La lettre pour Gambetta

Une aventure aérostatique bien française et cependant complètement oubliée ... en France.

Nous sommes au mois de novembre 1870, en plein siège de Paris. Grâce à un pigeon voyageur parvenu dans la capitale, le Gouverneur de Paris, le général Trochu, est en mesure de lire un message de Gambetta concernant la situation militaire. Dans celui-ci Gambetta déplore l'immobilis­me des troupes parisiennes. En effet, une ou plusieurs tentatives de sortie de Paris auraient mobilisé les Prussiens autour de la ville, empêchant les troupes ennemies de se joindre à celles du prince Frédéric Charles.

Pour répondre à Gambetta, Trochu décide le lancement d'un ballon, le "Ville d'Orléans". Il faut cependant prendre certaines précautions, les menaces de Bismarck contre les aéronautes quittant Paris encerclé, sont de plus en plus inquiétantes.

C'est ainsi, que depuis peu, les ballons s'envolent de nuit pour éviter d'être la cible du nouveau mousquet à ballon, Krupp.

ballon-1.jpg
Préparation d'un ballon place Saint-Pierre à Montmartre en 1870 (Photo Nadar)

La réponse que va emporter ce 34ème départ est d'importance : iI doit pré­venir Gambetta qu'une tentative de sortie doit être menée par le Général Auguste-Alexandre Ducrot, en vue d'effectuer sa jonction avec la 2ème Armée de la Loire.

C'est donc à 11 h 40, à la Gare du Nord que le "Ville d'Orléans" s'élè­ve, avec à son bord, Paul Valéry Rolier, pilote, dont c'est la 2ème ascension, et son aide Léonard Jules Bézier.

Le vent est du sud-oust et on espère que l'atterrissage aura lieu dans le nord de la France, voire en Belgique, d'où les aéronautes pourront regagner Tours, refuge du gouvernement français.

Dès le début du voyage, la nuit et le brouillard isolent les aéronautes de la terre, ils n'ont plus aucun point de repère dès que les lumières de Paris ont disparu.

Vers 2 h 30 du matin, les voyageurs sont intrigués par un bruit continu ... Ils pensent qu'il s'agit d'un train se dirigeant dans la même direction qu'eux, vers le nord. Un peu plus tard, le même bruit se fait encore entendre, mais de façon plus persistante.

Croyant toujours à la présence de trains, les aéronautes se demandent pourquoi ils n'entendent pas les sifflets si caractéristiques des chemins de fer.

Dès la levée du jour, vers 6 h, le ballon descendant, le spectacle devient moins flou : la masse sombre située sous le ballon font penser à Rolier et Bérier qu'ils survolent une forêt. Une forêt qui bleuit et qui se transforme en mer écumeuse, maintenant bien visible à la longue vue.

Mesurant le risque qu'ils courraient, le pilote et son aide décident de lâcher un pigeon dont le message indiquera à Paris, la nature de la situa­tion. Ils n'attendent aucun secours mais désirent qu'on sache au moins la raison de leur disparition probable.

Au dernier moment, le lâcher du pigeon est différé tant le brouillard est épais - cette précaution est certainement superflue, le volatile ayant une boussole secrète insensible au brouillard.

En vue d'un atterrissage ou d'un amerissage inévitable, Rolier décide de voler assez bas. Bézier lui, ne réagit pas, il est prostré au fond de la nacelle.

Au cours de ce survol maritime, le "Ville d'Orléans" rencontre des navires, mais aucun contact n'est possible. Le ballon est même observé et salué par l'équipage du Brik "Isa", lequel fait route vers Tronsberg (Norvège) venant de Hull : le Capitaine suppose que le ballon se dirige volontairement vers la Norvège, venant de France.

D'autres navires observent le ballon et sa présence fait l'objet d'une information tant en France qu'en Norvège.

A 11 h 30 Rolier décide de laisser traîner le guiderope dans l'espoir que le marin d'un bateau puisse le saisir.

Vers midi, un dernier navire se présente sur la route du ballon. La manœuvre d'approche commence, les matelots sont prêts, le ballon est descendu à quelques mètres de la mer. Malheureusement, il se trouve trop loin du bateau : la manœuvre est ratée.

Il faut absolument regagner de l'altitude pour éviter les grosses vagues qui atteignent le panier. Deux sacs de sable ne suffisent pas à alléger le bal­lon suffisamment. Rolier abandonne l'un des deux sacs de courrier de 125 kg.

Un quart d'heure après, le "Ville d'Orléans" vogue à 300 m puis à près de 500 m, ayant été réchauffé par le soleil.

A cette hauteur, les voyageurs ne voient pas le sol. La température est de l'ordre de - 30 °C, ils sont entourés par du givre et des glaçons.

La soupape est manœuvrée, ce qui provoque une longue descente à la recherche d'un air plus tempéré et d'un point de repère visuel.

Au bout d'un long moment quelques secousses préviennent les égarés, que le guiderope balaye une forêt.

Soupape ouverte et ancre jetée, le ballon finit par s'arrêter sur un sapin. Rolier arrive à se dégager de la nacelle tandis que Bézier se prend une jambe dans la corde d'ancre et se retrouve suspendu par un pied, la tête en bas, pendant que le ballon, allégé amorce sa remontée puis disparaît.

Les deux voyageurs sont maintenant en train de s'ébrouer dans la neige pendant que leur ballon, déjà loin, emporte les vêtements, les pigeons, les provisions et tous les objets de survie.

Il est 14 h 25, la situation est critique mais, maigre consolation, Rolier a sa boussole dans sa poche...

Une fois relevés, debout, prêts à marcher, les rescapés s'aperçoivent que la forêt recouvre une petite montagne qu'il leur faut descendre pour gagner la plaine, où peut-être ils trouveront âme qui vive. La descente est pénible et pleine d'embûches, chemin faisant, ils rencontrent les animaux sauvages : des loups et des lynx.

Après de nombreuses péripéties dans ce monde inhospitalier, les voya­geurs trouvent une cabane en ruine qui leur permet tout de même de s'abri­ter et dormir.

Le 26 novembre à 6 h 30 du matin, ils reprennent leur marche, la faim au ventre. Plus tard, vers 11 h, l'espoir revient, en voyant quelques signes de civilisation : un char de foin, une cabane, du feu, du lait, du café et... une marmite de pommes de terre.

Instinctivement, les aéronautes attendent... ils espèrent le retour des occupants du lieu. Effectivement, quelques instants plus tard, deux hommes arrivent avec leurs chevaux : ce sont les frères Strand.

Le dialogue s'établit par signes et rapidement les Français sont récon­fortés par un repas chaud après lequel ils se mettent à l'aise.

Rolier enlève ses bottines sans savoir que ce geste va dénouer partiel­lement l'incertitude dans laquelle se trouvent ces hommes sans moyen de communication. En effet l'un des frères Strand, voyant la chaussure y lit le nom du fabricant et l'adresse, à.... Paris.

Les hommes perdus sont donc des Français ? De son côté un frère Strand sort une boîte d'allumettes sur laquelle Rolier peut déchiffrer le mot Christiania... Les envoyés de Trochu savent maintenant que le vent les a poussés en Norvège.

Le voyage de 1.246 km a été effectué en 14 h 45 mn soit à la vitesse moyenne de 84 km/h.

Remis de leur surprise, les messagers de la République reprennent leur marche, mais accompagnés des frères Strand, leurs guides. Ils font étape à la ferme familiale, plus loin, dans la plaine où ils trouvent l'accueil le plus hospitalier.

Au bout de 20 h de traineau, ponctuées par des escales de proche en proche, où l'accueil des voyageurs est toujours aussi chaleureux, les aéro­nautes arrivent à Kronsberg où le télégraphe permet d'annoncer au Consul général de France à Christiania, le miraculeux sauvetage.

Le 28 novembre, Rolier et Bézier arrivent au parc de Hongsand (actuel­lement Hokksund) où ils sont acclamés par 2.000 personnes.

Un banquet somptueux les attend ainsi que de nombreuses cérémonies et marques de sympathie enthousiastes et populaires - du même coup la France est vivement honorée à chacune de ces manifestations.

Le lendemain, les français ont la surprise de retrouver leurs pigeons et le 2ème sac de courrier retrouvé dans la nacelle du ballon.

Quant au sac de courrier jeté à la mer en guide de lest, il est également retrouvé par des pêcheurs : les lettres soigneusement séchées pourraient être acheminées à leurs destinataires.

Gambetta est prévenu par un message de l'aventure arrivée à l'équipa­ge du "Ville d'Orléans" et de son sauvetage. Il prend également connais­sance du texte du pli que Bézier portait sur lui et lui étant destiné : celui-ci fait part de l'intervention imminente des troupes de Ducrot, dont la mission sera d'effectuer une jonction avec l'armée de la Loire, vers Bourges.

En Norvège, pendant que les fêtes et les aubades se succèdent, que les échos de la Marseillaise retentissent partout, les autorités font du ballon et de ses accessoires des objets d'admiration.

Le ballon proprement dit est confié à l'université de Christiania. La nacelle et les objets divers sont déposés au musée d'Oslo.

Enfin, les éléments métalliques sont transformés en médailles et ven­dues au profit des blessés de l'armée française.

Après des adieux touchants et émouvants Rolier et Bézier s'embar­quent à destination de Londres, puis de Southampton pour Saint-Malo. Ils rejoignent Tours le lendemain.

Les norvégiens n'en restent pas là.

Après le départ des français, les fêtes redoublent au mois de janvier 1871, en l'honneur des valeureux aéronautes et de la France.

Un an plus tard, Rolier et sa femme retournent en Norvège pour remer­cier une nouvelle fois tous ceux qui ont si merveilleusement accueilli les braves aéronautes en 1870.

Ils vont même jusqu'à retourner sur le lieu de l'atterrissage malgré les difficultés climatiques et chaotiques du chemin. Mieux, le Roi Oscar reçoit Rolier.

Jusqu'à nos jours, les Norvégiens continuent à commémorer cette extraordinaire épopée.

Et nous Français y pensons-nous seulement de temps en temps ?


Serge LEROY

Extrait de "Pionniers" n° 128 d'Avril 1996

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

Ajouter un commentaire