Une escale à Fréjus pendant le Paris-Rome

En 1911, Roland Garros s'inscrit pour participer à la course Paris-Rome. Parti de Buc, il se pose tout d'abord à Tonnerre puis à Dijon pour ravitailler. Ensuite escale à Lyon avant de s’arrêter pour la nuit à Avignon. Le lendemain, il redécolle mais, victime d'une panne, il est contraint de se poser à proximité de Mallemort. Son avion, très endommagé lors de l'atterrissage, ne peut être réparé rapidement. Pour continuer la course, Garros n'a d'autre solution que d'acheter, d'occasion et au prix fort, un appareil en très mauvais état. Dans ce qui suit, il relate le troisième jour de la course qui l’oppose à Conneau (nom d’emprunt du Lt de Vaisseau André Beaumont).


On vint me réveiller vers deux heures. [...]. Conneau était en panne et en réparation avant Fréjus. [...] Je repartis, plein d'entrain. Le vieux moteur sonnait la ferraille. On sentait l'usure de toutes les pièces. L'appareil était encore plus fatigué, les surfaces étaient flasques et déformées : les commandes répondaient mollement. Par le capot disjoint, l'huile giclait noire et je devais nettoyer mes lunettes toutes les cinq minutes.

Enfin, le temps se gâta tout à fait. Le ciel nuageux me condamnait à rester très bas sur cette région accidentée. Le vent soufflait par rafales chargées de gouttes de pluie, les remous étaient violents. Dans certaines secousses, je sentais craquer mes vieilles ailes vermoulues, cela valait les pires souvenirs d'Amérique... Malade, abruti, je luttais machinalement. J'enrageais contre l'huile qui m'aveuglait et qu'il fallait essuyer continuellement, d'un geste crispant... Par moments, je traversais à l'aveuglette des nuages de pluie. Ce fut ainsi pendant plus d'une heure, entre Peyrolles et le sud de Draguignan.

Fréjus 1
28 mai 1911 : décollage de Dijon lors du Paris-Rome

Tout à coup, derrière une crête abrupte, je trouvai la plaine de Fréjus. L'atmosphère y était relativement calme, mes muscles eurent quelques minutes de repos. Mais, en vue de Fréjus, j'entrais dans un orage de pluie. C'était l'aveuglement complet. Mon mouchoir, imbibé d'huile, ne nettoyait plus. En frottant nerveusement je fis sauter de sa monture un de mes verres de lunettes et l'œil correspondant dut s'ouvrir sous les piqûres douloureuses des gouttes de pluie, tandis que l'autre restait aveugle derrière un verre opaque. Pour y voir un peu, je devais tourner la tête et regarder derrière mes ailes. C'était une petite torture.

Fréjus 2
28 mai 1911 : escale à Lyon. Autour de l’avion, beaucoup de curieux

Fréjus 3                                  Fréjus 4
À Lyon, Garros étudie avec soin sa carte                    À Lyon également, Jacques Mortane
 avant de décoller de Bron                                       interroge Roland Garros

J'atteignis Fréjus, où nous avions un champ de ravitaillement. Je cherche vainement ce champ entre l'est et le sud, selon l'indication de ma carte. Rien... mes yeux n'y voyaient plus. J'avise une bande de terrain qui borde une route. J'y descends. Le sol est marécageux et couvert de grandes herbes, j'évite cependant le capotage.

J'étais exténué, mais il fallait arriver à Nice. J'avais l'espoir d'y arriver premier. Je cours au village, aussi vite que le permet mon état physique. En chemin, je vois une bicyclette appuyée à la porte d'une maison. Je l'enfourche en criant au propriétaire ahuri que je vais la rapporter et me voilà pédalant vers le centre de Fréjus. On me renseigne :

- « L'aérodrome ? Par là... Il y en a déjà un d'arrivé ».

Encore... encore lui…

J'arrive au terrain à bout de souffle. Sallenave et les mécanos étaient là avec une auto. J'abandonne mon vélocipède à un sort incertain et nous partons avec les provisions nécessaires. En route, Sallenave me raconte que j'étais passé au-dessus d'eux sans les voir. Conneau avait remisé son appareil et déclaré qu'il passerait la nuit à Fréjus. Il était déjà sur le chemin de la ville, lorsque j'avais surgi. Aussitôt, demi-tour, grand branle-bas et départ pour Nice. Pendant ce temps, je faisais de la bicyclette...

Nous arrivâmes auprès de mon appareil. Les mécanos remplissaient mes réservoirs avec une lenteur maladroite, tandis que je m'efforçais de me préparer une petite piste de départ en piétinant les hautes herbes qui auraient pu me faire capoter. Au moment de me mettre en route, on s'aperçut qu'on avait oublié une seringue d'amorçage. On mit vingt minutes à lancer mon moteur. La nuit venait... Je ne dérageais pas. Lorsque je m'envolai enfin, il faisait presque nuit. La pluie avait cessé. J'avais trouvé une vieille paire de lunettes dans mes poches et on m'avait donné un mouchoir neuf.

Malgré l'obscurité, je reconnaissais les contours familiers de cette côte. Je volais très bas, à une cinquantaine de mètres et, pour couper court, car il fallait arriver à Nice avant la fermeture du contrôle, je fus un moment à plusieurs kilomètres au large (dans le golfe de La Napoule).

- « Si j'ai une panne ici, me disais-je, je suis tout bêtement fichu »

Je reconnus le phare du cap d'Antibes qui fouillait l'horizon et le pris pour point de direction. Je pensais tout le temps au Petit Poucet et je m'étonnais de cette réminiscence puérile à un moment où je sentais ma vie dépendre d'un fil d'allumage. Puis, je passais en revue ce qui pouvait vraisemblablement m'arriver en dix minutes. Arriverai-je à Nice ? Y serai-je le premier ? Atterrirai-je sans accident, dans cette obscurité ? Pourquoi ai-je gardé un souvenir aussi clair, aussi précis, de ces minutes lucides ? Toutes ces réflexions étaient cependant bien banales.

Mais une impression profonde et indéfinissable se dégageait des choses environnantes. Dans l'ombre, à ma gauche, c'était le décor de mon enfance qui se déroulait lentement, pointillé de lumières, tandis que devant moi la grande nappe sombre, ondulée, attirante de la mer, fuyait sous mes ailes, d'un glissement égal et doux.

Je passai entre Sainte Marguerite et Cannes, longeai le fond du golfe Juan, coupai le cap d'Antibes à sa base et suivis jusqu'à Cagnes le rivage plat de cette plaine que j'ai tant de fois parcourue à bicyclette lorsque j'avais quatorze ans. Une minute plus tard, j'arrivai à l'embouchure du Var que je devinais dans l'obscurité. À ce moment, un feu signal s'alluma, comme je m'y attendais. On avait entendu mon moteur. Je visai le feu. Mes roues prirent contact dans les flammes mêmes et l'appareil s'arrêta normalement, un peu plus loin.

Conneau était arrivé depuis vingt minutes !

Ce texte est extrait des Mémoires de Roland Garros de son ami Jacques Quellennec.

Date de dernière mise à jour : 22/04/2020

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