Le mamelon des aviateurs
Le 9 mars 1945, prétextant l'organisation clandestine d'un réseau de renseignements allié en Indochine, les Japonais arrêtent l'amiral Decoux, Gouverneur général, ainsi que les grands chefs militaires français, et tentent de désarmer nos troupes. Celles-ci, qui se montent à une trentaine de milliers d'hommes dont cinq mille Européens fatigués et mal armés, mettent en action le plan de défense prévu et entament une guérilla qui obligera bientôt l'ennemi à concentrer quatre divisions pour en venir à bout. Mais, si les garnisons de Cochinchine, du Cambodge et d'Annam doivent rapidement mettre bas les armes, les troupes du Tonkin et du Laos vont réussir à tenir plus de deux mois contre un adversaire très supérieur en nombre et en armement. Cinq mille hommes, dont deux mille Européens, parviendront à gagner la Chine où, sous le commandement du général Alessandri et du général Sabatier, ils se réorganiseront pour reprendre la lutte.
Jacques Estienne, alors encore lieutenant
Au début de février, l'escadrille avait été scindée en deux groupes : le Cne Vouzellaud s'était vu attribuer deux Potez 25 et était parti avec son groupe à 150 km à l'ouest-nord-ouest de Hanoi, sur le terrain de Son-La, pour y effectuer des missions d'aide à la résistance. Le Cne Estienne, qui était son second, avait alors pris le commandement de la base de Watchay pour y poursuivre le travail normal dévolu à l'escadrille, c'est-à-dire l'appui des troupes de l'infanterie coloniale dans la région côtière.
Carte de situation des événements de mars 1945
Brusquement la situation devient dramatique. Le 9 mars au matin l'armée japonaise déclenche une attaque sur Hanoi, Haiphong et Lang-Son. La base de Watchay est dans l'ignorance totale de ces événements quand, à 17 h, lui arrive de Hanoi l'ordre de détruire le matériel volant et de se porter à 80 km au nord-ouest avec ses armes et tout son personnel, sur une position de résistance tenue par l'infanterie coloniale.
Cette éventualité était envisagée dans les consignes de la base, consignes qui sont appliquées scrupuleusement et méthodiquement, pour douloureux qu'il puisse être à des aviateurs de détruire les appareils avec lesquels ils espéraient combattre. Mais le Cne Estienne, issu d'une vieille famille de militaires et de marins (il était le fils du contre-amiral Estienne), appartenant à la première promotion de l'École de l'air, connaissait le sens du mot "discipline".
Après avoir confié les familles à la société des Charbonnages de Hongay, il quitte la base le 10 mars à 3 h du matin, avec son échelon roulant de quatre camions et une voiture légère, et son personnel comprenant neuf sous-officiers et soixante-dix tirailleurs indochinois.
Le petit groupe arrive à Tien-Yen vers 8 heures.
Lorsqu'on allait en avion de Lang-Son à Moncay, on suivait tout d'abord, au cap sud-est, une route toute droite, encaissée entre des montagnes qui s'élevaient de part et d'autre à plus de 1.000 m. Des tours jalonnaient ce trajet et le pilote, par instinct, cherchait auprès d'elles la parcelle de champ sur laquelle il pourrait se poser en cas de panne. À 90 km de Lang-Son, en vue de la mer, presque à flanc de montagne, apparaissait le petit terrain de Tien-Yen. Sa bande de 300 m "regonflait" le pilote qui jetait alors un regard de défi à ses température et pression d'huile, tout en prenant le cap est-nord-est pour atteindre Moncay.
À 500 m à l'est de la bourgade de Tien-Yen se dressait un mamelon sur lequel deux arbres, seuls, pointaient vers le ciel. Une route séparait le mamelon de la petite ville, une autre l'enlaçait par le sud.
Devenu fantassin avec sa petite troupe, le Cne Estienne reçoit sa nouvelle mission du commandant de l'infanterie coloniale : couper le point le plus avancé de la ligne de résistance, c'est-à-dire précisément le "Mamelon des Deux Arbres", et stopper par le feu l'avance des Japonais. Les pièces d'artillerie, installées sur les monticules les plus à l'est, doivent appuyer l'action des mitrailleuses de l'aviation. Ce point de résistance est confié aux aviateurs parce qu'ils sont les seuls à posséder des camions qui devraient théoriquement leur permettre de décrocher rapidement.
Les fantassins avaient déjà creusé une tranchée et des emplacements de mitrailleuses sur le Mamelon des Deux arbres. Les aviateurs y installent les jumelages Lewis des hydravions et aménagent leurs postes de tir individuels. Les autres collines, distantes de moins d'un kilomètre, sont tenues par l'Armée de terre. Aucun moyen de liaison moderne n'existe entre les uns et les autres.
Vers la fin de la matinée du 10 mars, les Japonais arrivent. Dès leur sortie du village de Tien-Yen, ils sont stoppés par les rafales rageuses des Lewis. Alors ils se déploient et, par d'incessantes attaques, cherchent à percer la ligne de résistance
En tête du dispositif, le groupe Estienne ne cesse de combattre. Ses mitrailleuses qui ne sont pas faites pour le tir au sol s'échauffent dangereusement. Pendant trois jours et deux nuits les Japonais amplifient leurs attaques et le 13 mars au matin, ayant reçu d'importants renforts, ils parviennent à déborder au sud le Mamelon des Deux arbres.
L'ordre de repli arrive alors au Cne Estienne mais il est trop tard : Estienne ne se sent plus suffisamment appuyé pour décrocher avec succès. Il décide de tenir sur sa position.
Des collines proches, les coloniaux suivent avec angoisse le drame du Mamelon des deux arbres. Ils voient Estienne changer ses secteurs de tir pour faire face sur tous les flancs. Deux assauts sont encore victorieusement repoussés. Les cadavres des Japonais jonchent les alentours du Mamelon. Mais les Lewis tirent de plus en plus mal et les munitions commencent à manquer. Un troisième assaut est alors tenté par les Japonais qui, poussant des hurlements sauvages, atteignent cette fois le sommet du Mamelon. Estienne tombe, frappé d'un coup de sabre, au moment où il lance une grenade. L'Adc Lauriance tombe à ses côtés. Deux autres sous-officiers et une vingtaine de tirailleurs succombent à leur tour. Les autres sont désarmés, ligotés et massacrés à la baïonnette. Il n'y aura pas de survivants, à l'exception de quelques tirailleurs qui ont pu se cacher, blessés, sous les cadavres de leurs camarades.
Pendant plus d'un an les morts sont restés là-bas, enfouis à l'endroit même où ils étaient tombés. [...]
En août 1945, après Hiroshima et Nagasaki, le Japon capitula.
Le Slt Giansily, qui se trouvait à Bach-Maï au moment du coup de force japonais, et qui avait été fait prisonnier et interné au camp de travaux forcés de Hoa-Binh, avait appris en captivité la fin tragique de ses camarades et s'était juré, s'il en sortait vivant, d'aller rechercher leurs corps à Tien-Yen afin de leur donner une sépulture convenable, au milieu de leurs compagnons tombés à Hanoï. Bien que sorti de Hoa-Binh avec une santé délabrée, il se prépara, dès qu'il en fut capable, à cette mission qui lui fut ordonnée par le colonel Déchaux, alors commandant de l'Air en zone nord. Le Sgc Mortuaire, quoique déjà rentré en France, se déclara volontaire pour l'accompagner. Il se fit désigner pour l'Indochine et la mission fut déclenchée sans perdre de temps, dès son arrivée en zone nord, car le Viêt-minh commençait à se manifester et l'insécurité devenait de plus en plus grande, non seulement dans la région de Tien-Yen mais dans toute la zone côtière.
Les deux hommes furent déposés en avion à Haï-Phong et de là un LMC, c'est-à-dire un bateau de la Marine nationale chargé du ravitaillement des postes de la région côtière du Tonkin, les mena à Watchay.
La magnifique base qu'ils avaient connue, qui faisait l'admiration de tous les visiteurs, était dans un état de délabrement qui faisait peine à voir. Ils retrouvèrent à Watchay un sergent et deux tirailleurs rescapés des combats de Tien-Yen. Tous trois étaient blessés. Le Sgt Bao était amputé d'une jambe. Ils racontèrent en détail ce qui s'était passé à Tien-Yen et donnèrent de précieux renseignements sur l'endroit où devaient se trouver les corps des victimes. Ils auraient bien voulu accompagner la mission mais cela eut été trop dangereux pour eux à cause du Viêt-minh.
Un LCT conduisit ensuite la mission à Port Vallut, où des militaires de l'infanterie coloniale firent à leur tour le récit de la bataille qu'avaient menée les aviateurs. Ils se trouvaient en effet, en mars 1945, sur des mamelons entourant Tien-Yen et ils avaient pu suivre, de loin, pendant trois jours, révolution du combat.
Enfin, une jonque déposa la mission à Tien-Yen. Elle se rendit immédiatement au Mamelon des deux arbres. Comme il fallait s'y attendre les recherches furent difficiles : les tranchées avaient été comblées, les herbes et la brousse avaient envahi les lieux. Sans doute les gens du pays auraient-ils pu donner des indications précises, mais il était inutile de les interroger : ils n'auraient rien dit, par crainte du Viêt-minh...
Le premier corps retrouvé fut celui du Cne Estienne, puis ce fut celui de l'Adc Lauriance. Non loin de là, un charnier fut découvert, où gisaient les restes de six sous-officiers.
Ce fut une veillée d'armes en plein air. Au petit matin les corps des huit Français furent chargés sur un sampan qui les transporta à Port Vallut, puis à Watchay, puis à Haiphong d'où un avion les emmena à Hanoï. Le 28 septembre 1946 eut lieu, dans la cour de la citadelle de Hanoï, une grandiose cérémonie à la mémoire des aviateurs du Mamelon des deux arbres.
Voici leurs noms :
- Capitaine pilote Estienne.
- Adjudant-chef pilote Lauriance.
- Adjudant-chef mitrailleur Buttard.
- Adjudant-chef mécanicien avion Rufîini.
- Adjudant-chef mécanicien avion Poli.
- Adjudant-chef mécanicien armement Carissan.
- Adjudant mécanicien avion Garnier.
- Adjudant radio Pahun.
À ces huit Français doivent être associés les cinquante-deux tirailleurs annamites qui sont tombés à leurs côtés.
Le 11 novembre 1946 eut lieu à Tien-Yen une autre cérémonie, au Mamelon des deux arbres même, alors plus connu sous le nom de Mamelon des Aviateurs. Une compagnie d'infanterie coloniale rendait les honneurs, tandis que des avions de chasse venus de Hanoï jetaient sur le mamelon des fleurs entourées de rubans tricolores. Enfin, le 11 mars 1953, le général Déchaux fit organiser à la cathédrale de Haïphong un service religieux.
Raymond BARTHELEMY
Extrait de "L'escadrille du Calao" (Ed. France-Empire - 1976)
Le nom du capitaine Estienne a été donné à la promotion 59-61 de l'école de l'Air.
À la cérémonie du baptême de cette promotion, le colonel Gauthier, commandant l'école,
a prononcé l'allocution suivante :
« Vous avez pour parrain un de nos grands anciens de la promotion Guynemer : le capitaine Estienne.
Entré en 1935 à l'École de l'air, 13e et dernier enfant de l'amiral Estienne, il avait été élevé jusqu'alors dans la tradition militaire d'une grande et nombreuse famille française qui destinait ses fils à l'armée. Dès son entrée à l'école, il révélait son héritage : droiture, foi dans les destinées de notre pays, simplicité de sa bravoure naturelle.
À la sortie du Piège, il est affecté à la 32e escadre aérienne à Châteauroux, avec laquelle il fait campagne et se retrouve ici, à Salon, à la fin de 1940, d'où il est embarqué pour l'Indochine le 23 novembre.
De Tan Son Nhut qu'il avait rejoint, il est affecté le 10 avril à la 1ère escadrille du commandement des bases du sud, la 1/CBS, dotée d'hydravions Loire 130 et stationnée à Cat Laï.
En fin 41 cette unité est transférée au Tonkin.
Nommé capitaine le 15 septembre 1943, il est commandant de la section d'hydravions de Watchay le 1er février 1945. La base de Watchay, en baie d'Along, lui donne ses dernières douces joies d'homme jeune, ses dernières grandes satisfactions d'officier. Il réalisait alors un rêve formulé dans les années lointaines de son enfance, lorsque, sortant de cette réserve naturelle qui le caractérisait dans la vie, il disait souhaiter avoir un jour "un gros avion qui aille sur l'eau".
Sans doute, avant de se réaliser pleinement, a-t-il goûté ces heures de fausse détente, ces heures de réelle attente, dans ce Tonkin qui vivait ses derniers jours de calme simulé...
Le 9 mars à l'aube, l'armée japonaise attaque Hanoi, Haïphong, Langson.
À 17 heures le capitaine Estienne reçoit de Hanoï l'ordre de détruire le matériel volant, l'ordre de détruire ses hydravions ! Et de se porter avec ses hommes sur la ligne de résistance tenue par l'infanterie coloniale du groupement Lecocq, à 80 kilomètres au nord-est de Watchay. L'heure des grands sacrifices a sonné, le capitaine Estienne le sait : il va prouver, dans les quelques jours qui lui restent à vivre, ce que peut valoir un ancien de la "Guynemer" quand le sort lui a refusé l'honneur de mourir aux commandes d'un avion.
L'ordre est exécuté. Le 10 à 3 heures dans la nuit, il quitte la base de Watchay avec son échelon roulant et, vers 8 heures du matin, arrive sur sa position : le Mamelon des Deux Arbres. En quelques heures fiévreuses, il organise la défense de ce point d'appui. Les ordres sont de l'interdire à l'avance japonaise. Autour de lui, à distance, l'infanterie coloniale est en ligne. Devant lui, le village de Tien Yen. Il est en position complètement avancée du dispositif : c'est celle qui lui convient.
Il n'a pas terminé la mise en batterie sommaire de ses vieilles Lewis que les Japonais débouchent. C'est la fin de la matinée, c'est le commencement des jours héroïques. Durant trois jours et deux nuits, l'ennemi attaque, s'infiltre, appelle des renforts, revient à l'assaut, mais ne passe pas. Le capitaine Estienne, avec ses neuf sous-officiers et ses soixante-dix hommes de troupe, est peu à peu encerclé mais ne recule pas d'un pouce : il n'a jamais été question de reculer pour le capitaine Estienne !
Le 13 au matin, le Mamelon des Deux Arbres est investi mais ses flancs sont jonchés de cadavres ennemis. Le commandement japonais décide d'en finir, de nouveaux renforts sont amenés. L'orgueilleuse résistance à un bataillon entier exaspère : elle doit cesser. De loin, impuissants, aux prises eux-mêmes avec l'ennemi, les coloniaux assistent à la fin héroïque du capitaine Estienne et de ses hommes. Le premier assaut a lieu vers le milieu de la matinée : il est repoussé dans un combat qui va jusqu'au corps à corps. Le deuxième est encore un échec sanglant, mais les munitions manquent et les défenseurs survivants sont épuisés.
Au troisième assaut les Japonais atteignent le sommet du Mamelon des Deux Arbres pour y trouver le capitaine Estienne qui dégoupille sa dernière grenade. Il ne la jettera pas : un coup de sabre l'atteint à l'épaule, un autre à la poitrine. Le capitaine Estienne vient d'inscrire son nom au palmarès de nos héros, avec tous ses hommes, autour de lui, massacrés jusqu'au dernier.
A partir de ce jour, les indigènes de la région ont appelé le Mamelon des Deux Arbres : le Mamelon des Aviateurs...
Désormais, vous êtes ceux de la promotion "Capitaine Estienne". Je vous laisse juge des devoirs qui sont maintenant les vôtres, avec l'honneur qui vous est fait de porter un tel nom. »
Jacques Estienne (1914 - 1945)
Les restes du Cne Estienne reposent dans la Nécropole de Fréjus.
Fréjus : le Mémorial des guerres en Indochine
Détail de la Nécropole
L'endroit où sont conservés les restes de Jacques Estienne (Jean Houben)
Date de dernière mise à jour : 27/03/2020
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