Les braises rouges du châtiment
« Tout le monde sait aujourd’hui que le champion, le pilier de la force aérienne, c’est le bombardier lourd. L’avion de chasse, l’avion torpilleur, l’avion d’observation ont des fonctions spécialisées, fort nécessaires, essentielles dans l’ensemble de l’Armée de l’Air, mais l’avion capable d’asséner le coup, c’est le bombardier lourd. »
John Steinbeck – Bombs away - 1942
À la mémoire du capitaine Laucou de la promotion Astier de Villatte, mort au Champ d’Honneur le 6 mars 1945
Ce samedi 14 octobre 1944 à l’heure de midi, je savourais un délectable bain chaud dans une de ces vastes baignoires que le Bomber Command de la R.A.F. dispensait généreusement sur ses bases. Je fredonnais « O sole mio », plein de contentement à la pensée de la mission exécutée quelques heures auparavant, sur Duisburg. Le même jour à deux heures du matin, les équipages en alerte avaient été éveillés pour apprendre que 1001 quadrimoteurs étaient envoyés sur cette ville de la Ruhr pout y déverser 5.000 tonnes de bombes…
L’immense flot des avions couvrait le ciel. Un trou parmi les nuages au-dessus de l’objectif permit de faire une bonne visée : ce trou fut vite comblé par l’énorme fumée noire provenant des explosions. La ville flambait… il était neuf heures du matin.
Je pensais disposer d’au moins vingt-quatre heures de calme avant la prochaine mission, d’autant qu’une sortie de 1.000 avions n’était pas chose courante : le Bomber Command devait se donner le temps de souffler.
Eh bien, non ! À peine avais-je entamé le dernier couplet du célèbre air italien que le « Tannoy », sonorisation des bases de la R.A.F. qui portait la voix dans les recoins les plus reculés, voire les plus intimes, annonça selon la formule habituelle, l’alerte à la prochaine mission. Mon équipage étant sur la liste, je n’avais plus qu’à m’intégrer dans le classique circuit : repas, réunion des navigateurs, réunion générale des équipages. Ce scénario routinier demandait de quatre à cinq heures, avant que le pilote ne mette les gaz pour arracher l’avion à la terrestre pesanteur.
Grande fut la surprise de voir que l’objectif s’appelait encore Duisburg. La seule différence était que la prochaine attaque aurait lieu de nuit et qu’il n’y avait plus que 650 quadrimoteurs au lieu des 1000 du matin. Les habitants de la ville ne s’attendaient sans doute pas à deux déluges de bombes, à moins de vingt-quatre heures d’intervalle.
Je constatai avec amusement et une certaine dose de philosophie, que la liste des équipages engagés dans cette deuxième sortie n’était pas tout à fait la même que la précédente. Comme le samedi soir il y avait quelques bals dans la bonne ville d’York voisine, j’en conclus que d’aucuns préféraient faire danser les Anglaises qu’aller « au charbon » sur la Ruhr…
À Valenciennes, que nous survolions à quelque 5.000 mètres, le bombardier m’annonça qu’il voyait dans le lointain une lueur rougeâtre. Nous avions le cap sur Duisburg, mais à 250 kilomètres de l’objectif, j’étais loin de penser que les incendies du matin pouvaient encore faire rage au point d’être décelés à pareille distance. Je dis donc au sous-lieutenant Robert de me confirmer, de dix minutes en dix minutes, s’il continuait à voir cette tache rouge. Au bout de vingt minutes, il n’y avait plus aucun doute, la cible n’était plus qu’à une centaine de kilomètres et le rougeoiement était de plus en plus intense…
Comme l’avion était au cap d’attaque, j’éteignis ma lampe de navigateur, écartai les rideaux noirs pour assister à la féérie lumineuse : les nuits sur la Ruhr offraient – gratuitement – un flamboyant feu d’artifice. Défilaient en un lent balancement les projecteurs, dégringolaient en grappes rouges ou vertes des marqueurs d’objectif lancés par l’armée des avions-éclaireurs de la R.A.F. La chasse allemande larguait des fusées parachutées, à descente lente, qui faisaient d’inquiétants boulevards de lumières. Parfois d’immenses flammes rouges remplissaient le ciel : une collision de deux avions qui allaient s’écraser quelques milliers de mètres plus bas…
La nuit, la « Flak » perdait beaucoup de son efficacité, grâce aux tonnes de paillettes métallisées que les opérateurs radio lançaient toutes les minutes : ces rubans argentés brouillaient les appareils de repérage allemands. Bien que Goering ait promis 50.000 marks de récompense au savant qui trouverait la parade, la science germanique demeura impuissante devant cette contre-mesure.
…L’objectif était là. Je contemplais, fasciné, à côté du bombardier, le spectacle au sol : c’était comme des braises rougeoyantes. On avait l’impression de voir – toutes proportions gardées – un de ces feux de bûches calcinées qui, dans les foyers de cheminées, restent longtemps ardentes avant de mourir…
Ce brasier avait quelque chose d’hallucinant, dont le regard ne pouvait se détacher…
Une nouvelle averse de bombes s’abattit sur Duisburg et nous prîmes le chemin du retour.
Pendant la campagne de France de 1940 j’avais vu brûler – pendant mes sorties nocturnes sur Amiot 143 – Laon, Sainte-Menehould, Vitry-le-François et bien d’autres villes encore…
En Angleterre, j’avais vu les ruines de Londres, Liverpool et Coventry. En juin 1944, à Londres, j’avais assisté à l’arrivée des premières bombes volantes – les V.1 – qui firent par la suite d’immenses dégâts.
Juste retour des choses d’ici-bas, l’Allemagne nazie qui avait semé le vent, récoltait enfin la tempête.
Henri JEAN
Date de dernière mise à jour : 30/09/2020
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