Pilote au RAF Transport Command
En 1942, après le débarquement américain au Maroc, l’auteur veut rejoindre l’Angleterre pour devenir pilote de bombardement. Trop âgé, on lui propose de participer au convoyage entre le Canada et l'Écosse des appareils sortant des chaînes de production américaines. Plusieurs camarades se joignent à lui.
À Port-Lyautey, un hydro Catalina vint nous chercher et nous emmena à Gibraltar, où, dès notre arrivée, on nous dirigea vers le bureau des Forces Françaises Libres. Trois jours plus tard, nous étions débarqués sur l' "Athlone Castle", au milieu d'un convoi d'une dizaine de navires, faisant route vers l'Angleterre. Notre voyage dura une semaine. À bord se trouvait un régiment écossais qui rentrait au repos et la gaîté régnait malgré les alertes et les grenades sous-marines qui faisaient vibrer notre bâtiment dans toutes ses parties.
Notre débarquement eut lieu à Bristol. Puis nous sommes partis pour Londres par le train, en première classe. Le seul point qui nous chagrinait, c'était d'être gardés militairement.
À Londres, par bus, nous avons été conduits dans un hospice désaffecté pour vieillards, Là encore, nous étions prisonniers, prison douce, certes, mais sans aucune possibilité de correspondre avec l'extérieur. Cette réclusion dura trois jours.
Nous avons ensuite été transférés à Patriotic School, ancienne école où pendant une semaine nous avons été interrogés par des agents de « l'Intelligence Service » qui exerçait un contrôle sur chaque individu pénétrant en Angleterre.
Enfin, nous fûmes libres dans Londres. Nous avons adressé des télégrammes à nos familles, puis nous nous sommes rendus à l' Air Ministry pour nous présenter et exposer le but de notre venue ainsi que les accords que nous avions conclus au consulat à Casablanca. L'officier qui nous reçut était un ancien employé de la compagnie Air-France de Croydon, Sa réception ne fut ni chaleureuse, ni amicale comme nous l'espérions. Au contraire, en sortant nous avions l'impression que nous avions fait fausse route et qu'il nous faudrait ou signer un engagement aux FAFL ou retourner en Afrique du Nord.
Un comité français nous avait procuré dans Queensberty Way, deux petites chambres, où nous prenions nos repas.
Nous avons alors décidé d'aller aux Forces Aériennes Françaises Libres, dont le siège était à 100 m de notre logement. Nous y avons rencontré l'ex-chef d'Air-France à Croydon ainsi que le colonel Lasserre, que nous avions connu à Casablanca et qui était arrivé en même temps que nous.
Le résultat de nos entretiens fut que, si nous contractions un engagement, nous pourrions être versés comme affectés spéciaux au Transport Command, et que c'étaient les FAFL qui nous barraient la route.
Le Transport Command était une organisation dont le siège était à Montréal, au Canada. Son but était de convoyer des avions américains ou canadiens en Angleterre ou d'approvisionner les fronts en matériel.
Il y avait plus d'un mois et demi que nous étions à Londres, lorsque, enfin, nous partîmes pour Montréal,
Nous avons alors constaté la parfaite organisation anglaise ; rien n'était laissé au hasard, tout était prévu. Nous avons reçu un billet de chemin de fer de Londres pour Kilmarnoch, près de Glasgow. À la gare, un officier nous accueillit, nos places étaient réservées en spleepings marqués de notre nom. À Kilmarnoch, au petit jour, une jeune femme, Sgt de la RAF, nous servit de guide. Une voiture nous conduisit à Prestwick, terrain terminus anglais du Transport Command. Dans la gare aérienne, à un comptoir, on nous communiqua le numéro de nos chambres et les précisions suivantes :
- « Vous partez pour Montréal demain soir. Trouvez-vous au bureau n° 7, à 20 heures. »
Puis, nous avons reçu chacun 5 Livres pour nos frais. Le lendemain soir, nos bagages pesés, munis de ceintures de sauvetage, de combinaisons fourrées, de chaussons, de serre-tête et d'un masque d'oxygène dont on nous montra le fonctionnement, nous avons attendu jusqu'à 10 h 15 pour être embarqués dans un Liberator transformé en cargo.
Dans un B-24 "Liberator" lors du trajet Écosse - Canada
C'était un des Liberator qui avaient été commandés par la Marine française et dont la livraison avait été interrompue par l'armistice. Le pilote qui devait nous emmener était un ancien des « Imperial Airways » que j'avais connu quelques années auparavant.
Nous passâmes par l'Islande, Terre-Neuve, et nous débarquâmes vingt heures plus tard, à Montréal.
À notre arrivée, nous avons été présentés au Captain Chatel qui était au Transport Command depuis plus d'un an et nous nomma les camarades français que nous rencontrions : les Captains Carier, Moulinié et Charmoz. Puis, nous fûmes reçus par l'Air-commodore Powel, qui commandait notre formation. Nous l'avions vu à Londres. Cet Air-commodore était un ancien pilote des BOAC, il fut très aimable et nous recommanda particulièrement de nous efforcer d'apprendre l'anglais.
Le surlendemain, nous avons fait la connaissance de Carier, qui fut pour nous un camarade charmant. Il nous communiqua ses notes sur les avions que nous serions appelés à piloter, et nous fournit des explications complémentaires. Il nous emmena au terrain à Dorval, et nous présenta au Service d'Entraînement : le "Training".
Après une visite à la police et au contrôle, nous reçûmes une plaquette, un badge, que nous devions, par la suite, présenter à toute réquisition. Ensuite, nous sommes allés dans les hangars voir les avions, qui, le lendemain, seraient livrés en Angleterre.
Nous organisâmes notre existence. La vie à l'hôtel étant trop chère, nous avions loué des chambres meublées, où il nous était facile également de travailler, pour nous mettre au courant des avions sur lesquels nous devrions bientôt voler. Une note du général Powel, adressée au "Training", spécifia que nous ne piloterions que des avions à roues avant, Mitchell, Liberator. Pourquoi cette note ? C'était, pensions-nous, à la suite d'un accord conclu entre l'Air Ministry et les Forces françaises.
Un moniteur, Mac Vickart, devait lâcher deux pilotes, deux Américains, sur un avion relativement léger, un Lockheed Hudson, petit bimoteur plutôt avion de transport qu'avion de guerre. Lorsque les pilotes eurent terminé le vol de contrôle qui les consacra pilotes sur ce type d'avion, ce fut à mon tour de m'asseoir aux commandes. Sans avoir pu me familiariser avec l'emplacement des indicateurs, sans avoir même piloté quelques minutes en vol à vue, je me trouvai sous la capote (toile tendue sur les pare-brise, qui empêche de voir à l'extérieur).
Ce fut un vol sans visibilité que je dus effectuer, sur un avion complètement inconnu - alors que je n'avais pas piloté depuis trois années - avec des instruments gradués dans des mesures que j'ignorais, pieds, miles, degrés Fahreinheit, alors que je voyais sur des cadrans RPM (comptes tours moteurs), MP (pression d'admission des moteurs), sur les commandes TRIM (compensateurs), etc. J'essayais de m'y retrouver.
L'avion, pendant ce temps, faisait des embardées. Je cherchai le compas pour tenir une ligne à peu près droite. Il était caché par la capote.
Ce vol me démoralisa ainsi que Fernet. Nous étions loin d'être satisfaits en remettant pied à terre. Mais nous pensions qu'aux yeux du moniteur, nous avions des excuses sérieuses. Nous avons su par la suite que Canadien d'origine irlandaise il avait une haine tenace contre les Français. De plus, il avait à son actif 1200 h de vol et il était jaloux des 10.000 h de vol portées sur nos papiers.
Il avait conclu sur son rapport :
« Ne savent pas piloter. »
Cela fit du bruit, quand l'Air-commodore fut mis au courant.
J'étais copilote de Carlet. Je ne me vexais aucunement d'être copilote, bien que j'eusse effectué quinze années sur les lignes, alors que mon chef de bord n'avait fait que du tourisme avant la guerre. Carlet avait une classe sensationnelle et fut au Transport Command un des meilleurs convoyeurs.
En revenant à Montréal, je passai quelques jours plus tard l'examen de navigateur. Je suivis plusieurs heures d'entraînement dans le Link, sorte d'avion monté sur un pied, qui réagit aux commandes comme un appareil en vol et, par un système de répétiteur, inscrit sur un plan la route que l'avion suivrait en réalité. J'appris, grâce à ce Link, à atterrir par mauvais temps, en me servant des Ranges qui sont un procédé de guidage par radio.
Un mois après mon arrivée au RAF-TC j'effectuais mon premier delivery. Il s'agissait de transporter un Mitchell B-25 à Prestwick. On m'avait affecté Némès comme radio, parce qu'il parlait anglais parfaitement. Mon navigateur, canadien, parlait français.
Les B-25 "Mitchell" en attente de livraison
La veille du départ, il y eut l'après-midi une conférence où l'on mit les membres des équipages de départ au courant de la route elle-même, de l'état des terrains, des dernières améliorations d'ordre général, et aussi des arrêts ou des changements - pour raisons de guerre - de longueurs d'ondes de certains postes radio. Puis l'on me remit un carnet de route sur lequel étaient notées les dimensions des terrains que je pourrais éventuellement utiliser, les moyens de les atteindre par le guidage radio, les obstacles naturels ainsi que les défenses anti-aériennes. Des photos aériennes me faciliteraient la recherche des terrains difficiles ou peu visibles.
Un autocar devait nous prendre à 4 h 30 dans le centre de la ville pour nous conduire à Dorval. Au terrain, après un déjeuner copieux, nouvelle conférence traitant de la météorologie et à la suite de laquelle les pilotes choisissaient leur route. Ensuite ce fut la mise en route et l'envolée.
La meilleure route, ce jour-là, était, pour un Mitchell à destination de Prestwick, Goose Bay (au Labrador), puis Reykjavik en Islande. L'étape Montréal-Goose Bay ne nécessitait qu'environ 4 h de vol. Elle était peu difficile.
Dès l'arrivée à Goose, une réglementation voulait que les nouveaux Captains qui n'étaient pas encore venus dans cette base, assistassent à une projection relative aux arrivées sur les terrains de Blue West One (BW1), terrains de secours au Groenland.
Ceux-ci avaient été aménagés au fond d'un fjord profond d'une cinquantaine de kilomètres, au pied d'un glacier. L'entrée du fjord était assez difficile à reconnaître parmi les autres. Elle se divisait en plusieurs embranchements. Les fausses routes se terminaient en cul-de-sac. S'y engager par nuages bas, c'était s'écraser contre la montagne, les fjords étant trop resserrés pour permettre d'effectuer un demi-tour.
On nous montra cette entrée par temps d'hiver, avec les montagnes couvertes de neige et l'eau glacée, puis au moment de la fonte des neiges et de la banquise, enfin en période d'été quand d'immenses icebergs doucement dérivent et que la neige ne recouvre plus entièrement les montagnes, ce qui modifie singulièrement l'aspect de cette région désertique.
Environs de BW1 (Google Earth)
Fiche d'approche à BW1 (Coll. Lechevalier)
On nous présenta, enfin, un film d'arrivée à Reykjavik en nous détaillant les montagnes qui bordent presque le terrain, et qui en hiver, sont difficiles à distinguer par mauvaise visibilité.
On nous communiqua des indications relatives aux pannes sur les glaciers et sur les nappes de neige. On nous apprit à nous servir des différents moyens de signalisation qui étaient à notre disposition dans chaque avion.
Après cette conférence, nous dînâmes, puis nous nous rendîmes à la météo. Nous établîmes le plan de notre voyage : il s'agissait de prévoir les altitudes pour bénéficier des meilleurs vents, puis de calculer les vitesses et les consommations. Ainsi nous connaitrions à l'avance la durée du vol, l'essence qui nous resterait en touchant Prestwick ainsi que les réserves à emporter.
C'était un travail très complet et d'une importance capitale. On partait sur l'Atlantique avec une connaissance sérieuse du temps. On savait le moment où, si le vent changeait, on aurait la faculté de faire demi-tour et de revenir au point de départ. Plusieurs fois, il fut avéré que, par suite du vent, la traversée n'était pas possible. Le voyage était alors remis au lendemain.
Le service météorologique, qui nous documentait, fonctionnait à merveille. Il se servait des renseignements communiqués par les avions venant de l'est et de quelques rares précisions transmises par les bateaux. Les météorologues suivaient la marche des dépressions ou des hautes pressions, prévoyaient le temps que nous rencontrerions aux endroits déterminés, ainsi que les vents et les températures. Sur l'Atlantique, ces informations sont d'une importance considérable pour éviter le givrage et les zones dangereuses où les avions risquent de s'écraser.
À la nuit tombante, nous quittâmes Goose Bay pour atteindre au petit jour l'Islande. De Reykjavik à Prestwick, l'étape était de 4 h 30 environ. Le seul danger était la rencontre éventuelle d'un avion ennemi. Nous avions bien des armes à bord, mais elles étaient entourées de bandes de toiles grasses, et nous n'emportions pas de munitions.
Nous demeurions 24 h en Ecosse et par l'avion Ferry des BOAC, rentrions à Montréal.
Après chaque livraison pour l'Angleterre, nous avions quatre jours de repos, non compris le jour d'arrivée. Le travail était dur, mais on prenait soin de nous.
À mon second voyage, je n'employais pas tout à fait le même itinéraire, en raison des conditions atmosphériques. De Dorval, j'allais à Gander, terrain de Terre-Neuve ; ensuite je devais prendre la même direction et la même route vers l'Islande et l'Ecosse.
Parti la nuit de Gander, je me trouvai en mer après 4 h de vol, dans le travers du cap Christian, au sud du Groenland. J'étais environ à 100 miles au sud de la terre.
C'était une position fixée au "pifomètre". Aucune étoile n'était visible, à cause des aurores boréales. Le ciel était sans Cesse et en tous sens, balayé d'immenses pinceaux lumineux, semblables à ceux de gigantesques projecteurs. Ces gerbes de lumière, sans cesse en mouvement, éclairaient le ciel au point que nous ne pouvions distinguer aucune étoile.
De plus, les aurores boréales possèdent une action radioélectrique qui rend impossible toute réception. Nous ne pouvions utiliser notre radio-compas qui était complètement fou. J'eus même l'impression que les compas magnétiques enregistraient des déviations importantes en fonction de l'intensité des lueurs.
Notre avion, encore un Mitchell, avait en guise de bombes, un réservoir amovible posé spécialement pour les traversées océaniques. Lorsque l'essence baissait dans les réservoirs des ailes, il suffisait de mettre en route un petit moteur électrique pour pomper l'essence de ce réservoir supplémentaire et la distribuer dans le réservoir que l'on désirait emplir au moyen de différents robinets. Ces transvasements d'essence étaient opérés par le radio-navigant à la demande du pilote.
J'envoyais Némès amorcer la pompe. Au bout de dix minutes, Némès vint me dire que le transvasement ne s'effectuait pas.
- « Tu es sûr ? »
- « Il y a dix minutes que le moteur tourne et le niveau n'a pas bougé. »
- « Recommence. Je vais surveiller moi aussi les niveaux des réservoirs d'ailes. »
Nouvel essai de dix minutes.
- « L'essence ne baisse toujours pas et le moulin commence à sentir le brûlé, me dit Némès. »
- « Stoppe. Que peut-il y avoir ? »
- « C'est la commande d'ouverture du réservoir de la soute à bombes qui ne fonctionne pas. C'est, du moins, ce qu'il me semble. »
- « S'il en est ainsi, on va faire des ronds dans l'eau. »
- « Tâche de te rapprocher du Groenland. »
- « Je ne demande pas mieux. Mais où est-il ? Avec ce compas qui divague ! »
- « Quelle peut être notre position ? »
- « Demande au navigateur ? Quoiqu'il n'en sache sans doute pas plus que nous ! »
Et Némès me fit savoir la réponse :
- « Il dit qu'on est au sud du Groenland ! »
- « Tu parles d'une position. Il aurait pu dire aussi qu'on est sur l'Atlantique. Ça, je le sais. »
- « Alors ? »
- « Peut-être qu'on trouvera la côte, avec un peu de chance. »
Et je fis un cap nord-nord-ouest. J'avais dit : avec un peu de chance. Avec aussi un peu de flair.
Le navigateur vint avec sa carte et s'excusa :
- « Captain ! Depuis trois heures, je n'ai pas pu relever un point ! »
- « Je le sais et je n'y puis rien. Savez-vous nager ? »
- « Pas du tout, Captain ! »
- « Moi non plus. »
- « Quel est votre cap ? »
- « À mon gros compas, du 335 ; au petit, du 305. Croyez-vous que nous allions vers la côte ? »
- « À mon compas, j'ai 340. Peut-être que nous allons à la côte à moins que nous soyons en retard sur notre horaire ; alors nous remonterions entre le Labrador et le Groenland »
- « Peut-être atteindrions-nous la côte aux environs du cap Christian si notre plan de voyage était exact. Mais si je prenais un cap plus nord ou nord-nord-est et si nous étions en avance sur les prévisions, il n'y aurait pas beaucoup de terre pour nous recevoir. »
Et je me mis à chanter sur l'air de la tour de Londres :
- « On va s'casser la gueule ! Dans l'eau, dans l'eau. »
Je naviguais depuis environ 30 mn sans changer de cap lorsque je crus entrevoir la côte. En effet, il y avait auprès de la terre, pendant la saison d'été, des bancs de glace et des icebergs, comme je l'avais remarqué au cinéma à Goose Bay douze jours plus tôt. Je me mis en descente pour me rapprocher, pour mieux voir.
- « Némès, c'est la côte. »
- « Où est-elle ? »
- « Attends un peu. J'aperçois des restes de banquise. La terre ne doit pas être loin. »
Némès et le navigateur gardaient un air sceptique. Deux ou trois minutes s'écoulèrent, je n'étais plus aussi confiant.
- « Némès ! Viens ! »
- « Qu'y a-t-il ? »
- « Cette masse sombre, n'est-ce pas la montagne ? »
- « Oui, mon vieux ! La vie est belle ! »
- « Tu parles trop tôt. Viens jauger ce qui reste comme coco »
Il regarda tous les niveaux et fit une addition. J'étais trop occupé pour regarder longtemps à l'intérieur du poste de pilotage, Je ne voulais pas quitter la côte de vue et elle était déchiquetée.
- « 112 gallons. Presque une heure de vol. »
- « Au régime où je vais tourner, il y en aura au moins pour une heure et demie. Prends mon bouquin et calcule cela exactement, moi, je ne quitte plus la côte des yeux. »
Je lui indiquai les puissances que je donnerais à mes moteurs. Nous remontions ta côte ouest du Groenland. J'entendais à la radio avec une intensité variable le Range de Blue West 1, poste d'émission qui se trouve à l'entrée du fjord. Mon radio-compas se baladait sans arrêt alors qu'il aurait dû m'indiquer la direction précise de ce poste.
De regarder tous les fjords pour repérer le bon, j'avais mal aux yeux. Ils se ressemblaient tous, par cette nuit laiteuse, avec ces monts encore couverts de glace et de neige et ces icebergs qui étaient tellement blancs.
La grave question que je me posais et que je posais à mes coéquipiers était celle-ci :
- « Croyez-vous que nous soyons passés à Blue West 1 ? »
- « D'après mes calculs, oui, me répondit le navigateur. »
- « Je pense que la réception était plus forte il y a deux ou trois minutes, dit Némès. Et je piquai ma crise de colère, comme à l'habitude. »
- « Je ne suis pas aveugle et je n'ai pas vu l'entrée du fjord, je l'aurais reconnue. Dites-moi que je n'y vois plus rien et que je suis bon pour la réforme, qu'il serait préférable que je conduise un camion. »
Je remontai toujours la côte face au nord-ouest.
J'avais à peine fini de crier que je crus reconnaître la vue qu'avait projetée le film du Groenland. J'amorçai un virage à droite et entrai dans le fjord. Le navigateur affolé me dit :
- « Captain ! Captain ! Ce n'est pas le fjord de Blue West. »
Némès à son tour :
- « Charly ! Tu es sûr ? »
- « Je pense que oui. Je suis mon impression. J'ai encore une vingtaine de minutes d'essence. Tant pis, je continue. Si au bout, je ne vois pas le terrain, eh bien, elle est morte ! Je casserai la charrette ! Pourvu qu'on nous retrouve ! »
- « On serait mieux à la côte. »
- « Trop tard. On est emmanchés. Je continue, et puis ce n'est pas assez large pour tenter un demi-tour. »
En contournant une montagne, je vis les lumières de Blue West, le terrain. Nous étions sauvés. Roues en bas, phares allumés, j'atterris. Il ne nous restait que cinq à six mn d'essence à bord.
Finale à BW1 aujourd'hui ... et par beau temps
Ce n'était pas encore pour ce coup-là ! Mais tout de même, j'avais bien cru un moment que c'était usé...
Pour mon cinquième Mitchell, toujours à destination de l'Angleterre, au départ de Dorval, le seul terrain possible pour atterrir était Gander, à Terre-Neuve.
Il me fallait, d'urgence, quitter Dorval. Car le personnel, suffisant pour une cinquantaine d'avions, aurait été embouteillé et les hangars auraient été trop petits si un seul jour les appareils, dont le départ était prévu, n'avaient pas pris leur vol. L'Air Commodore tenait à ce que les départs eussent lieu, même à destination d'un terrain de dégagement.
Lorsque j'arrivai à Gander, la situation météorologique était splendide : vents arrière pendant plus des trois quarts du parcours ; pendant l'autre quart : vents légèrement de travers, mais non défavorables, permettant un Terre-Neuve-Prestwick direct, tout en conservant les réserves d'essence normales.
À 2 h du matin, je décollais de Gander. Mon plan de vol était de 10 h 10 mn. J'arriverais largement avant la nuit en Écosse.
Il n'y avait ce jour-là que trois Mitchell partis de Montréal. Un s'était posé au Canada par suite d'une panne de radio. À Gander, le Captain de l'autre avion, par suite d'une mauvaise mise en route, avait eu un retour au moteur ; un tube d'admission avait éclaté dont le changement nécessitait plusieurs heures. J'étais le seul Mitchell à franchir l'Atlantique ce jour-là.
Je devais voler à 3.000 m. Dès le départ, le sol me fut complètement caché par les nuages. Pendant 3 h je volais avec une couche très épaisse de stratus au-dessous de moi. À peut-être 10.000 m au-dessus, un voile noir me cachait les étoiles. Je passais dans de petits paquets de brume et bientôt j'entrais complètement dans le coton. Je commençais à givrer. La glace se formait sur les ailes, sur le nez de l'avion, sur les mitrailleuses, sur toutes les parties en saillie de l'appareil.
Avec mes dégivreurs, sortes de chambres à air sur le bord avant des ailes, je réussissais bien à casser la glace des plans. Mais la couche gelée sur toutes les aspérités devenait de plus en plus épaisse et alourdissait énormément mon Mitchell. Bientôt, l'appareil ne tenant plus l'air, il me fallut descendre. Je me trouvai, peu après, à une altitude d'environ 800 m. L'air était plus chaud, et légèrement supérieur à 0 degrés. La glace commençait à fondre, et à s'en aller par paquets. Mon vol en était facilité.
Les nuages touchaient presque l'eau. Il avait été impossible au navigateur de relever un point astronomique. Pas une étoile. Dans la neige à demi fondue, mêlée à la pluie, il avait été impossible à mon radio de recevoir quelque message que ce soit. Nous volions en aveugles. Il y avait près de 8 h que nous étions en l'air lorsque je vis la mer.
Il me sembla que sur l'eau, le vent était d'est et non d'ouest, comme la météo de Gander me l'avait indiqué. Je descendis pour m'en assurer. C'était exact. Le vent, très fort, produisait une forte houle.
Depuis combien de temps volions-nous, vent debout ? Quelle était notre position ? Je ne pouvais le savoir qu'en atteignant la côte d'Irlande. Je croyais l'atteindre après 9 h 15 de vol. Il y avait 9 h 40 que nous étions en l'air et toujours rien que la ligne d'horizon de la mer. La radio nous transmettait des renseignements très flous et qui se contredisaient. On percevait à peine le radio-phare de Derrynacross, situé sur la côte ouest d'Irlande et que l'on aurait dû entendre très fort. Et toujours ces atmosphériques !
10 h 20 que nous étions partis de Gander ! Nous aurions dû avoir traversé l'Irlande, être tout près de l'Ecosse et même avoir atterri ! Nous étions en mer et quelle mer ! Elle était démontée.
Némès réussit à capter une position donnée par trois postes anglais. Nous toucherions la côte, mais ce serait juste. On nous demanda ce qui nous restait comme essence et les postes ne nous lâchèrent plus, ils veillaient sur nous.
11 h 30 de vol. Il me reste à peine 15 min d'essence, ma consommation a été plus forte lorsque j'ai augmenté ma puissance pendant le givrage. La position donnée me situe à 45 milles de la côte.
11 h 45 de vol : les jaugeurs des réserves sont à zéro, et nous sommes à 8 milles d'Eagle-Island. Je pense que nous n'atteindrons pas la côte.
Par suite d'une erreur de chargement, une seule ceinture de sauvetage est trouvée. Némès et le navigateur qui savent nager insistent pour que je la passe. Une discussion a lieu, leur geste est chic. Mais j'ai quarante ans. Je ne suis plus jeune, j'ai profité de la vie. Le navigateur, lui, a un bébé, il a vingt-deux ans. C'est lui qui portera cette ceinture. Il m'a menacé de la couper. Comme cela, m'a-t-il dit, nous serons dans la même situation et il ajoute :
- « Némès et moi savons nager. Vous pas. Mettez-la. »
Ils ont tellement insisté que je leur ai obéi.
J'attends la panne. Il pleut à seaux et l'Océan est en furie. Enfin, je vois Eagle-Island : un phare sur un tout petit rocher. Nous volons très bas, les embruns passent par-dessus le phare.
- « Némès ! Je ne puis me poser. Regarde la mer. Nous serons écrasés contre les rochers. »
C'est le navigateur qui répond :
- « Continuez, Captain, il y a juste trois milles d'ici la côte. Ayez confiance dans votre chance. Comme à Blue West. »
- « Touche du bois. »
- « Il n'y a pas de bois dans le taxi, Captain ! »
- « Et ton crayon ? Fais vite, si on tombe à l'eau, ce sera peut-être la seule chose qui flottera. »
Alors nous apercevons la côte. Nous en sommes à 1 km, pas plus. Au moment précis où j'atteins la terre, le moteur droit s'arrête. Un virage, le train et les volets descendent, et c'est le moteur gauche qui, à son tour, n'en veut plus.
Quelques manoeuvres qui sont presque des réflexes. On se pose au sol ; un atterrissage "au poil". Mais il y avait un trou devant l'appareil, et ne l'avais pas vu. Même si je l'avais vu, je n'aurais pu l'éviter. La roue avant entre dedans, la jambe qui tient la roue s'affaisse en arrière, et c'est sur le nez que nous nous arrêtons. Le zinc est endommagé, mais réparable. Et nous, nous sommes sur le dur.
Suivant les consignes, dès que le moteur deux s'est arrêté, j'ai appuyé sur le contact pour faire sauter la boîte secrète d'émission radio IFF.
Nous sortons de l'avion, Némès a reçu un coup dans le genou, II saigne un peu. Je commence à le soigner lorsque arrivent des paysans. Je me rends compte seulement maintenant que ma tête a heurté un viseur, j'ai une coupure au front et je saigne aussi un peu.
Nous sommes en Irlande neutre. Je pense que pour nous la guerre est finie et que nous resterons prisonniers,
La police arrive. Puis une brave dame qui a suivi des cours d'infirmière et qui est heureuse comme tout de faire étalage de ses connaissances médicales devant ses amis et relations. Bientôt j'ai un pansement si important que l'on dirait un trépané.
Il fait complètement nuit, Le pays le plus proche s'appelle Doolough, à 5 km. Après avoir bu une tasse de thé et nous être reposés un moment, nous sommes emmenés par la police. Toute la population est venue au-devant de nous. C'est à qui portera nos affaires. À Doolough, il y a un café-hôtel. Nous y sommes conduits et devons y attendre les instructions. Nous y sommes depuis une demi-heure quand arrive un officier de l'Armée irlandaise, Après un court interrogatoire, nous mangeons un frugal repas. Assis au coin du feu, pour nous réchauffer, on nous offre du whisky chaud...
Nous nous sommes réveillés le lendemain vers 10 h, tous les trois dans la même chambre. Nous ne nous rappelions pas nous être couchés. On nous avait déshabillés, mis au lit et bordés. Était-ce la fatigue ou le whisky ou les deux réunis qui nous avaient mis dans cet état ? En tout cas nous avions été traités par l'officier irlandais non pas en prisonniers, mais en amis, d'autant plus que nous étions un Canadien et deux Français.
On nous avait servi le breakfast au lit, lorsque nous avons reçu la visite d'un colonel irlandais qui arrivait de Dublin. Nous avons subi un nouvel interrogatoire, aussi amical que le premier.
Némès et moi avions quelques doutes sur l'explosion de l'émetteur secret, car nous n'avions perçu aucune déflagration. Nous avons demandé au colonel de retourner à l'avion voir si aucune de nos affaires n'était restée à bord. Je disais avoir perdu mon stylo, un cadeau de ma femme auquel je tenais beaucoup.
Nous y allâmes après le lunch. Némès, pour atteindre la queue de l'appareil, exécuta une gymnastique compliquée. Lorsqu'il chanta (ainsi qu'il était convenu), j'appuyai à nouveau sur le contact. Ce fut comme un coup de fusil. L'émetteur venait de sauter. Némès fournit au colonel une explication sur un paquet qui serait tombé. Notre interlocuteur, avec un sourire entendu, acquiesça.
- « Quels salauds à Dorval et à Gander ! » me dit ensuite Némès.
- « Pourquoi ? »
- « Les fils du détonateur de l’IFF n'étaient pas branchés. Tu pouvais toujours appuyer sur le contact. »
- « Un de ces jours, s'ils oublient encore, en arrivant en Angleterre on sera reçu par la « flak » ou salué par les mitrailleuses d'un chasseur en patrouille de surveillance. »
Nous sommes revenus à Doolough. Enfermés dans notre chambre, nous attendions que le colonel eût reçu des instructions de Dublin. Il vint nous parler, en nous offrant un whisky. La conversation porta sur un tas de sujets. S'approchant de la fenêtre, il nous dit :
- « Si vous vouliez nous fausser compagnie, votre évasion ne serait pas difficile. »
Nous en étions restés muets. Il nous parla ensuite de la France qu'il avait visitée à plusieurs reprises. Revenant sur la fenêtre, il ajouta :
- « Il fait presque sombre. Les jours sont courts au mois de janvier. Voilà une voiture qui vient de stopper. Elle viendrait pour vous enlever qu'elle ne s'arrêterait pas autrement. Messieurs, il est tard. Je ne sais si je vous reverrai demain. Je vais rentrer à Dublin. Je suis heureux de vous avoir connus et peut-être, un jour, ou en Irlande ou en France, à nouveau, nous rencontrerons-nous. En ce qui vous concerne, dit-il au Canadien, je ne pense pas aller dans votre pays et je le regrette. »
Nous nous sommes serré la main et il nous quitta.
Le colonel était à peine parti que quelqu'un frappa à notre fenêtre. C'était le chauffeur de la voiture que le colonel avait remarquée. Némès lui demanda en anglais :
- « Qu'y a-t-il ? »
- « J'attendais que vous soyez seuls. Je vais vous emmener à la frontière, passez-moi vos bagages. »
Dix minutes plus tard, nous roulions vers l'Irlande du Nord, vers l'Irlande anglaise. C'était une évasion sans en être une, nous partions avec l'accord des autorités irlandaises, mais elles ne voulaient pas le savoir.
À 200 m du poste frontière, notre conducteur arrêta sa voiture et s'en alla seul à pied. Quelques minutes plus tard, il revenait nous chercher. Nous sommes passés, chargés de nos bagages et papiers, par un sentier, juste derrière le bâtiment de la douane.
Un lieutenant de la RAF à quelques pas de la frontière nous souhaita la bienvenue et en voiture nous nous rendîmes à Saint-Angelo, terrain où j'avais espéré pouvoir arriver avec mon B-25, au lieu de le poser sur le nez au bord de la mer.
Il nous fut recommandé le plus grand secret, non seulement sur notre atterrissage en Irlande, mais encore sur notre rapatriement, afin d'éviter toute difficulté diplomatique : des Allemands vivaient en Irlande et celle-ci était neutre.
Le lendemain, en avion, nous avons rejoint Prestwick. Une enquête très sérieuse fut ouverte. Il y avait eu faute, c'était indiscutable. L'Air Ministry voulait connaître le ou les coupables.
L'enquête démontra que la météorologie de Gander avait commis une erreur. En effet, ses services avaient suivi pendant la traversée des États-Unis, puis du sud du Canada et sur l'Atlantique pendant deux jours, la marche d'un centre dépressionnaire dont la vitesse et la direction de déplacement étaient tout à fait régulières.
Pendant deux jours, ils n'eurent aucun renseignement précis, en partie à cause de mauvaises transmissions de la radio où la propagation était très faible, et aussi du fait du mutisme des bateaux naviguant dans une région où des sous-marins ennemis étaient signalés.
Les météorologues continuèrent à faire mouvoir sur leurs cartes cette dépression à une vitesse égale à celle des quatre ou cinq jours précédents. Or, pour des raisons incontrôlables et impossibles même à expliquer, cette dépression diminua à peu près au même endroit.
Ma route, d'après les renseignements fournis, me faisait passer au sud de ce centre de dépression et j'aurais dû avoir des vents arrière très forts. En raison de son arrêt, je suis passé au nord avec des vents du secteur est dont la vitesse avait été pendant plus de 2.300 km de 90 km/h. C'est pourquoi la traversée Gander-Prestwick avait été impraticable avec un Mitchell.
Cette affaire fut jugée au tribunal à Londres où je fus représenté par un officier de la RAF. J'eus une entrevue avec lui et je lui remis les protections météo qui m'avaient été remises à Gander avant mon départ, et aussi une copie de mes notes personnelles. Je tenais en effet un journal de bord où je notais tous les incidents de route : les manœuvres que j'effectuais, les changements d'altitudes, les divers régimes des moteurs, les consommations d'essence, ainsi que les observations sur le temps que je rencontrais.
Je n'avais volé que sur des bimoteurs, depuis plus de huit mois que j'étais au "Transport Command". Il y avait bien eu quelques quadrimoteurs à transporter, mais les anciens du RAF-TC connaissaient bien mieux que moi le Captain Moody, chef des affectations et de l'entraînement, et je n'avais pu obtenir de lui de piloter un quadrimoteur. Je commençais à désespérer, lorsqu'une grande quantité de Liberator fut livrée à Dorval à destination de l'Afrique du Nord et des Indes.
B-24 "Liberator" en attente de livraison
Les pilotes américains ou canadiens n'aimaient pas beaucoup ces transports, en raison de la durée. Quant aux Anglais, ils préféraient aller en Angleterre, parce qu'ils y pouvaient voir leurs familles et prendre leurs jours de congé.
Aller à Rabat, comme première escale, n'était pas pour me déplaire. Je pourrais y rester 24 h, faire un saut à Casablanca, voir ma famille, puis continuer sur Alger, Le Caire ou les Indes. Au retour, je demeurerais une journée chez moi.
Je fus entraîné sur Liberator. Cet appareil, très lourd, me rappelait les avions de lignes. Il me plut tout de suite, et je l'eus en main en très peu de temps.
J'en avais déjà convoyé six, lorsqu'on m'en affecta un, destiné à la marine, au "Costal Command" à livrer à Prestwick. Il était d'une série nouvelle et avait subi quelques modifications de construction et d'aménagement. Une de ces modifications, importante au point de vue de la conduite de l'avion, était dans les commandes des superchargeurs (compresseurs des moteurs).
Sur les précédents, la commande était manuelle et le réglage s'effectuait par des manettes, une pour chaque moteur. Sur les nouveaux Liberator, la commande était électrique.
Au moment du départ, à l'essai des moteurs au point fixe, chaque superchargeur se réglait au moyen d'une vis. En vol, en altitude, pour augmenter la puissance des quatre moteurs, il suffisait d'actionner un rhéostat.
Je pilotais le numéro deux de cette série. Le premier, la veille, tout de suite après le décollage, avait dû rentrer dans les nuages, par suite de plafond très bas. Quelques minutes après avoir quitté le terrain, il tombait en feu dans la ville de Montréal et incendiait plusieurs immeubles. Que s'était-il passé ? On rendit responsable le pilote. Les témoignages différaient. Certains disaient qu'il était en flammes à la sortie des nuages. D'autres qu'il avait pris feu en touchant un immeuble.
Mes quatre moteurs en route, je roulai vers la piste de décollage. Tout était parfait, je demandai l'autorisation de décoller. Je filais à plus de 100 km/h. Il ne me restait plus qu'un tiers de la piste à parcourir et je m'apprêtais à quitter le sol lorsqu'un moteur (l'intérieur droit) que je ne pouvais voir éclata littéralement et certains morceaux vinrent frapper le fuselage.
Déséquilibré, je réussis néanmoins à décoller mon avion ; quelque 100 m plus loin j'enlevai la tête d'un arbre. J'allais amorcer un virage pour revenir au terrain, lorsque le moteur numéro 1 (l'extérieur du côté gauche) eut le même emballement subit et explosa.
J'étais lourdement chargé. Voler avec un moteur arrêté était aisé. Avec deux, c'était très dangereux. J'essayai de me rapprocher du terrain au plus vite. Je n'étais guère plus haut que les arbres et les maisons. Au lieu de chercher la piste où j'avais décollé face au vent, je décidai d'atterrir sur une autre piste, la plus proche, et en avisai la tour de contrôle.
J'amorçai un nouveau virage, pour être face à cette piste, lorsque le moteur numéro 4, celui d'extérieur droit, s'emballa à son tour.
Je pesais à peu près 20 t et je n'avais plus qu'un seul moteur. Le constructeur interdisait d'atterrir à plus de 15 t sans risquer de voir se plier le train d'atterrissage. Je réussis néanmoins mon atterrissage, et laissais rouler mon Liberator, me réservant d'utiliser les freins lorsque j'aurais perdu beaucoup de vitesse.
Le service de sécurité avait été alerté par la tour. Une voiture de pompiers marchait à toute vitesse devant moi et un pompier debout à l'arrière m'adressait de grands signes. Je stoppai mon Lib tout au bout de la piste. J'avais à peine coupé mon unique moteur que l'avion fut recouvert de mousse contre l'incendie, et que tout le monde nous criait : « Get out ! » (Sortez vite !) dans un mélange d'anglais et de français.
Lorsque je sortis de l'avion, je vis le moteur deux, le premier qui m'avait lâché au décollage. Il n'y avait plus de revêtement de l'aile, tout était brûlé, l'essence coulait à flot et sur la piste une traînée de feu continuait de brûler. Je compris alors les signes du pompier pendant mon atterrissage.
Je sus, par la suite que, pendant mon tour de piste, mon avion flambait et laissait derrière moi une nappe de flammes et de fumée. Occupé à ne pas m'affaler dans les arbres et les maisons, je n'avais rien vu.
Le général Powel vint me voir et me dit :
- « OK, Captain. Bon travail. Comment vous sentez-vous ? »
- « Parfaitement. »
- « Êtes-vous prêt à repartir ? »
- « Certainement, et tout de suite, s'il y a un autre avion de prêt. »
Une heure après j'étais en l'air sur un autre Lib en direction du Caire.
L'impression à Dorval était qu'il y avait eu sabotage. Il y eut une enquête, qui menée très sérieusement, démontra qu'il n'y avait eu aucun sabotage, mais que par suite de la modification apportée par le constructeur aux superchargeurs, une faute involontaire avait été commise.
Pendant la nuit, avant le départ, tant pour le chargement de l'avion que pour les essais de radio et de commandes marchant électriquement, la batterie de bord se déchargeait, ce qui n'avait qu'une importance relative sur les anciens types de Liberator. Sur celui-ci, le mécanicien réglait ses compresseurs avec une batterie ne donnant que 18 volts. Dès que la tension électrique remontait à 24 volts, les super chargeurs réglés puissamment envoyaient dans les cylindres de trop grandes quantités de gaz, qui occasionnaient une telle surcompression que les moteurs explosaient.
Pendant la durée de l'enquête, tous ceux qui, la nuit, avaient pénétré dans le hangar furent consignés au terrain dans un bâtiment gardé militairement, sans pouvoir ni sortir, ni communiquer avec l'extérieur, ni entre eux. Ce fut un soulagement, lorsque les conclusions des experts furent déposées, innocentant tout le monde
L'enquête au sujet du premier Lib tombé en ville fut reprise et l'on pensa que les mêmes symptômes et les mêmes troubles avaient provoqué la chute et l'incendie de l'appareil.
Le contrat qui me liait au Transport Command devait expirer à la fin de la guerre en Europe. L'Allemagne capitula, alors que je me trouvais à Allahabad, aux Indes. Je revins au Canada en passant par Paris, où je rendis visite à la nouvelle direction d'Air France qui avait réintégré les bureaux de la rue Marbeuf.
Charles LECHEVALIER
Extrait de "95 fois le tour du monde" (Éd du Seuil - 1951)
Date de dernière mise à jour : 20/04/2020
Commentaires
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- 1. Pierre Bivoit Le 25/10/2021
Vous citez le "Captain Chatel", André Chatel qui devint par la suite pilote d'Air France qui fait l'objet de mes recherches. Avez-vous quelque piste pour m'orienter ? Il m' avait parlé d'un amerrissage forcé ... À Reykjavik ? En Écosse ?
Un grand merci !
Pierre
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