La ronde infernale
J'ai, pour l'occasion, rouvert mon carnet de vol de cette période que l'on a appelée la Campagne de France. Il y avait bien, bien longtemps que cela ne m'était pas arrivé, comme si l'on ne voulait vivre que dans le présent. Les feuillets, d'un assez mauvais papier, paraissent bien modestes. Pour n'importe qui, chaque ligne n'est que la constatation d'un vol qui n'intéresserait même pas un curieux. Et pourtant. Comme de la brume d'un sous-bois humide, montent du brouillard du temps, les souvenirs d'une période dure, sans pitié, mais combien exaltante, où chacun se sentait digne d'être un homme, même si à l'époque et comme la plupart de mes camarades, nous avions à peine plus de vingt ans.
Le premier Dornier
Trente ans passés... Images ternies, embuées, où souvent tout paraît flou. Et puis, voici que ressurgissent de ces ombres, nettes, précises, comme si hier était aujourd'hui, des visages, des gestes, des faits, des attitudes. Trente ans déjà.
Campagne de France, pour moi et mes deux camarades de l'École de l'air, elle commence le 8 mars 1940. Je revois ce bourg de Suippes, terne et gris sous une pluie calme et étriquée. Je nous revois avec Goupy et Scotte, cherchant le terrain du groupe de chasse 1/5. Personne ne nous y attendait, nous n'y connaissions personne. Si : Dorance, notre grand ancien.
Bureau de poste où l'on hésite, coup de téléphone, Dorance, cahots dans un chemin boueux, une baraque, attente aiguë, un homme au visage sans ride, net, froid, d'une élégance recherchée : le commandant J-L Murtin, commandant le groupe. Quelques mots, de la distance, un chemin boueux et cahoteux, des avions cachés dans des merlons, un terrain zébré de fausses tranchées et de faux trous d'obus, des visages nouveaux, rieurs, curieux de nous. Nous y sommes ! et nous nous sentons tout à coup perdus, sans force, étrangers à un monde dont nous avons rêvé et que nous allons enfin connaître : l'escadrille !
Pour Goupy et pour moi, ce sera la 1ère escadrille, celle du capitaine Accart, avec comme second Marin La Meslée, Pour Scotte, la 2ème escadrille, celle du capitaine Moingeon, qui sera très bientôt remplacé par Dorance.
Dès que le temps le permet, quelques vols d'entraînement, puis vite les premières missions à deux ou trois. Couverture de secteur et aussi les conseils écoutés comme à l'église, les mêmes travaux, les longues attentes, l'alerte, l'aube, le retour à la nuit, la chambre très rustique où il n'y a pas de feu, la popote, le train-train, la drôle de guerre.
Et, au milieu de ce temps où rien ne semble se passer, ce 29 mars où, avec Penzini à 7.500 m, ce jour où tout est blanc, le sol sous la neige, les cirrus au-dessus de nous, à quelques kilomètres devant nous, plus haut, rentrant chez lui, un Dornier 17.
Le premier ennemi que je vois et qui va devenir l'occasion de mon premier combat, car nous le rattrapons, lentement certes, mais nous le rattrapons vers 8.000 m. Alors que nous sommes à 400 m de lui, il nous voit et grimpe aussitôt vers les cirrus tout proches. Penzini donne l'ordre d'attaque, me fait placer à sa droite, je vire à droite par en-dessous, j'aperçois Penzini qui tire, puis amorce une abattée (il a dû se faire souffler), vire, virage à gauche et voilà ! Trop jeune mon garçon ! J'ai, à cette altitude, viré trop sec et j'amorce une vrille. Le temps de l'arrêter, de reprendre un peu de vitesse, de remonter et le Dornier a disparu dans les cirrus. Perdu, perdu à jamais ! J'en pleure de rage et de confusion.
Le 10 mai, c'est l'invasion
Et puis, le 22 avril, dans un ciel de printemps doux et léger, une magnifique cavalcade commencée à 7.500 m sur un autre Dornier 17 et terminée en saute-mouton. Enfin, il est là au sol, éventré, et des feuilles volent tout autour de lui : des tracts par milliers... Si l'adjudant-chef-Bouvard et le sergent-chef Morel sont fous de joie, quels mots existent pour dépeindre la mienne ? Cependant, à l'escadrille on trouve que j'exagère un peu. En moins de deux mois de présence, deux avions vus et un abattu, alors que tant d'anciens se sont usés les yeux depuis septembre et n'ont jamais eu pareille chance ! D'autant que cela nous vaut quatre jours de permission exceptionnelle.
10 mai, jour de mon retour de permission, je me trouve dans le train qui me ramène de Paris à Suippes. A 6 h, j'ai trouvé le métro fermé. Je crains de manquer mon train, un inconnu dans un taxi s'arrête, me dit que je dois être plus pressé que lui, me laisse son véhicule ! J'ai eu juste le temps de sauter dans le train, d'y trouver une place et de m'endormir.
Alors que toute la France sait que l'invasion est commencée. Je ne l'apprendrai qu'en descendant du train ! Je crains alors de ne plus trouver au terrain mon groupe dont les plans prévoyaient son déplacement vers le nord. Par chance, il n'a pas bougé, les ordres ont changé. Tout est désormais changé, bouleversé, pilotes et mécaniciens sont surexcités. Dès l'aube, car une escadrille au complet était toujours en alerte, la mienne a décollé. Trois avions ennemis ont été abattus. Malheureusement, Goupy a reçu une balle incendiaire dans la jambe et, malgré sa profonde et très douloureuse blessure, il se posera sur le terrain voisin de Wez-Thuisy : beau travail !
Deux missions pour moi, sans rien voir autre chose à la dernière que des colonnes allemandes traversant le Luxembourg. Entre les deux missions, notre terrain a été attaqué par une vingtaine de bombardiers. Le camouflage et les merlons, auxquels le commandant Murtin avait consacré toute sa volonté (et Dieu sait s'il en a) ont parfaitement joué leur rôle : une douzaine de bombes sur le terrain, beaucoup aux alentours, aucun avion touché, deux blessés légers. Mais le village a beaucoup souffert. C'était l'heure de la sortie des classes ; les quelques bombes qui sont tombées, en plein centre, ont fait plus de cinquante morts, une centaine de blessés ; l'église, des maisons brûlent. Une patrouille triple (neuf avions) avait pu être mise en alerte et a attaqué l'ennemi à la verticale du terrain. Huit bombardiers seront abattus, dont un par la DCA du camp de Suippes.
La voix calme de Marin la Meslée
Alors, dès ce jour-là, va commencer pour nous tous la ronde infernale : missions, accrochages, alerte, attente et fatigue. Il serait trop long de parler de tout, et pourtant... Cette période ardente et courte a été remplie de trop d'événements pour que leur accumulation, avec le recul du temps, ne donne pas l'impression d'une certaine confusion. Elle n'est qu'apparente : jamais nous n'avons tous eu plus qu'alors le sentiment d'être remarquablement commandés par le commandant Murtin. Sa froideur, sa distance, sa morgue même, tout cela oublié, nous ne voyons plus que le chef précis, calme, volontaire, agressif et courageux. Ce fut pour nous une grande chance d'avoir un tel chef.
13 mai. Nous sommes neuf Curtiss, commandés par le capitaine Accart.
Vers 5.000 m, loin devant nous et jusqu'au firmament, semble-t-il, le ciel est piqué de centaines d'objets. On dirait de grosses mouches. Plus près, c'est une espèce d'Armada composée de plus de soixante bombardiers et protégée par beaucoup plus de chasseurs. De quoi s'éloigner sur la pointe des pieds... Mais les ordres reçus du haut commandement sont précis : il faut attaquer tout ce que l'on rencontre, quelles que soient les circonstances. Le capitaine Accart prend du champ et de l'altitude, mais de toutes façons, il y a, semble-t-il, toujours autant de 109 au-dessus ; et nous voilà jetés sur les bombardiers, véritables matelas de feu.
Avant que nous ne les rejoignions, les 109 sont sur nous et, cette fois, c'est nous qui sommes les mouches que l'on chasse. J'entends encore aujourd'hui la voix calme de Marin, aussi calme que dans un salon :
- « Rocca, serrez davantage, virage à droite serré. » (Rocca est mon indicatif radio)
Et nous partons dans un virage légèrement piqué, mais tellement serré que je frise à tout instant le voile noir. Je ne vois rien que l'avion de Marin, et celui de Villemain, à qui je colle comme une sangsue. À un moment, je le vois tirer, sur quoi, lui seul le sait. Puis le tourniquet se ralentit, repart, on nous tire dessus, puis à nouveau un calme relatif, le virage se desserre, nouvelle attaque ennemie et cette fois nous éclatons : chacun pour soi.
Tout reste confus dans ma mémoire, je me vois dégager Penzini attaqué par un 109. Ai-je tué ? Je ne m'en souviens plus. Mais je vois, précis, clair, le ventre gris-bleu d'un 109 que je viens de surprendre (peut-être est-il aussi bizuth que moi ?). Une rafale, une longue fumée, un retournement brutal du 109 et son ventre gris-bleu. À l'atterrissage, mon mécanicien constate que j'ai tiré presque toutes mes cartouches, et je ne me rappellerai jamais exactement sur qui, en dehors de ce ventre gris-bleu qui fumait.
Personne n'est certain d'avoir abattu qui que ce soit. Vrana, lieutenant tchécoslovaque, pilote chevronné, qui avait été affecté à l'escadrille avec deux de ses camarades, a été abattu à sa première mission. II a pu sauter en parachute, et tout se serait bien terminé, si son accent étranger au milieu de nos troupes au sol ne lui avait pas valu un grand coup de crosse sur la tête. Il nous rejoindra deux jours plus tard, avec une grosse bosse, un gros sourire, mais une grande méfiance pour les terrestres.
Le capitaine Accart attaque
18 mai. Gare de Fismes où s'opère un très important débarquement ; nous sommes encore neuf à couvrir la gare. À l'est, à une trentaine de km, défilant comme au 14 juillet, deux pelotons très serrés d'une trentaine de bombardiers chacun. Heureusement ils n'ont pas de protection de chasseurs.
Le capitaine Accart attaque avec sa patrouille plein avant, Marin à droite et Morel, mon chef de patrouille, à gauche par l'arrière. Nous pénétrons dans un splendide plateau de balles traçantes, sans parler de celles, plus nombreuses, que l'on ne voit pas. C'est toujours le 14 Juillet, mais celui du feu d'artifice. Une fois, deux fois, trois fois, Morel n'est plus là, la formation vire à droite, avant la gare, des bombardiers commencent à traîner. J'en prends un et le garde jusqu'au sol, où il se casse en plusieurs morceaux.
Morel ne reviendra jamais (douze victoires) ; ce sont des balles amies qui le tueront au bout de son parachute... Et puis la fatigue, les camarades perdus ou blessés. Il faut serrer les rangs et les dents. Le commandant Murtin, dont l'ascendant et le dynamisme nous marquent profondément, soutient nos efforts et, comme nous, se bat avec détermination.
8 juin. Neuf avions partent de Saint-Dizier, où nous sommes stationnés depuis le 13 mai au soir, pour aider, à Évreux, le groupe de chasse 1/4, qui a été décimé par les durs combats sur la Somme. J'y apprendrai que mon meilleur ami, mon vieux copain de La Taille, n'est pas rentré, et qu'il n'y a aucun espoir pour qu'il rentre.
Je tire un Stuka et me pose en campagne
Dans l'après-midi, couverture de la basse Seine. En arrivant sur le secteur, nous apercevons un groupe de Stuka, qui se prépare à bombarder. Nous attaquons la deuxième formation au moment où elle bascule. Je prends un Stuka et je le garde. Il m'emmène dans un remarquable steeple-chase sur les pommiers de Normandie. Très vite il n'en peut plus, fume de toutes parts, sa vitesse est maintenant très faible, je sens qu'il va bientôt s'écraser. Je ne puis le tirer que par passes courtes. Sur un dégagement à faible vitesse, un autre Stuka, comme un vrai chasseur, pour sauver son père, m'attaque trois-quarts avant et tire. Un petit coup de pied à droite, une rafale, nous nous croisons à quelques mètres et droit devant lui il explose au sol. J'ai dû tuer le pilote. Où est l'autre ? Toujours là. Je bascule et... je n'ai plus de moteur. Ma vitesse est faible, 200 m d'altitude, les pommiers vont être là très vite. Je cherche à comprendre : je n'ai pas été touché, j'en suis certain. Alors, panne ? Et, lumineuse l'idée me saute à la tête : essence ! J'ai oublié de changer de réservoir ! Vite le robinet, la pompe, je pompe, pompe... trop tard, le sol et les pommiers sont là, et aussi les vaches. Le plus extraordinaire est que je me sois posé sain et sauf. Devant moi, à 100 m, une route, un convoi français marchant sud, un Messerschmitt 110 qui, à gros coups de canon, poursuit un Curtiss au ras du sol (c'est le capitaine Vasatko, qui arrivera à s'en débarrasser), des hommes qui me mettent en joue, je discute, rien à faire, pour eux je suis un Allemand.
- « Salaud, on va te descendre ! »
Ô ironie ! Alors je les insulte, cela les impressionne, le doute s'installe, on entend des coups de canon, ils acceptent de m'emmener, mais m'interdisent d'aller incendier mon avion. De toutes les manières, il est en piteux état.
Tout se précipite
Et cela recommence, on vole, on ne rencontre des ennemis que par gros paquets, et nos avions à quatre ou certains à six mitrailleuses légères n'ont qu'une efficacité assez faible. On abat un, deux avions, nous ramenons deux, trois avions touchés.
Tout se précipite. Déjà le 3 juin, bombardement de Paris. Scotte, mon autre camarade du Piège, a été abattu et tué. Le 10, l'Italie déclare la guerre, le 12, il nous faut quitter Saint-Dizier. Et puis la fatigue, nous tombons de sommeil. Nous ne réalisons pas encore la vérité. Depuis un mois nous n'avons pas cessé un seul instant de nous battre, le temps est merveilleux, aussi l'idée de la défaite n'atteint pas nos cervelles.
Et puis, pour moi, le dernier combat de cette campagne. En nous repliant sur Saint-Pares-les-Vaudès, nous rencontrons un Henschel 126, avion de reconnaissance léger, et nous comprenons par sa présence que l'ennemi est sous nous. En tous les cas, il faut l'abattre à la première attaque, sinon cela devient un cirque. Mais il nous a vus et le cirque commence. C'est une extraordinaire démonstration de vol rasant, il colle au sol, s'enroule autour des arbres, à croire même qu'il se cache derrière les haies ! C'est un vrai champion et nous l'admirons. À trois, il nous faudra près de dix minutes pour en venir à bout et nous ne l'aurons que par attaques simultanées et convergentes, si bien réglées que l'un d'entre nous touchera l'avion de Penzini, notre chef de patrouille.
Le vrai repli a commencé le lendemain, Avallon (il n'y a pas d'essence et nous pouvons enfin dormir), les longues files de réfugiés, les troupes en retraite, certaines en débandade, un convoi qui paraît hors du temps à vouloir remonter à contre-courant ce déferlement de panique. Cette fois-ci, à Avallon, nous sentons, nous voyons la défaite et nous ne comprenons pas.
La DCA d'Alger
Bourges, Chambarrand, Carcassonne, Saint-Laurent-de-la-Salanque et le 20 juin, tout le groupe se pose à Alger. Une carte par chef de patrouille, des avions fatigués (le mien a perdu son pneu de roulette de queue depuis Bourges), des Messerschmitt 109 qui nous attendent, paraît-il, au-dessus des Baléares, pas de gilet de sauvetage, juste assez d'essence. Notre seule vraie aventure sera finalement d'être reçus à coups de canon par la DCA du port d'Alger.
Et puis aussi une image réconfortante : au départ, le général d'Harcourt, inspecteur général de la chasse, nous fait ses adieux ; à notre arrivée à Alger, il nous souhaite la bienvenue. Il est parti après nous, seul à bord d'un Dewoitine 520, et nous dépassera en cours de route.
Tout est vraiment fini. Alger. Saint-Denis-du-Sig, Oran, l'armistice, on nous désarme.
Pourtant un espoir, le commandant Murtin et le commandant du 2/5 ont fait prendre contact avec le consul anglais à Oran. Les discussions traînent, le consul n'a pas d'ordres, il les attend.
3 juillet. Ultimatum.
6 juillet. Mers-el-Kébir. Tout est vraiment fini.
Nos camarades tchèques viennent de nous quitter pour l'Angleterre, nous leur avions dit au revoir, c'est maintenant presque un adieu. Puis ce sera Meknès, Fez et finalement Rabat où nous nous installons définitivement. Ce ne sera qu'en novembre 1942 que le 1/5 rééquipé refera sa première mission d'une nouvelle campagne, qui nous amènera le jour du 8 mai à Strasbourg. Mais cela est une autre page.
Marcel ROUQUETTE
Extrait de "Icare" n° 54 (été 1970)
Date de dernière mise à jour : 18/04/2020
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