Une mission urgente est demandée
II fait froid ce matin du mercredi 20 décembre sur le terrain d'aviation de Saint-Dizier où est basé le groupe aérien de grande reconnaissance 1/33. L'hiver est arrivé dès la fin du mois d'octobre avec tout de suite de la neige et un froid intense. Un hiver comme on en a pas vu en France depuis quelques années. Néanmoins, en cette matinée de décembre la température semble plus clémente qu'il y a quelques jours.
Dans le petit bureau, à l'extrémité du terrain de commandement de l'escadrille, le téléphone vient de sonner. Un capitaine prend le récepteur, approuve, raccroche et s'adressant à la cantonade :
- « Une mission urgente, c'est à qui d'y aller ? »
Tout de suite 3 hommes se sont sentis concernés : le Lt Paul de Forges, pilote, le Lt Jacques Navelet, observateur et l'Adj Paul Tourel, mitrailleur. C'est à leur tour de faire cette mission.
Ce n'est pas leur première reconnaissance en territoire ennemi. Dès le 8 septembre 1939, cinq jours après le déclenchement de la guerre, à bord d'un Potez-637, Paul de Forges effectue une mission à 8.000 m d'altitude sur le trajet Mayence-Francfort-Darmstadt et rentre à Saint-Dizier après 3 h de vol avec de précieux renseignements sur les activités ferroviaires et fluviales de l'adversaire. Il en fera une autre en rase-mottes, comme le 15 octobre, au-dessus des aérodromes de la Luftwaffe dans la région de Bonn.
Paul de Forges est un grand voyageur aérien. Avant la guerre, dans les années 1935, il emmena sa mère, la comtesse de Forges, au Maroc, en Égypte, au Soudan. C'est au cours d'un vol vers Madagascar, sur un Farman de tourisme, parti de Marignane, qu'il a un grave accident.
Le 20 avril 1935, avec son ami Maurice Finat, ayant décollé de Tananarive et longeant le canal de Mozambique, leur avion, pris dans un brouillard intense, s'écrase en forêt. Maurice Finat est tué sur le coup. Paul de Forges s'évanouit. Il a son bras gauche cassé et son pied gauche presque arraché. Rentré en France par le paquebot "Bernardin-de-Saint-Pierre", il n'abandonne pas pour autant l'aviation et, en ce jour de décembre 1939, le voilà aux commandes d'un avion de reconnaissance qui va courir aussi un grand danger en survolant des zones hostiles.
En ce 20 décembre, les trois hommes préparent silencieusement la mission. Ils étudient les objectifs de la reconnaissance, mesurent les distances, les caps à prendre et les survols de certaines régions pour éviter la Flak. L'itinéraire passe par Sarrebruck-Kaiserslautern-Pirmasens.
Dans le hangar camouflé où se trouve le Potez-637 n° 20, les mécaniciens bichonnent l'appareil, afin que rien ne cloche, pendant que les sous-officiers armuriers vérifient les armes de bord.
Voici l'avion dehors et bientôt en bout de piste. Les trois membres de l'équipage sont maintenant harnachés et viennent de consulter une dernière fois la météo, cette météo qu'ils vont rencontrer au cours des 800 km du raid.
Au loin, face au vent, les moteurs du Potez-637 tournent au ralenti pour s'échauffer alors que l'équipage arrive. Pour grimper dans l'appareil des camarades aident les trois hommes. Après un dernier point fixe, Paul de Forges tire en grand la manette des gaz. L'avion semble hésiter, roule de plus en plus vite et décolle. Le train d'atterrissage, rapidement rentré, l'avion commence sa montée pour atteindre près de 10.000 m, altitude de la mission.
De loin, les camarades, restés au sol, ont regardé ce petit point noir disparaître dans le lointain et partir vers son destin en souhaitant, en silence, que tout se passe bien. Il est un peu plus de midi, l'heure du repas pour beaucoup de monde mais, pour cet équipage, c'est l'heure de la guerre...
Voilà que Paul de Forges écrit quelque chose sur le bloc de papier fixé sur son genou droit car son oreille exercée de pilote perçoit un bruit anormal. Ce papier arrive entre les mains de l'observateur Navelet :
- « Le moteur gauche vibre, que décidons-nous ? »
Jacques Navelet décide de continuer. Au loin, il aperçoit, dans les paquets de nuages épais, une ligne claire annonçant une éclaircie. En effet les nuages se déchirent laissant apparaître le sol.
La mission continue et Paul de Forges rêve un peu. Dans quelques semaines, son épouse lui donnera un enfant, son premier. Pendant quelques brèves minutes la guerre est oubliée.
La mission est sans retour !
Une tape sur l'épaule droite rappelle le pilote à la réalité et un papier de Navelet arrive devant ses yeux : il faut faire demi-tour car, malgré les précautions, l'appareil photo, une fois encore, est bloqué par la température de - 50° à cette altitude.
En se retournant, Paul de Forges aperçoit subitement, avec surprise, un avion monomoteur sur sa droite, légèrement plus haut que le Potez-637 : un Messerschmitt 109 !
À peine a-t-il identifié l'avion que les armes de l'ennemi crépitent. Le pilote tente de manœuvrer mais les commandes des ailerons sont aussi très dures à faire fonctionner, tout comme la mitrailleuse de Paul Tourel gelée elle aussi... alors que les armes du Messerschmitt 109 fonctionnent parfaitement.
Paul de Forges n'a plus qu'une solution pour tenter de sorti de ce piège mortel : manche en avant et l'avion part en piqué rapide avec l'espoir de trouver une couche de nuages pour s'y cacher.
Le Messerschmitt 109, 100 m derrière, tire toujours et Paul de Forges pousse un petit cri alors que son bras gauche retombe inerte le long de son corps. Une balle vient de l'atteindre à l'épaule gauche et, maintenant, il n'a plus qu'une seule main pour guider l'avion toujours en piqué. Le tableau de bord est éclaté dans tous les sens, sauf l'altimètre qui fonctionne encore et lui indique que son avion est à 4.500 m… au moment où il reçoit une balle à l'aisselle droite et que le Messerschmitt 109 passe devant son avion et disparaît.
À demi-inconscient, alors que le Potez-637 vient de rentrer dans une épaisse couche de nuages le sauvant de la chasse allemande, le pilote réalise qu'il est temps de redresser l'avion qui risque d'aller s'écraser au sol.
S'aidant des genoux - car même son bras droit est faible - il redresse petit à petit l'appareil pour sortir des nuages, presque en vol normal, à quelques centaines de mètres du sol. Sauvés...
Pas du tout et la chance n'est vraiment pas du côté des couleurs françaises car juste au-dessous se trouve une batterie de 20 mm contre les avions. La distance est trop faible pour manquer le Potez et le moteur droit s'enflamme immédiatement.
C'est la fin... et cependant, les lignes françaises sont proches. Une dernière solution : poser le mieux possible l'avion en sachant qu'ils seront prisonniers.
Poser l'appareil sur le ventre dans une prairie est la meilleure façon de s'en sortir mais Navelet risque d'y laisser sa vie. Il faut donc sortir le train d'atterrissage.
Avec de grandes difficultés, Paul de Forges atteint le levier de manœuvre et le train descend presque au moment où l'appareil touche le sol, roule et s'immobilise enfin ! Le Potez-637 est tombé près de la ville de Landstuhl.
Jacques Navelet et Paul Tourel doivent sortir le pilote, incapable de le faire seul à cause de ses blessures avec la menace de l'explosion.
- « Pour vous, Messieurs, la guerre est terminée »
s'entendent dire les trois aviateurs par un soldat allemand s'exprimant en excellent français, soldat qui vient de faire trois aviateurs prisonniers.
Transportés en ambulance, Paul de Forges et Jacques Navelet seront très bien soignés à l'hôpital de Landstuhl et le chirurgien sauvera le bras gauche du pilote.
En 1941, après seize mois de captivité comme grand blessé, Paul de Forges aura la joie d'être libéré et rentre en France, par train sanitaire, pour retrouver le bébé qu'il n'a pas vu naître, sinon par la pensée, dans son Potez-63, en ce 20 décembre 1939, pour une mission sans retour.
La "drôle de guerre", à cette époque, n'était pas pour tout le monde...
Jean HALLADE
Extrait de "Dans le ciel en feu" (Éd : X - Juin 1999)
Date de dernière mise à jour : 21/04/2020
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