait été préparée à cette visite qui était plausible car le Sultan était en France.

Ce qui paraît invraisemblable c'est que les autorités aient pu suivre. Le téléphone marcha. Paris ne démentit pas et, des civils aux militaires, en passant par l'évêché, chacun se prépara à faire un bon accueil à sa Majesté le Sultan du Maroc.

Ce qui corsait l'affaire c'est que Bruneau et Escudié, une fois de plus aux arrêts, devaient sortir de la base pour tenir leur rôle au moment voulu. Au dernier moment un des emplois dut être changé car son titulaire avait été désigné pour commander une section d'aviateurs à l'arrivée du sultan en gare de Châteauroux.

Au jour J, que la presse locale inonda d'articles, nos compères prirent, en voiture, et à moto, le chemin de la gare d'Issoudun, en tenue, et prirent des billets de première pour l'express de Paris. Dans le compartiment vide d'un wagon presque inoccupé, rideaux baissés, entre Issoudun et Châteauroux, vareuses et casquettes furent troquées contre haïks, chèches, gandouras de location. Les tenues furent mises dans les valises qui avaient amené l'arsenal marocain de sa majesté et de sa suite. Chacun se pencha sur son fond de teint et sur sa barbe ou sa perruque postiche. Bruneau repassa son discours, et on fit passer à la ronde une bouteille de Cognac pour se donner du cœur. On leva les rideaux du compartiment pour que les passagers du wagon s'accoutument à ce spectacle assez insolite.

Enfin le train entra en gare de Châteauroux, et les autorités, ainsi qu'une petite foule, virent apparaître à la portière de son compartiment, le Sultan souriant, la main sur le cœur. Bruneau eut un moment de crainte en apercevant au premier rang, sur le quai, son patron de Marancourt, appelé aussi le "Grand Jules", qui n'était pas très commode.

Majestueusement, en essayant de ne pas trébucher, le Sultan descendit du train tandis que le Préfet lui tendait une main avenante, en prononçant quelques phrases de bienvenue. Le Sultan son petit discours, en un français assez difficile, et suivi de sa suite, sortit de la gare avec les autorités, applaudi par la foule de curieux et salué par un détachement dans lequel un aviateur avait du mal à tenir son sérieux. Après avoir répondu à la foule par de grands gestes, le Sultan et sa suite prirent place dans les voitures officielles pour se rendre à la préfecture où une cérémonie était préparée, et où le Sultan devait passer la nuit. L'affaire se corsait, et Bruneau voulant mettre un peu de fantaisie dans le programme préfectoral, bondit sur l'occasion qui se présenta quand les voitures longèrent la place où la foire populaire battait son plein.

                 - « Pouvons-nous regarder un moment, demanda-t-il à son hôte ? »
                 - « A vos ordres, Majesté, répliqua le Préfet. »

Bruneau descendit de voiture et, suivi de ses sbires et des autorités, se dirigea vers un manège de chevaux de bois qui faisait tourner la jeunesse de Châteauroux. En un clin d'œil, profitant d'un arrêt du manège les faux Marocains bondirent sur chevaux, ou cochons, et, aux applaudissements des badauds commencèrent à tourner, en proie au fou-rire, sous les yeux effarés du Général, du Préfet, du Maire, et des personnages de moindre envergure.

Sultan
(Dessin de l’auteur)

Mais subitement une gandoura un peu haut retroussée, révéla un pantalon bleu-marine que l'œil perspicace d'un militaire identifia au passage. Il y eut des chuchotements entre le général, le Préfet, le Grand Jules, le Maire, et Bruneau qui ne perdait rien du spectacle, du haut d'un cochon rigolard, fit des signes à sa petite troupe qui rapidement sauta en voltige du manège et se perdit dans la foule du mieux qu'elle le put. Stupéfait, le cortège castelroussin n'avait pas bronché, et ce temps fut bien mis à profit par nos lascars pour gagner une rue isolée où les attendaient divers moyens de locomotion.

Notamment, les héros de l'affaire ayant jeté leurs haïks et autres gandouras, bondirent sur une moto, et regagnèrent la base par une entrée interdite. Il était temps, car leur colonel, que le pantalon bleu avait travaillé, faisait dare-dare faire un appel à la chambre des arrêts de rigueur où nos Bruneau et Escudié, très décontractés répondirent présent.

On en parla longtemps à Châteauroux, et l'enquête menée par la Préfecture furieuse ne donna rien. De Marancourt suspecta bien Bruneau mais il avait intérêt à ne pas discréditer sa base et, le secret étant assez bien gardé, les héros de l'affaire ne se dévoilèrent qu'assez longtemps après, ne pouvant supporter de rester dans l'anonymat et mis en avant par les camarades qui étaient dans la confidence.


Augustin-Jean REY

Extrait de « Pilote de mes fesses » d’Augustin-Jean REY

PS : Cette histoire parait invraisemblable ... et pourtant : engagé en septembre 1944, j'ai été encadré par des sous-officiers qui servaient dans l'Armée de l'air au cours des années trente. Plusieurs de ceux qui étaient affectés à Châteauroux à l'époque, m'ont raconté cette histoire qui est rigoureusement authentique.

Jean HOUBEN

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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