La longue marche
9 mars - 9 mai 1945
C’est une épopée que nous raconte l’auteur, Cne à l’époque : la marche de 1.500 km dans les montagnes et dans la jungle d’un détachement de l’Armée de l’air depuis sa base près de Hanoï à travers le Tonkin, le Laos et jusqu’en Chine, poursuivi et harcelé par les Japonais.
Un peu d’histoire, l'attaque
9 mars 1945, date inoubliable pour tous ceux qui vivaient alors en Indochine. Date historique de la fin de la souveraineté française sur cette terre d’Asie, après trois quarts de siècle de présence marquée par une civilisation essentiellement humanitaire de prospérité et de paix.
Depuis 1941, l’Indochine apparaissait comme un îlot paisible dans un monde en guerre. La présence japonaise, limitée à l’occupation de quelques ports et bases d’opérations, était discrète, presque invisible. Les rapports franco-japonais réduits à des contacts au niveau du Gouvernement général n’apportaient pratiquement aucune entrave aux mouvements des forces françaises à l’intérieur de l'Indochine.
À partir de 1944, les succès spectaculaires des Alliés en Europe, puis des Américains en Asie, laissaient prévoir la fin prochaine du conflit. Des contacts secrets s’établissaient entre une résistance qui se développait parmi les Français d’Indochine et de l’extérieur : France Libre, Américains en Chine et Britanniques aux Indes.
La position de l’Indochine au cœur des conquêtes japonaises du Sud-est asiatique, était une plate-forme ouverte aux opérations alliées, danger fortement ressenti par le Japon.
Cette situation devait provoquer la rupture des accords franco-japonais de 1940. Le 9 mars 1945 à 18 h, un ultimatum était remis au Gouverneur général, l’amiral Decoux. À 20 h, l’attaque japonaise était lancée sur toutes les positions françaises, États-majors et garnisons. Rapidement submergées, ces positions, dont l’alerte avait été levée dans la journée, tombaient les unes après les autres à l’exception de quelques formations éloignées des grands centres qui eurent le temps de se regrouper et d’amorcer un mouvement de repli vers les régions montagneuses de la chaîne annamitique, en direction de la Chine.
À Tong, gros bourg situé à 45 km à l’ouest d’Hanoï, une importante garnison comprenant deux bataillons de la Légion Étrangère et de nombreuses unités diverses de l’Armée de terre, ainsi qu’une base aérienne voisine, avait été mise en pré-alerte à la suite de renseignements confirmés par une reconnaissance aérienne effectuée en fin d’après-midi, qui avait permis d’identifier une forte colonne japonaise en progression à une quinzaine de kilomètres à l’est de la base.
À 20 h, dès la réception des messages codes lancés depuis les permanences des États-majors d’Hanoï signalant l’attaque générale, les dispositions étaient prises par toutes les unités.
Sur la base aérienne de Tong, était stationné le Groupe aérien d’observation commandé par le Cne Postal, comprenant les escadrilles 1/41 commandée par le Cne Dugit-Gros et 1/42 commandée par le Cne Descaves. Depuis peu, l’escadrille 1/595 commandée par le Cne Villedieux était venue se joindre au groupe.
Le Cne Postal
Pour ces escadrilles, le coup de force japonais n’était pas une surprise. Depuis de nombreux mois, le Cdt de l’Air avait prévu, entre autres éventualités, de faire combattre les unités de l’aviation en forces d’accueil et d’appui d’un débarquement allié. Les escadrilles avaient été organisées en groupes de combat motorisés, baptisés pompeusement “dragons portés”. Elles étaient entraînées à la marche et au combat d’infanterie en vue d’interventions au sol. En outre, dans la Haute Région, les dépôts d’essence et de munitions avaient été augmentés d’une manière importante pour permettre l’utilisation des Potez 25 contre les forces japonaises du delta.
Ces Potez 25, vieux mais remarquablement entretenus, étaient techniquement dépassés. Par contre, les équipages ne l’étaient pas. Bien entraînés aux vols de nuit et au pilotage aux instruments, ils espéraient pouvoir intervenir efficacement en coopération avec les Alliés. Mais les événements allaient en décider autrement.
Potez 25
Après la réception du signal d’attaque générale, les quelques informations qui arrivèrent de différentes sources confirmèrent la neutralisation totale des Grands commandements, dont le commandement de l’Air à Hanoï.
À Tong, le général Alessandri, Cdt l’ensemble des unités, décidait de se replier rapidement en arrière de la Rivière Noire. La base aérienne était laissée sans défense. Le Cne Postal recevait l’ordre de mettre en place les détachements mobiles de l’aviation à 3 km à l’ouest de Tong, en protection du mouvement de repli de l’Armée de terre.
Général Alessandri
Les 24 Potez 25 étaient abandonnés malgré les interventions des Cdt d’escadrilles qui proposaient un décollage de nuit pour un atterrissage à l’aube sur les terrains de la Haute Région. À 23 h, les “dragons portés”, regroupant tout le personnel des escadrilles, quittaient la base aérienne où restaient les services et les familles.
L'épopée commençait.
L’engagement
Le premier accrochage des “dragons portés”, le plus sérieux et aussi le plus heureux par ses conséquences, eut lieu le lendemain 10 mars vers 10 h 30 sur la route de Tong à Hung-Hoa. Les détachements mobiles étaient placés de part et d’autre de la route, assez bien dissimulés derrière des diguettes. Une section était sur la digue du Fleuve Rouge.
À quelques centaines de mètres à gauche. L’armement était composé de mitrailleuses de tourelle Lewis de 8 mm, transformées en FM par l'adjonction d'un petit trépied. C'étaient des armes à tir rapide qui ne pouvaient résister longtemps à un tir soutenu en raison du manque de refroidissement en emploi statique.
La disposition en ligne, sans échelonnement ni position de repli, était évidemment critiquable. Cette inexpérience fut cependant ce qui sauva ces “dragons portés” néophytes et certainement plus tard, les dernières unités de l’Armée de terre en repli.
Les Japonais arrivèrent dans 6 ou 7 camions, assez rapidement, n’ayant rencontré jusque-là aucune résistance. Dès qu’ils apparurent à moins de 200 m, toutes les Lewis, une vingtaine environ, ouvrirent le feu. Ce fut un véritable carnage. Les conducteurs touchés, les pneus crevés, les camions partaient en zigzag dans les fossés et s’immobilisaient. Les Japonais survivants sautaient à terre et étaient abattus sur place sans avoir le temps de réagir.
Toutefois, depuis les derniers camions plus protégés, la riposte se déclenchait par des tirs d’armes individuelles mais surtout par des tirs de mortiers. Les obus qui tombaient sur les détachements faisaient rapidement plusieurs blessés. Un tirailleur indochinois était tué. Les Lewis continuaient à tirer sur tout ce qui bougeait encore, puis ce fut le silence.
Les détachements, fortement éprouvés mais sans panique, décrochaient par échelons successifs. Ils rejoignaient les camions dissimulés à quelques centaines de mètres et prenaient la direction de Hung-Hoa, espérant être recueillis prochainement par les uni- tés de l’Armée de terre.
Hélas ! Ils s’aperçurent qu’ils étaient bien en position de repli, mais aussi oubliés et, apparemment sacrifiés. Ce fut leur première leçon de choses, grandeur nature.
Après un recul d’une dizaine de km, les détachements mobiles reprenaient une position de défense au carrefour de Dong-Dang.
Peu après arrivait le groupe mobile 1/595 en provenance de Bat-Bat. La section du Lt Auffret, sur la digue au moment de l’accrochage, était prévenue par une voiture de liaison de rejoindre directement le bac de Hung-Hoa. Une reconnaissance cycliste envoyée vers l’arrière confirmait le mouvement de repli général sur la rive gauche de la Rivière Noire.
Deux chenillettes protégeaient encore l’accès au bac lorsque les détachements de l’aviation y arrivèrent à 17 h. Les véhicules étaient alors incendiés, conformément aux ordres du général Alessandri, à l’exception d’une voiture légère dans laquelle furent chargées les archives utilisées et la pharmacie de campagne.
Alors que l’embarquement s’effectuait lentement sur le bac et que chacun s’attendait à voir surgir les Japonais, ce fut un inoffensif pousse-pousse qui apparut sur la route. Il transportait le Sgc mécanicien Thomais, chef d’une section de FM. Au moment de l’accrochage, il avait été grièvement blessé à la hanche et aux jambes. Il s’était traîné jusqu’à une pagode où il avait été soigné sommairement. Après le départ des Japonais, les villageois l’avaient aidé à monter dans un pousse- pousse et, au risque de leur vie, l’avaient évacué vers l’arrière. Cet épisode héroïco-comique arrivait à point pour détendre l'atmosphère. Il apportait, en outre, une information importante : après le combat, les Japonais n’avaient plus été en état de reprendre leur avance, ce qui permettait d’achever l’embarquement sans appréhension.
N’ayant plus de véhicules, les aviateurs se transformèrent en fantassins.
L’avatar “dragons portés” n’avait duré qu’une journée, mais son action avait été capitale.
La longue marche
La longue marche qui suivit dura 2 mois. Elle se divisa en cinq périodes successives de marches en repli et de combats retardateurs alternés.
De Hung-Hoa à Son-La, du 10 au 22 mars
Aussitôt après le franchissement de la Rivière Noire, les aviateurs, fermant la marche derrière les unités de l’Armée de terre, rejoignaient rapidement de nuit le village de Thanh-Son situé à l’entrée de la piste de montagne se dirigeant vers Nghia-Lo.
Au passage à Thanh-Hoa, les tirailleurs indochinois étaient démobilisés sur ordre du général Alessandri. Cette séparation, après plusieurs années passées ensemble, fut, de part et d’autre, très émouvante. Une page était tournée. Puis la marche reprit. Les détachements de l’aviation étaient fortement handicapés par le manque de moyens de transport et de ravitaillement. Chacun se délestait des charges trop lourdes. Il fallait se procurer des chevaux de bât. Le premier était obtenu d’une manière assez peu réglementaire par le troc d’une veste de cuir d’un pilote contre un cheval sans charge que conduisait un légionnaire. Un second était acheté dans un village avec des fonds d’origine inconnue. Le troisième était le cheval de selle que le Cne Postal avait obtenu comme commandant des détachements de l’aviation.
Les étapes journalières, d’une dizaine d’heures, permettaient de franchir environ 30 km. Entre Bien et Van-Chan, l’itinéraire empruntait la route de Yen-Bay à Nghia-Lo. En raison du danger que présentait l’éventualité de l’arrivée d’unités motorisées japonaises depuis Yen-Bay, l’étape, longue de 75 km, était parcourue d’une seule traite.
Le 18 mars, au passage à Tu-Lé, les aviateurs et deux bataillons de Légion étaient dirigés vers Son-La où ils arrivaient le 22 mars, au moment où des parachutages de ravitaillement en vivres, armes et munitions étaient effectués par des avions britanniques en provenance des Indes.
De Son-La à Diên-Biên-Phù, du 23 mars au 4 avril
Le 23 mars, le détachement de l’aviation fut armé de carabines Winchester, de mitraillettes Sten et de FM Bren. Au cours des tirs d’entraînement qui suivirent, chacun pressentait que de futurs combats étaient proches. Le 24 mars, les aviateurs, rattachés au 2/5 REI, allaient occuper des positions à la sortie de Son-La sur la route de Tuan-Giao. Le 25, les emplacements de tir étaient reculés de 6 km, en bordure d’une clairière.
Le 26, vers 19 h, une fusillade intense était entendue en direction de Son-La. Après une interruption, vers le milieu de la nuit, elle reprenait au lever du jour. Les premiers éléments de Légion commençaient à refluer. Vers 10 h, au passage de la dernière compagnie de Légion, son Cne signalait que le Cne Dugit-Gros, blessé, avait été évacué vers Diên-Biên-Phù et que le DM 1/595, qui n’avait pas décroché à temps, était probablement fait prisonnier. Quelques hommes arrivaient encore puis, enfin, les 1/95, harcelés par l’avant-garde japonaise.
À ce moment arrivait l’ordre de ne pas se laisser accrocher et de se replier immédiatement. Ce mouvement était effectué sous les tirs japonais. Par bonds successifs, le détachement se repliait, puis allait occuper une nouvelle position près de Bang-Phang.
Cette manœuvre type du combat retardateur devait se reproduire sans variante notable ni repos pendant 6 jours.
Les 6 compagnies de Légion et le détachement de l’Aviation qui formait une 7ème compagnie, étaient placées les unes derrière les autres. Dès que la compagnie au contact dérochait, elle se repliait, protégée par la suivante, puis allait se remettre en position, en arrière du dispositif. Le mouvement complet se renouvelait deux, trois ou quatre fois en 24 h. Chaque compagnie restait en première ligne entre 1/2 h de jour et plusieurs heures de nuit. Le ravitaillement était apporté depuis un échelon arrière où étaient envoyés en repos les hommes les plus fatigués et les malades.
Le 1er avril, au passage de Tuan-Giao, le Cdt du groupement décidait de profiter de la vaste clairière que formait le carrefour des routes de Lai-Chau et de Diên-Biên-Phù pour monter une contre-attaque. Celle-ci était confiée au 2ème REI, où venait d’être détaché le SLt Louche comme observateur et adjoint Air. Le détachement de l’Aviation était en protection sur une piste étroite à 3 km en retrait et au nord de la route. L’attaque était déclenchée vers 15 h. L’intensité des tirs d’armes automatiques et les éclatements ininterrompus d’obus de mortiers indiquaient qu’il s’agissait d’un engagement d’une grande violence.
Puis, contrairement à toute attente, le feu cessait rapidement. Un silence pesant, inquiétant se prolongeait.
Au bout d’une heure, un éclaireur était envoyé aux renseignements. Il arrivait sur la route au moment où passait la dernière compagnie de la Légion. Son Cne faisait savoir que le combat avait été extrêmement meurtrier. Un Cdt de compagnie avait été tué ainsi que plusieurs légionnaires. Immédiatement prévenu, le détachement de l’Aviation suivait le mouvement de repli général.
Les combats retardateurs reprenaient les jours suivants jusqu’à Diên-Biên-Phù où le détachement arrivait le 4 avril. Durant ces accrochages, l’ordre était de ne laisser personne tomber aux mains des Japonais.
La solidarité devait être totale. Cette discipline rigoureusement observée devait atteindre son but, malgré le feu, la fatigue et la maladie.
De Diên-Biên-Phù à Phong-Saly, du 5 au 19 avril
Au passage de Diên-Biên-Phù, le Cne Postal était envoyé en mission à Calcutta, où le rejoignait quelques jours plus tard le capitaine Villedieux. Les marches reprenaient et pendant les deux semaines qui suivirent, le détachement de l’Aviation effectuait le parcours de Diên-Biên-Phù à Phong-Saly par Sop-Nao, Muong-Khoua, Muong-Hai et Hat-Sa, avec un arrêt de 5 jours à Muong-Hai.
Le ravitaillement posait souvent de sérieux problèmes. Les étapes s’exécutaient par marches de 50 mn et arrêts de 10 mn. Cette cadence permettait de progresser de 3 km à l’heure sur des pistes étroites et sinueuses, parfois à peine tracées. Malgré les dysenteries et les fièvres, les privations, les moustiques et les sangsues, le détachement arrivait à Phong-Saly le 19 avril.
Phong-Saly, Boun-Tai, Outay, du 20 avril au 1er mai
En arrivant à Phong-Saly, le détachement de l’Aviation, qui espérait quelques jours de repos pour reprendre des forces et soigner ses malades, recevait un premier ordre de rejoindre un cantonnement à 4 km de là, puis un second de revenir à Phong-Saly, puis à 2 h l’ordre de se remettre en route dès 2 h en direction de Salah-Ayme et Boun-Tai, avec un groupement à constituer sous les ordres du chef de bataillon Tockadze.
Partant sans vivres de réserve, le détachement arrivait à Boun-Tai le 21 avril à 17 h, après une marche forcée de 70 km.
À ce moment, les unités de l’Armée de terre se repliaient en direction de Bun-Nua. Elles paraissaient en complète déroute, ainsi que le décrit le texte suivant extrait du rapport remis le 15 juillet 1945 par le Cne Descaves au Cdt des troupes françaises à Kunming :
« Le DM (de l’Aviation) arrive au gué situé à 2 km au nord de Bun-Tai à 17 h. À ce moment, les Japonais sont à l’entrée sud du village. Le 3/5 RMI est en cours de décrochage. Ce bataillon très décimé, paraît épuisé. Sa valeur combative semble nulle. Les hommes se replient isolément ou par petits groupes de deux ou trois, sans aucune idée de manœuvre. Interrogés, ils ne peuvent indiquer ni où ils vont, ni quel est leur point de ralliement.
Un tirailleur nous croise ayant pour tout bagage une guitare partiellement protégée par une housse. Au passage du Cdt Tockadze qui nous précède, les légionnaires qui visiblement le connaissent tous, se ressaisissent et paraissent reprendre un peu d’espoir.
Une ligne de résistance doit être constituée en arrière du gué. L’échelon du ravitaillement est poussé à 2 km plus loin sur la piste de Bun-Nua qui nous est fixée comme itinéraire de repli.
Jusque-là, le DM doit aller occuper des positions à la sortie nord de Bun-Tai pour couvrir le décrochage des derniers éléments du 3/5, ainsi que celui d’un groupe de parachutistes qui tient encore le poste.
À 17 h 30, nous sommes en position. Les parachutistes soutiennent le combat jusqu’à 18 h 15 puis décrochent.
Après avoir dépassé les deux premières sections de l’Aviation, ils s’arrêtent pour souffler et discuter. Un feu soudain et violent parti d’un fortin du poste les rappelle à la réalité. Les rafales brèves tombent sur les positions tenues par l’Aviation... Alors que tout le DM d’aviation, échelon de ravitaillement en tête, est déjà engagé de plus d’un kilomètre sur la piste de Bun-Nua, le Cdt Tockadze me donne l’ordre de faire exécuter un demi-tour à tout le détachement et d’aller reprendre la piste de Salah-Aymé.
Je lui rends compte des difficultés que présente cette manœuvre : l’échelon de ravitaillement est maintenant à 2 km sur une piste étroite encombrée de détachements en retraite et de chevaux de bât. D’autre part, l’avance japonaise au nord de Bun-Tai, qui a été observée précédemment, risque de nous placer sous le feu ennemi au passage du gué, large d’une trentaine de mètres et de traversée difficile en raison de la profondeur des eaux. Le commandant Tockadze me répond qu’il faut absolument qu’une unité barre cette piste pour faire faire demi-tour au détachement Poitevin qui arrive sur Bun-Tai par cette piste. Je fais alors immédiatement partir vers l’échelon de ravitaillement un ordre prescrivant à cet échelon de faire demi-tour et, à vitesse accélérée, de repasser le gué. La section du Lt Ballet est repoussée vers Bun-Tai avec mission de tenir coûte que coûte la piste à 200 m en avant du gué.
La section du Cne Denis est orientée sur la piste venant de Bun-Tai par la rive gauche. La section du Lt Auffret doit tenir le gué après l’avoir franchi et assurer la couverture du repli. Toutes ces manœuvres s’exécutent dans un temps que seule une stricte discipline rend possible. À 19 h 45, tout le DM avait franchi le gué et se trouvait sur la piste de Salah-Aymé ».
Après une marche de nuit, le détachement arrivait à Salah-Aymé à 8 h. Une liaison du Lt Auffret permettait de rencontrer les dernières unités qui se repliaient de Phong-Saly et de recevoir l’ordre de rejoindre Bun-Nua, où le détachement arrivait en fin de journée le 22 avril, ayant parcouru 120 km en 3 jours, “sans repos, ni repas, ni répit”. Dès son arrivée, le chef du détachement rendait compte de sa mission.
À l’état-major, l’ambiance était tendue et fébrile. Un repli général vers le nord, par une piste parallèle à la frontière chinoise, devenait inévitable. Ce mouvement était déclenché le lendemain matin. Les combats retardateurs reprenaient et se poursuivaient sans trêves durant 6 jours jusqu’au nord de Outay. Les unités privées de nourriture et de repos, sans secours ni renforts, étaient à la limite de toute résistance. Le 1er mai, après quelques marches et contremarches, le détachement de l’aviation recevait l’ordre de franchir la frontière et de rejoindre le village chinois de Ban-Noi, où il arrivait le lendemain en fin de matinée, épuisé et affamé, n’ayant plus de vivres depuis la veille.
Ban-Noi à Ssé-Mao (Chine) du 2 au 9 mai
En arrivant à Ban-Noi, le détachement espérait y être accueilli et ravitaillé mais rien n’était en place. Pour vaincre l’hostilité des villageois qui refusaient tout abri et nourriture, les discussions s’engagèrent, mais sans succès. Afin de forcer la décision, le détachement prenait une attitude agressive en se reconstituant en sections de combat, dont l’armement était impressionnant. La décision finale était enfin obtenue, d’une manière inattendue, grâce au concours d’un Américain, le Maj Semmens, qui avait été parachuté avec un commando quelques jours plus tôt.
Après la destruction de son groupe par les Japonais, il avait erré sur les pistes où le détachement de l’Aviation l’avait recueilli, totalement démuni, mais encore en possession de son arme. Sans cartouches, ce fusil était devenu inutile, ce qui permettrait au Maj Semmens d’en faire cadeau au chef de village. La face étant sauve, celui-ci acceptait de ravitailler le détachement.
Le lendemain, dans le village suivant, l’accueil était cordial mais le ravitaillement nul. Chacun troquait ce qui pouvait avoir une valeur. Ainsi, un coupe-coupe était échangé contre une dizaine d’œufs. Un cheval épuisé de fatigue et de privations était abattu. Débité et réparti entre la centaine d'hommes qui constituaient le détachement, la portion était maigre.
Le 4 mai, à l’étape de Xine-Toug, un ravitaillement avait été constitué. La ration journalière, 300 gr de riz et 50 gr de viande, était maintenue les jours suivants. Par étapes de 25 à 30 km, le détachement progressait vers Ssé-Mao où il arrivait le 9 mai.
Dans cette ville d’une certaine importance, un échelon de la Mission Militaire Française de Kunming assurait la subsistance ainsi que les premiers soins d’urgence. Le détachement cantonnait dans un village proche où il s’organisait. L’espoir renaissait. Les regards n’avaient plus l’obsession de la piste. Ils s’élevaient et s’étonnaient de voir un pays fertile à l’atmosphère limpide des hauts plateaux et une vie indigène aux coutumes anciennes. Lentement la vie reprenait son cours, au fil des jours.
Durant ces deux mois, le détachement de l’Aviation n’avait connu que 5 jours de repos, à Muong-Hai.
En 55 jours, il avait parcouru environ 1.500 km, sur des pistes étroites et sinueuses de régions montagneuses. Paludisme, dysenterie, béribéri, typhus, à des degrés divers, aucun n’avait été épargné mais tous avaient suivi. Il n’y avait eu aucun abandon, aucun prisonnier, aucune perte durant la “longue marche”.
À tous les échelons, le moral l’avait emporté, jusqu’au bout. La mission était accomplie.
Ssé-Mao à Mong-Tsu, du 26 mai au 10 juin
Après un arrêt de deux semaines à Ssé-Mao, les troupes françaises étaient regroupées dans la région de Mong-Tsu, à 14 jours de marche (300 km), à l’exception des éléments les plus malades qui étaient évacués vers les hôpitaux de Kunming par l’aviation américaine. Le sergent mécanicien Vincent devait y décéder quelques jours après son admission à l’hôpital français malgré les soins dévoués qui lui furent prodigués.
En point final, cette mort apparaissait comme le symbole de l’abnégation pour l’accomplissement total de l’épopée impossible.
Louis DESCAVES
Document transmis par Pierre Rançon dans "Piège" (n° 200 - mars 2010)
Date de dernière mise à jour : 20/04/2020
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