Un combat comme les autres
Ce jour-là, le décollage avait été semblable à tous ceux qui l'avaient précédé... et pourtant, un peu plus tard, mon destin allait me plonger dans un état second, entre la vie et la mort.
Le Wing avait rendez-vous au milieu de la Manche avec des Marauder allant bombarder l'aérodrome de Conches. Je vole à la tête du groupe néo-zélandais, tandis que les Français, désormais commandés par Martell, se tiennent à l'arrière et légèrement au-dessus. Nous nous maintenons à une altitude de 6.000 m, sur le flanc gauche des bombardiers dont nous assurons la protection.
Martin B-26 "Marauder"
La côte française approche lentement et je survole Saint-Valery par une visibilité exceptionnelle. À gauche, au loin, j'aperçois l'embouchure de la Seine, ainsi que Le Havre.
J'appelle le contrôle :
- « Hello, Akbar, ici, Skip, où en sommes-nous ? »
- « Hello, Skip, ici Akbar, rien à signaler. »
Je n'en suis pas surpris. Notre nombre a dû décourager nos adversaires.
À présent, j'appelle mes squadrons :
- « Hello, squadrons Rustus et Toper ici Skip, larguez vos réservoirs »
L'instant d'après, je vois les réservoirs supplémentaires qui descendent comme des pétales effeuillés par le vent.
Soudain, Akbar me rappelle :
- « Hello Skip, quinze avions ennemis, à 30 km de Rouen, altitude 10.000 m, volant vers le nord-ouest. » (c'est-à-dire vers nous)
J'ai parfaitement compris, et maintenant, les indications se multiplient, chacune annonçant un lot d'ennemis supplémentaires :
- « 20 avions ennemis, à 30.000 pieds sur Le Havre se dirigeant vers le sud. 30 avions ennemis, au-dessus de Conches, altitude 30.000 pieds »
Le terrain de Conches-en-Ouche à cette époque
Avec soin, j'enregistre mentalement toutes ces données, la moindre omission pouvant entraîner la mort pour certains d'entre nous. À 15.000 pieds plus haut, je distingue à présent des traînées blanches de condensation, des ennemis sans doute qui, à cette distance, font penser à un vol d'aigrettes... Au sol, je vois distinctement Conches et les deux pistes de son terrain. Les bombardiers tournent, ayant accompli leur besogne destructrice. C'est à nous maintenant de virer ; j'en donne l'ordre par radio :
- « Hello, Rustus ! Tournez rapidement... 180 degrés à droite »
Les Néo-Zélandais s'exécutent, dans un mouvement de carrousel bien réglé. Derrière nous, "Alsace" s'apprête à en faire autant, quand la voix du contrôleur résonne dans nos écouteurs. Sur un ton neutre, comme s'il nous donnait des nouvelles du temps, il annonce :
- « Hello, Skip ! Vos amis, au-dessous, sont attaqués »
Supermarine "Spitfire" Mk IX
Focke-Wulf 190
Je regarde, tout en basculant mon Spit, et dans un éclair, je vois en effet que, 1.000 m plus bas, se déroule un sérieux accrochage entre des Spit et des Focke-Wulf 190.
- « Skip descend à l'attaque »
Tout en lançant mon ordre, je fonds, pleins gaz, sur nos adversaires. Parmi eux, j'en ai choisi un. Pas de chance, il disparaît sous mon capot, alors que je suis presque à sa verticale. Je passe sur le dos, mais l'Allemand est toujours caché par mon moteur. J'appuie sur le manche, je réduis les gaz, tombant comme une pierre, quand je retrouve mon Focke-Wulf à moins de 150 m à droite...
Une manœuvre, instinctive, pour me placer, fait bondir mon appareil à une vitesse démentielle. Et soudain, un voile noir apparaît devant mes yeux. C'est le black-out ! Dans un effort désespéré, je tire sur le manche pour augmenter mon rayon de virage, ce qui devrait peut-être diminuer l'accélération et me permettre de récupérer la vue car, maintenant, je suis complètement aveugle. Mais impossible d'aller jusqu'au bout, je perds connaissance...
J'ai l'impression de flotter dans un monde bizarre. Muré, au milieu d'un silence total, je me sens ballotté en tous sens dans un univers de ténèbres. Pas la moindre lumière pour me rattacher à la vie. Pourtant, une voix résonne à mes oreilles. Voix lointaine et ouatée, qui répète sans cesse les mêmes mots, sur un timbre monotone et désespéré de disque cassé :
- « II faut faire quelque chose... Faire quelque chose... »
C'est curieux, je connais cette voix qui perce mon silence ! Toujours sur le même ton, elle poursuit sa psalmodie :
- « II faut faire quelque chose... Faire quelque chose... »
Et soudain, je la reconnais, cette voix, c'est la mienne. Mais pourquoi si lointaine ? Désincarnée, ma volonté se tend dans un effort surhumain !
Il faut que je reprenne le contrôle de mes sens ! Il le faut ! C'est une question de vie ou de mort. Je le sens, mais je reste impuissant. Ma volonté, mes muscles ne m'appartiennent plus. Peu à peu, mon corps m'échappe. De ma mémoire montent des images informes, qui disparaissent avant de révéler leur secret.
Et soudain, l'une d'elles se fixe ! Image qui émerge des brouillards de mon inconscient. La clinique, avant la guerre. Je suis sous l'effet du chloroforme. Cette fois, j'ai retrouvé le fil d'une pensée. De toutes mes forces, je m'y accroche. Pourquoi cette clinique ? Cette anesthésie ? J'étais blessé, sans doute ! Dans le coma ? Je vais mourir ! Mais quand ? J'attends le choc final qui va me délivrer. Alors pourquoi m'inquiéter de ce moteur dont le silence m'obsède ? Tout cela n'a plus d'importance, même cette panne en territoire ennemi.
- « II faut faire quelque chose »
continue la voix, dans le lointain. En une suprême tentative, j'agite la manette des gaz. Rien, pas le moindre bruit ! J'ai seulement l'impression d'être ballotté dans tous les sens et de me meurtrir contre les parois de mon cockpit. Je murmure des mots sans suite :
- « Ne me secouez pas comme ça ! Arrêtez ce fauteuil de tourner, nom de Dieu ! Tourner ce fauteuil..., tourner ce fauteuil... Tourner. Tourner... »
- « ... Usworth, l'École de chasse. Mon premier looping, raté, sur Hurricane ! Comme c'est facile de se faire descendre ! Pourquoi lutter, puisque tout est fini ? Ils m'ont eu ! Ça y est. Ils m'ont eu !... »
Ciel rosé, nuages gris... La masse sombre de la terre bascule, là-bas, et se retourne devant mes yeux. Un Spit apparaît à 1.000 m de moi, dans un éclair de lumière. Que se passe-t-il ? J'ai soudain repris pied dans le monde cruel où l'on tue, où l'on meurt. Combien de temps suis-je resté ainsi, suspendu entre le ciel et la terre, entre la vie et la mort ?
L'altimètre indique 7.000 pieds, j'ai donc perdu 9.000 pieds pendant ces interminables secondes. Je suis toujours à la verticale de Conches. Les bombardiers et leur escorte ont disparu. Le ciel est hostile et j'ai froid.
À présent, il s'agit de rentrer sans casse et le plus vite possible. D'un instant à l'autre, les "Jerries" peuvent profiter de mon isolement pour me tomber dessus. Et voici qu'avec un soulagement intense, je vois mon numéro deux apparaître sur ma droite. En cherchant à tourner la tête, je constate que j'ai attrapé le plus beau torticolis de ma vie ! Mon brave numéro deux, un Néo-Zélandais, continue à me suivre fidèlement. Plus tard, lorsque je l'ai interrogé, il m'a appris que, lui aussi, avait subi un black-out mais que, par une sorte de miracle, il ne m'avait pas quitté. Nous protégeant mutuellement, nous sommes rentrés ensemble au terrain.
Il me faut un moment pour que mes souvenirs épars retrouvent leur coordination. Je suis tout étonné d'être encore là et, dans ma tête douloureuse, je cherche les mots qui pourraient définir l'éternité de cette chute dans la nuit, où j'ai cru quitter le monde des vivants.
Bernard DUPERIER
Date de dernière mise à jour : 20/04/2020
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