Les perchettes de l’Oued Tenafodh

À la mémoire du capitaine Demoulin, de la promotion Mézergues, mort au Champ d’Honneur le 21 novembre 1944
 

En cette lugubre année 1942 où se remâchait l’amertume de la défaite, les relations franco-anglaises, après le drame sanglant de Mers-el-Kébir et le coup de Dakar, étaient au plus bas. Aussi le gouvernement français avait-il pu faire admettre la nécessité de renforcer les unités aériennes stationnées en Afrique, au cas où Messieurs les Anglais tireraient les premiers.

Le 25 février 1942 décollait de Toulouse un groupe d’avions de chasse Dewoitine 520, escortés de six avions du Groupe de Transport 3/15 installé à Istres quelques mois auparavant. Le Groupe de Chasse était commandé par le capitaine Ladousse, dont l’autorité souriante et la compétence technique faisaient merveille.

Les avions de transport étaient des Amiot 143, appareils vieillis et mal adaptés à leur nouvelle mission. Bombardiers capables d’enlever mille kilos de bombes (on les avait même poussés à mille deux cents kilos au G.B. 2/38 pendant la campagne de France, au terrain de Chaumont-Semoutiers), ils n’offraient qu’un volume de soute indigne d’un avion de transport.

Profil amiot 143 4Amiot 143

Le point final du voyage était Thiès, en Afrique Occidentale Française, où le groupe de chasse tiendrait garnison.

On avait entassé dans les transports du matériel radio, sorti de France à la barbe des commissions allemandes d’armistice et un énorme lot de pièces de rechange. Dans la tourelle avant, j’avais installé – maintenue par des sandows – une bicyclette destinée, lors des escales, à faire le plus rapidement possible le tour des services : météo, soute à essence, etc… La disposition de tout ce barda donnait l’impression d’une roulotte de cirque. Cette aviation de 1942 était rustique.

Les étapes Toulouse – Istres – Ajaccio – Tunis – Alger – Oran – Rabat – Marrakech se déroulèrent sans incident majeur. Dès Ajaccio je m’étais débarrassé, grâce à d’excellents restaurants du « marché noir », de tenaces et lancinantes engelures, résultat des deux atroces hivers faméliques et glacés de 1940 et 1941, subis à Salon et à Istres. A l’infirmerie de la base d’Istres où j’étais allé déployés mes roses orteils, sujets à d’insoutenables picotements, le lieutenant-médecin Salvagniac m’avait dit : « mon pauvre vieux, tu n’es pas le seul, tu manques de matières grasses ».

Cet impeccable diagnostic, déjà mis en déroute à Ajaccio, subit une ultime défaite à Tunis où les « affamés de France », ayant reçu un splendide accueil (il y avait là une foule de jeunes lieutenants de la promotion Pinczon du Sel , dont beaucoup devaient disparaître dans le carnage des Groupes de Bombardement Lourds en Angleterre, en 1944-1945), firent un pantagruélique repas qui se termina, après le dessert, par un pari – tenu et gagné – de deux œufs au plat supplémentaires ! Qu’on me pardonne ces souvenirs de mangeaille, je n’ai jamais pensé qu’il faut « vivre pour manger ». Hélas, comme des millions de Français en ces années barbares, j’ai eu faim. Que cela fût une expiation – sans doute méritée – de la défaite de juin 1940 ne changeait rien aux exigences de jeunes estomacs.

L’étape Ajaccio-Tunis avait été faite par un temps abominable, avec survol de la mer à partir de Porto-Vecchio, à trente mètres d’altitude sous stratus bas, voire très bas. Survenant à cette faible hauteur, une panne de moteur nous aurait immanquablement propulsés au Walhalla des bombardiers car, avec son énorme train d’atterrissage fixe, l’Amiot 143 était tout disposé à capoter en cas d’amerrissage forcé.

La navigation à l’estime de l’époque étant ce qu’elle était, au bout de 3 h 30 de vol il me tardait de voir apparaître n’importe quel bout de la Côte d’Afrique. Comble de malchance l’opérateur-radio, en dépit d’appels répétés, n’avait pu obtenir le moindre relèvement entre le sud – estimé – de la Sardaigne invisible et la côte africaine car ce jour-là, 3 mars 1942, se déplaçait en avion entre Alger et Tunis le Ministre de l’Intérieur du gouvernement en place et ce très haut personnage accaparait toutes les maigres liaisons radio disponibles. Soudain, le radio annonça d’une voix triomphante, qu’il voyait un « os » à main gauche : c’était l’îlot de Zembra, cône parfait posé sur la mer, d’où il fut facile de rejoindre El Aouina, le terrain de Tunis.

A Rabat, à bord d’un Glenn, piloté par mon camarade de promotion Layec, je fis une impressionnante séance de piqués et de rase-mottes : un certain nombre de bourricots vidèrent leurs âniers assez téméraires pour les monter.

A Marrakech, après quelques heures d’instruction destinée à familiariser les équipages avec le Sahara, après le chargement des vivres de secours, au matin du 20 mars tout était prêt pour le départ vers le Sud. L’équipage s’était enrichi de trois passagers, des mécaniciens d’équipement de la firme Dewoitine, destinés à parer aux possibles hasards de la traversée saharienne. Ayant reçu un chargement supplémentaire destiné aux postes de Tindouf et Bir Moghrein – un mouton sur pattes, une cargaison d’énormes poêles à frire, des cageots de légumes et des caisses d’apéritifs – l’avion était lourd. Je décidai donc de prendre de l’altitude dans la plaine de Marrakech, avant de piquer vers le col de Tizi N Test dans le Haut Atlas. Ce fut une sage précaution car à 2500 mètres, un énorme bruit de ferraille se fit entendre dans le moteur droit et il fallut regagner dare-dare la base où fut diagnostiquée une des pannes classiques du moteur K-14, un piston crevé.

Les six jours nécessaires au remplacement du moteur, je les passai en l’agréable compagnie du lieutenant Michaud (1937) à visiter de fond en comble Marrakech et ses environs. Je n’ai jamais fait autant d’heures de bicyclette. En cette triste période de pénurie générale, c’était le seul moyen de locomotion possible : il fallait énormément de galons pour prétendre à une voiture.

En remettant le cap sur Tindouf le 26 mars, je choisis la route plus facile du col d’Imi N Tanout, au sud-ouest de Marrakech, ce qui allongeait à peine le parcours. Il suffisait d’une altitude de deux mille mètres, propre à réduire les ahans des moteurs.

À Tindouf le gîte d’étape était d’une sévérité monacale : j’eus droit, dans un minable bâtiment décrépit, à une chambre nue « meublée » d’un lit Picot, sans même un clou au mur pour suspendre les vêtements. J’y dormis du sommeil de mes vingt-sept ans ; éveillé très tôt au petit matin encore sombre, je fus frappé du fantastique silence saharien, qui laisse pantois quelques secondes et fait dire : « prodigieux, on n’entend rien… »

Vingt-deux ans plus tard, en 1964, Colonel en poste à Mers-el-Kébir, lorsque j’entendis les gémissements de certains équipages du G.M.M.T.A. (qui était peut-être devenu le COTAM, je ne me rappelle plus) qui se lamentaient à propos de l’inconfort – tout relatif – des installations récentes de la base de Bou Sfer, je pensai que les mœurs avaient bien changé ! Allons ! un peu de vie spartiate n’a jamais tué un aviateur…

L’étape désertique Tindouf-Bir Moghrein, avec ses rares points de repère, me tracassait quelque peu. En fait, elle devait se terminer le samedi 28 mars 1942, veille de Pâques, dans le Rio de Oro. N’étant point prophète, le 27 je n’en savais évidemment rien. Comme un avion Glenn-Martin devait faire ce jour-là la liaison Tindouf-Bir Moghrein et retour dans la journée, je demandai de participer au voyage pour faire une reconnaissance de terrain. Cet avion faisait une opération logistique ébouriffante : il transportait dans le réservoir supplémentaire du fuselage, neuf cents litres d’essence B, destinée aux Amiot 143, pour regonfler les soutes du poste de Bir Moghrein. Le voyage ayant coûté mille litres d’essence C, brûlée par le Glenn aux moteurs plus gourmands que le K-14, il n’est pas besoin de dire que ce déplacement de liquide s’était opéré sans aucune publicité.

Installé dans la tourelle arrière du Glenn, je notai les accidents remarquables du paysage sur un bloc-notes. Le retour à Tindouf se fit sous un ciel rouge sang annonciateur – je ne le sus qu’après – de vent de sable pour le lendemain.

Le désert appartenant aux hommes qui se lèvent tôt (selon les fortes paroles du capitaine G…, bien incapable de décoller avant dix heures du matin), au très petit jour, le 28 mars, j’attendis la météo, laquelle, chose étonnante, était mijotée à Casablanca sur renseignements en provenance des postes sahariens. Cette procédure prenait beaucoup de temps et nous fit décoller trop tard. La première partie du voyage s’effectua par beau temps. Grands comme Notre Dame de Paris, les rochers noirs du Tirsal El Khedra à deux cent dix kilomètres de Tindouf se détachaient superbement sur le sable et constituaient un point tournant idéal. Je vis bien, sur la droite, le poste d’Ain Ben Tili. Je remarquai ensuite que des filets de sable se détachaient des moindres obstacles au sol. Aux rochers du Tam Reikat, quelques dizaines de kilomètres avant Bir Moghrein, l’affaire était jouée : la visibilité était pratiquement nulle et l’avion se déplaçait dans une fine poussière jaune, dont il ne sortit qu’à deux mille mètres pour trouver le ciel bleu.

En liaison par signaux Morse avec la radio d’Air France (Bir Moghrein servait d’escale de secours sur la ligne civile Casablanca-Port Etienne-Dakar), je demandai qu’on allumât, sur un des pitons près du poste, un feu de chiffons gras pour essayer de retrouver le terrain.  Ce qui fut fait : nous descendîmes et ne vîmes rien. Comme il était peu sensé de faire avaler du sable aux carburateurs des K-14, l’avion reprit le ciel bleu. Je décidai de quitter la zone de poussière, après être passé autant que possible à la verticale du poste (sur avis du sol qu’on entendait bien les moteurs, au maximum de leur vacarme), de tenir un cap afin d’estimer avec toute la précision désirable, le point d’atterrissage « dans le bled ». En tournant en rond en attendant l’allumage du feu, j’avais constaté que l’ouest paraissait plus dégagé. Ce fut donc au cap 270 que l’avion laissa derrière lui la zone contaminée. Pendant la descente le moteur droit – changé à Marrakech – eut quelques passages à vide. Décidément il devenait urgent d’atterrir.

L’Amiot 143 abattant royalement ses cent soixante kilomètres à l’heure, après trente minutes de vol depuis la verticale supposée de Bir Moghrein, il suffisait d’un coup d’œil à la carte pour voir que nous étions, bel et bien, dans le Rio de Oro.

Le terrain dur, plat à l’infini, parsemé de rares cailloux, avec quelques pitons noirâtres dans les lointains, je le décrivis – en liaison radio - au lieutenant d’infanterie coloniale, chef de poste de Bir Moghrein, qui confirma que nous étions dans la Guelta du Zemmour, au relèvement 260 du poste, le radio d’Air France ayant suivi jusqu’à la limite possible, la descente de l’appareil.

Il ajouta qu’il enverrait quelques vivres et de l’eau, dès que la position des avions serait connue avec précision. Car il y avait deux Amiot ! Le lieutenant Fuchs (1937), en panne de radio, ne m’avait pas lâché d’une semelle, si l’on peut oser cette figure de style, pendant toute l’affaire du vent de sable. Décision judicieuse : seul en effet il risquait de se poser dans le désert sans pouvoir émettre le moindre signal de secours.

Finalement nous étions quatorze – huit membres d’équipage et six mécaniciens civils de Dewoitine - en villégiature désertique.

Un vent terrible soufflait et déplaçait à l’horizontale de minuscules cailloux qui cinglaient la peau. Il fallut rester dans les avions où régnait une bonne température de trente degrés. Seul le mouton, triste comme un bonnet de nuit, fut laissé dehors, plus ou moins abrité du vent derrière un capotage de roue. La pauvre bête devait en vouloir aux barbares humains qui l’avaient transportée dans ces solitudes désherbées.

Le casse-croûte du soir fut vivement expédié : les vivres sahariens de secours – sardines en boîte, corned-beef, pains de sucre, biscuite de mer et vingt litres d’eau par personne – ne faisaient pas un menu gastronomique. Le biscuit de mer était dur comme du bois. Je rationnai l’eau au volume d’une boîte de « singe » - une fois vidée de la viande - par personne. On peut rester le gosier plus ou moins sec à côté d’une bouteille d’eau : on sait qu’il suffit d’un geste pour étancher la soif. Chose bizarre, rationner l’eau donne très soif !

Le lendemain, dimanche de Pâques, le vent était tombé, il faisait un temps magnifique. A la vacation radio du matin, nous apprîmes que deux Glenn en route pour l’A.O.F. feraient des recherches dans l’après-midi. En effet vers quinze heures, nous entendîmes des bruits de moteurs/ Dans le désert pour se faire repérer, il faut s’agiter et créer du mouvement. Je fis accrocher, au tronc squelettique d’un arbre mort, les suspentes d’un parachute qui se gonfla doucement sous le vent léger. Les uns projetèrent en l’air des pelletées de sable, d’autres se mirent à courir dans tous les sens.

Les deux Glenn, en un réconfortant rase-mottes, passèrent à quelques mètres du campement. Les deux pilotes – capitaine Barrault et lieutenant Védrine – déclarèrent par radio qu’ils avaient vu le parachute, bien repéré sur carte la position des avions, qu’ils ne prenaient pas le risque d’atterrir près des Amiot et retournaient à Bir Moghrein.

Le 30 mars fut une journée agitée. De bon matin au nord, nous vîmes trois silhouettes se diriger vers nous, non pas en ligne droite, mais selon un trajet courbe qui les amena qui les amena par le nord-est auprès du campement. C’étaient trois femmes, couvertes des pieds à la tête de cotonnades bleues, l’une assez jeune, les deux autres ridées comme de vieilles pommes. Comme elles n’étaient pas parfumées au n°5 de Chanel, il fallait soigneusement éviter de se tenir sous le vent.

Incapables de saisir un traître mot de leur dialecte, nous les laissâmes partir lestées d’un pain de sucre et d’une bonne moitié de l’indigeste provision de biscuit de mer. Qui oserait dire qu’en France l’intendance ne suit pas ?

Concluant que les visiteuses avaient été envoyées sur ordre pour renseigner qui de droit, nous nous attendions à d’autres visites mais n’anticipons pas…

Dans l’après-midi débouchèrent un énorme camion-citerne et une camionnette en provenance du Poste. Ils apportaient, outre l’essence, un fût de deux cents litres d’eau, quelques vivres et des outres en peau de chèvre. Ces outres, suspendues à l’ombre des plans, mouillées extérieurement, donnaient un semblant de fraîcheur à l’eau ; malheureusement le goudron qui en assurait l’étanchéité donnait au liquide un goût bien particulier.

A la longue, on s’y faisait… Cette soudaine richesse en eau nous donna l’envie de raser des barbes de trois jours, exercice de patience dans le désert où le savon à barbe sèche immédiatement sur la peau.

A l’atterrissage, par une malchance insigne, le pneu droit de mon avion avait rendu l’âme sur l’une des rarissimes pierres de l’endroit. Le mécanicien décida d’utiliser le gonfleur mont sur le moteur de la citerne. Malheureusement la nouvelle chambre à air, stockée pendant des années au parc de Casablanca, nous joua le mauvais tour de s’ouvrir sur toute sa circonférence à trois kilos de pression (il en fallait 3,3). Enfin après trois heures d’effort – car le tuyau reliant le gonfleur à la valve éclatait à chaque instant, il fallait le couper, le fixer avec du fil à freiner, le recouper, le refixer… - la réparation fut jugée réussie, avec une nouvelle chambre gonflée à un peu moins de trois kilos. La tentative ne pouvait être poursuivie plus loin, le tuyau – qui mesurait plusieurs mètres au début de l’opération – étant réduit à l’état de confetti.

Il ne restait plus qu’à abandonner ces lieux inhospitaliers. L’avion du lieutenant Fuchs avait déjà regagné Bir Moghrein, emportant le triste mouton qui avait obstinément refusé de boire l’eau contenue dans une poêle à frire qu’on lui passait sous le museau.

Le décollage tant attendu ne se fit pas : le moteur droit qui avait eu quelques ratés avant l’atterrissage, baissait brutalement de régime, donnait l’impression de tourner à vide, reprenait des tours, en reperdait… Ce genre de panne paraissait incompréhensible. Avec l’assentiment du pilote, compte tenu de l’immensité du terrain et de la légèreté de l’avion, vidé de tout son chargement mis à bord des véhicules terrestres, fut tenté un décollage de patience en jouant sur les régimes des moteurs, car l’appareil avait une furieuse tendance à s’embarquer, lors des étouffements subits du moteur droit.

Comme il fut finalement impossible de prendre l’air, cette tentative n’aboutit qu’à déplacer le campement de quelques kilomètres. La place ne manquait pas ! la panne était vraisemblablement due au mauvais fonctionnement du carburateur, diagnostic fait après élimination cartésienne des autres causes possibles (arrivée d’essence, allumage, etc…). Il n’y avait qu’une solution : récupérer sur l’autre Amiot un bloc carburateur complet (il n’était pas question de faire de la quincaillerie de détail dans le désert), le ramener, le monter et s’évader du Rio de Oro.

Le départ, par voie terrestre, fut décidé pour le lendemain 31 mars. Les dernières heures du jour furent mises à profit pour brêler avec soin le chargement des véhicules et démonter le bloc-carburateur malade. Le soleil disparu, morts de fatigue, engoncés dans nos vêtements de cuir, nous regagnâmes l’avion pour y dormir à l’abri du vent glacial de la nuit.

Épisode héroï-comique, je fus réveillé vers deux heures du matin par l’adjudant-chef Chattenet, pilote, qui me dit à voix basse : « mon lieutenant, il y a quelqu’un sous l’aile droite ! ». Etouffant un juron, je jetai un coup d’œil par la vitre de la « baignoire » de l’Amiot, et après quelques secondes d’émotion, éclatai de rire : dans la nuit claire, une serviette de toilette pendue au support de la bombe Michelin donnait très exactement en se profilant sur le sable, la silhouette d’un guerrier en cotonnade !

Au matin, l’expédition allait se mettre en route lorsque trois chameaux montés, à peu près au même azimut que les dames visiteuses de la veille, se profilèrent dans le lointain. Piquant droit sur le campement, ils étaient là une demi-heure après.

La présence d’un sous-officier de l’Infanterie Coloniale simplifia les choses : il dit aux visiteurs (de splendides homes tout en muscles, aux noires chevelures verticales) que nous étions en territoire français. Dans un pays où les frontières ont été taillées à coup de méridiens et de parallèles plus ou moins bien relevés par visées astronomiques, ce pieux mensonge ne parut pas choquant.

Il fut beaucoup plus scabreux de leur dire, en réponse à leur demande, qu’il n’y avait pas de radio à bord alors que l’antenne extérieure, qui courait de la tourelle avant à l’empennage, se voyait comme le nez au milieu du visage. Ces hommes discrets – ou peu compétents en matière technique – n’insistèrent pas et s’en allèrent après avoir reçu les cadeaux de tradition, pains de sucre et biscuits ! Ils piquèrent vers le Nord, sans doute vers le poste espagnol de la Guelta.

La camionnette, chargée à bloc, prit la direction de Bir Moghrein. Je laissai le campement au lieutenant Demoulin (1937) qui, par son inlassable bonne humeur et son dynamisme, avait réconforté ceux que ce séjour forcé dans le désert rendait moroses. Personnellement, je n’avais pas le temps d’avoir du vague à l’âme, pressé que j’étais de faire réparer l’avion en panne et de rejoindre le poste le plus rapidement possible.

Après deux heures de route, la camionnette s’enlisa. Nous étions devant l’Oued Tenafodh, complètement à sec, bien entendu, large de huit cents mètres, avec des zones sableuses pleines de pièges. A l’aller le véhicule, beaucoup plus léger, était passé sans trop de mal.

Le sous-officier de la Coloniale annonça qu’on allait se servir des perchettes. Jamais diminutif ne fut plus menteur. Je vis sortir du logement ad hoc, sous la camionnette, de solides poteaux de trois mètres de long, de dix centimètres de diamètre et pesant un bon poids. La méthode paraissait d’une simplicité biblique : on les glissait sous les jumelages des pneus arrière, le chauffeur emballait le moteur, les pneus prenaient appui sur les perchettes. Il y avait alors deux solutions : la bénéfique, lorsque les roues trouvant un terrain assez dur, la voiture se mettait à rouler sans nouvel enlisement immédiat, la maléfique, qui se terminait par une nouvelle plongée dans le sable dès que les roues avaient avalé les trois mètres de perchettes, ce qui était vite fait !

Dans l’hypothèse numéro un, la récupération des perchettes posait un problème : les hommes qui les avaient relevées couraient après le véhicule mais il fallait bien s’arrêter pour les reprendre à bord. Le chauffeur avait normalement tendance à rouler le plus vite et le plus longtemps possible en évitant les zones sableuses. Compte tenu de la largeur de l’Oued, il fut décidé de limiter la course de la voiture à cent mètres et de mettre quatre hommes pour se relayer aux perchettes. Bien entendu tout le monde – officiers, sous-officiers, caporaux et soldats – participait à la manœuvre. L’anonymat des grades était garanti par la légèreté des tenues : caleçon de bain et mouchoir noué sur la tête. Seuls les indigènes  avaient conservé leur tenue « d’hommes bleus ».

Dans l’hypothèse numéro deux, il n’y avait plus qu’à recommencer. J’ai oublié le compte des réussites et des échecs successifs. Dans les cas les plus favorables, la voiture ne parcourait jamais plus de vingt ou trente mètres d’un seul jet. C’est dire que les perchettes furent manipulées quelques dizaines de fois avant de voir défiler sous les roues les derniers mètres de la « vallée » de l’Oued Tenafodh.

Le franchissement demanda deux bonnes heures, mais une récompense inattendue était au bout : à quelques trente kilomètres de Bir Moghrein nous vîmes le plus splendide mirage qui se puisse rêver. Le poste était là, avec ses Koubbas blanches. On les touchait : vision superbe qui ne dura qu’un instant, car un mirage se déplace avec la courbure des rayons qui le portent.

A Bir Moghrein, c’est un cortège d’hommes ocres qui débarqua de la camionnette. Le chef de poste nous offrit ce que, sous ces latitudes, il faut bien appeler un bienfait des Dieux : des douches ! Lavés, habillés, nous avions l’incroyable sensation de corps tout neufs.

Je retrouvai avec satisfaction le chef mécanicien qui, à Marrakech, avait présidé au changement du moteur droit. Sa conscience professionnelle tracassée par cette panne d’un moteur neuf, il avait pris le chemin de Bir Moghrein. Après de patientes recherches, il finit par découvrir que la capsule anéroïde était crevée, ce qui rendait le fonctionnement du papillon des gaz totalement aberrant.

Le 1er avril, nous reprenions le chemin du désert. La camionnette allégée, vidée de son chargement, franchit l’Oued Tenafodh plus au nord et il n’y eut que trois ou quatre séances de perchettes, rapidement menées.

Dans le lit de l’Oued il y avait un troupeau de chameaux , une trentaine de bêtes. On me dit qu’ils étaient « au pâturage » ! Pour lever le doute, la recette était la suivante : se mettre à plat ventre sur le sol, et, jetant un coup d’œil rasant, constater la présence d’une très pâle verdure de plantes grasses de quelques centimètres de haut. Il fallait le voir pour le croire…

Dès l’arrivée au campement une bâche fut tendue avec des moyens de fortune pour travailler à l’ombre sur le moteur en panne.

En fin de matinée, les deux indigènes préposés aux perchettes, ayant vu dans le lointain trois autruches, une chasse fut décidée illico. Ces gros oiseaux courent vite. Il fallut les poursuivre à plus de soixante kilomètres à l’heure. La camionnette, sautant sur les aspérités du sol, faisait des bonds de cinquante centimètres. Accroché aux ridelles, je tirai bien quelques coups de mousqueton, mais tous à côté. Enfin un des indigènes réussit à abattre l’autruche mâle, les deux autres étant, paraît-il, des femelles. J’admirai in petto cette science des sexes. La camionnette prit une allure réduite, à mon grand soulagement : à ce genre de sport on ne ramasse que des bleus !

Au déjeuner il y eut donc de la viande d’autruche, cuite sur le sable et dure comme de la corne de mouflon, arrosée d’innombrables verres de thé à la menthe. Les Bidanes ayant enterré, pour la protéger de la chaleur et des mouches, la viande restante, m’en proposèrent aimablement une ration au repas du soir, après en avoir gratté le sable au couteau. Je déclinai poliment leur offre.

Au cours du même voyage on servit de la viande de lionne à Atar. Seize ans plus tard à Iaroslav (U.R.S.S), je dégustai un morceau d’élan. Je peux remercier l’Armée de l’Air d’avoir apporté une certaine variété – sauf décidément à Istres – à mes menus.

Consultant mon carnet de vol, j’y lis que le 2 avril 1942, l’Amiot 143 n°47 volant à 1500 mètres, regagnait en quarante minutes le poste de Bir Moghrein : il aurait dû s’y poser cinq jours plus tôt.

Quarante minutes pour faire quatre-vingts kilomètres, cela peut paraître long : en fait, ayant pris les commandes, j’essayai de dérouter, par des changements de cap, les deux Bidanes à qui j’avais offert le baptême de l’air. Mais ces hommes du désert avec leur sens prodigieux de l’orientation me remettaient chaque fois dans la bonne direction.

Je posai l’Amiot à Bir Moghrein avec un « ouf » de soulagement : cette aventure se terminait bien.

Comme il fallait attendre un carburateur de rechange en provenance de Casablanca, je décidai de prendre quelques jours de repos. En ces temps lointains, un commandant d’avion isolé menait sa barque avec beaucoup de liberté.

La présence de deux équipages de sept personnes posait au Chef de poste des problèmes de vivres. Pour étoffer les provisions de viande, plusieurs chasses à la gazelle et au mouflon furent organisées.

Remembrance de la chasse aux autruches, je n’y assistai qu’en spectateur non armé, solidement cramponné au siège voisin du chauffeur. Malgré les soubresauts infernaux, des chasseurs adroits réussirent à abattre plusieurs bêtes, spectacle désolant mais commandé par la nécessité.

Les jours coulaient dans le calme. Les mécaniciens remirent tout en ordre, avec leur talent habituel. Le soir venu, on « discutait le coup », en savourant les admirables crépuscules violets du désert. La nuit le ciel d’Afrique, bourré d’étoiles, couvrait la terre comme une coupole.

Le 8 avril, après avoir vivement remercié le chef de poste pour son assistance, je poursuivis le voyage vers Atar et Nouakchott, pour arriver à Thiès le 9 avril, l’escale de Nouakchott n’ayant été décidée que pour laisser refroidir les moteurs dont l’huile montait à 130 degrés, à en croire les thermomètres.

Pendant les heures d’arrêt à Nouakchott, j’eus l’occasion de contempler « l’Entreprise », un énorme quadrimoteur anglais de transport civil. Cet avion, posé subrepticement (probablement à la suite d’une panne), train rentré, sur la plage de la côte africaine à quelques kilomètres au sud de Nouakchott, avait été découvert par un détachement de la Légion Etrangère. Le personnel de l’avion avait été évacué à la sauvette, sans doute par voie maritime par un quelconque navire venu de Bathurst, en Gambie Anglaise. La Légion, toujours capable du treizième travail d’Hercule, avait creusé le sable de façon à descendre le train, fait deux tranchées en pente douce devant les roues baissées pour remettre l’appareil sur la plage. Ensuite avait commencé le pénible remorquage jusqu’au hangar, de cette masse de trente tonnes.

L’avion était là avec ses impressionnantes files de hublots (en 1942 les quadrimoteurs ne couraient pas les rues), impeccablement briqué par les légionnaires. Je ne ménageai pas les compliments au lieutenant de la Légion qui m’accompagnait, pour avoir su mener ces rudes travaux.

À Thiès où j’arrivai, sur un aérodrome quasiment désert à l’heure de la sacro-sainte sieste coloniale, je me vis dans la soirée possesseur de vingt-trois jours d’arrêt (simples, pas de rigueur) :

- Huit par un commandant de groupe, pour avoir osé garer mon Amiot n°47 sale, très sale (mélange peu esthétique d’huile et de sable sur les plans) à côté de ses avions étincelants (ou qu’il jugeait tels),

- Quinze par le commandant de base, pour atterrissage vent arrière ! En fait la manche à air, toute molle, était vaguement perpendiculaire à la piste et comme je n’avais pas de rapporteur pour décider où était l’angle aigu (l’autre étant forcément obtus), j’avais laissé le pilote libre de choisir le sens d’atterrissage… Je n’ai jamais su quel imbécile avait pu juger que cette prise de terrain suait l’hérésie. Il y a des siestes qui se perdent…

Par la suite tout se tassa et je sortis, blanc comme neige, de ces verdicts un peu trop hâtifs. Je fus même aimablement sollicité par ces grands chefs pisse-vinaigre de bien vouloir, au retour, remettre quelques colis de denrées coloniales à différents destinataires situés en général (sans jeu de mots) dans le haut de la hiérarchie des trois armées…

Le retour, avec une escale supplémentaire à Fort Gouraud pour y admirer la Kedia d’Idjil, s’effectua sans incident. Comme le Groupe de Transport 3/15 avait quitté Istres pour s’installer à Oujda, c’est là que se termina ce voyage de soixante-trois jours (25 février - 28 avril) et de soixante-quinze heures de vol. Quand je feuillette aujourd’hui – en 1978 – les mirobolants programmes d’agences de voyage, j’en conclus que dès 1942 l’Armée de l’Air, toujours à la pointe du progrès, nous offrait déjà des voyages de milliardaires !

Dans la suite des temps, je fis dix autres traversées – allers et retours – sahariennes, comme passager sur DC3 ou sur Halifax (en particulier, huit heures dans la tourelle arrière de ce quadrimoteur, à contempler le sable entre Rabat et Dakar). Aucune ne m’a donné l’intense sensation de liberté que j’avais ressentie, en ce printemps de 1942, dans les immenses solitudes désertiques du Rio de Oro.


Henri JEAN

Date de dernière mise à jour : 08/02/2021

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