Drôles de pèlerins
Le Piège relate les récits d'évasion des "Piégeards" en 1943 par la frontière espagnole : Chabot, Cardot, et bien d'autres ont fait ce choix. C'est donc le moment de raconter ces moments exceptionnels de notre jeunesse et qui ont beaucoup compté pour nous.
Pour ma part, je n'étais pas encore "Piégeard" intégré, mais seulement reçu au concours commun d'entrée à l'École de l'air et à l'École navale en 1943. Entrée stipulée sous conditions, car les écoles militaires avaient été fermées en novembre 1942.
C'est le sabordage de la flotte à Toulon, en novembre 1942, qui m'a personnellement décidé à rejoindre la France libre. Encore mineur, je devais en parler à mes parents, et je craignais un peu leur réaction. Or celle-ci fut extrêmement encourageante :
- « Oui, la place des jeunes est du côté de la France combattante ».
Toutefois mon père me conseillait d'attendre la fin de l'année scolaire "pour avoir un diplôme". Fort de ce soutien, j'ai donc commencé à préparer mon évasion, et j'ai trouvé trois amis d'enfance, Paul, René et Auguste, qui étaient à Sciences Po, et partageaient mon dessein. En revanche dans la prépa où je me trouvais à Versailles, il y avait la menace du STO, et par prudence c'était motus et bouche cousue. Et pourtant, sans concertation, je devais retrouver en Afrique du Nord bon nombre de mes camarades Piégeards, Chesnais, Pineau, Derely, sans parler de ceux qui se sont fait prendre par les Allemands, de Longvilliers... et de Saint-Marc qui préparait Saint-Cyr.
Donc, je passe le concours en juin dans un rang honorable et, fin juillet, nous nous mettons en route, d'abord vers Lourdes, qui constituait entre autres un excellent alibi pour nous rapprocher des Pyrénées. Et là est intervenu un incident que je qualifierais aujourd'hui de cocasse.
Nous avions décidé de nous confesser à la basilique, et le premier de nous quatre se présente dans un confessionnal anonyme. Peu après il en sort, blême, et nous explique qu'ayant déclaré vouloir faire une confession générale, le confesseur lui avait demandé les raisons de cette démarche exceptionnelle, et lorsqu'il a compris qu'il s'agissait d'un danger de mort pour traversée de la frontière espagnole, il a carrément refusé sa confession.
Là s'est arrêtée cette démarche et nous nous sommes retirés tous les quatre, inquiets des suites possibles, mais toujours aussi déterminés à poursuivre notre projet.
Celui-ci passait par un de nos cousins qui résidait à Oloron, où il fabriquait des bérets basques, et qui connaissait un gardien de musée de Pau bien introduit dans le milieu des passeurs. Le cousin nous conduisit donc au point de rendez-vous, peu après Louvie-Juzon sur la route de Laruns, donc avant la limite de la zone frontalière interdite.
C'est là que le cousin nous a quittés et que nous sommes entrés en clandestinité. Vers 9 h du soir, à la tombée de la nuit, nous avons trouvé le guide qui nous attendait derrière un pont passant sous une ancienne ligne de chemin de fer qui longeait la route. Nous nous reconnaissons rapidement et partons à cinq avec le guide, dans une nuit claire.
Assez rapidement nous traversons le village de Bilhères, totalement endormi. C'était la dernière agglomération que nous traversions, car pour la suite notre guide avait pris le parti de marcher à moyenne altitude, le long de la ligne des crêtes, entre les deux vallées, l'une à l'ouest partant d'Oloron-Sainte-Marie pour monter vers le col du Somport, et l'autre à l'est partant de Laruns pour monter au col du Pourtalet. Cela devait nous conduire à la frontière espagnole, au col des Moines. Nous marchons donc toute la nuit, pleins d'ardeur, mais entièrement concentrés sur notre pas montagnard, sachant que nous avions un long chemin à parcourir avant la frontière.
Au lever du jour, nous sommes en moyenne montagne et nous tombons bientôt sur un groupe d'une quarantaine d'autres candidats à l'évasion.
Parmi eux, je découvre Decaudaveine avec qui j'étais deux mois avant à Versailles, où il préparait Centrale. Lui aussi avait fait le choix de partir avec trois amis d'enfance d'Amiens.
Heureux de nous retrouver, nous nous interrogeons quand même intérieurement sur l'opportunité d'un regroupement aussi massif, même en montagne isolée. Mais nous n'avons pas le choix : notre guide de la nuit nous quitte, et nous confie au guide des "anciens".
Celui-ci, avec nos nouveaux compagnons qui avaient "pris le maquis" depuis l'avant-veille, et qui venaient de passer une nuit reposante, décide de repartir sans tarder. Tant pis pour nous qui venions d'avoir une nuit de marche dans les jambes. Nous démarrons donc à la queue leu leu derrière le guide, 45 personnes dans une montagne déserte. Et toute la journée nous marcherons d'un pas lent, en silence, avec de brefs arrêts toutes les heures.
Nous étions évidemment intrigués par tous ces compagnons que nous ne connaissions pas, mais qui partageaient la volonté d'atteindre la frontière espagnole, nous devinions que la majorité est composée d'étudiants, également des évadés des maquis, mais aussi quelques-uns plu âgés, un général, un capitaine de l'Armée de l'air, un pilote d'Air France et aussi un couple (et oui il y avait une femme parmi nous) dont on murmurait qu'ils portaient des renseignements confidentiels sur la défense allemande entre Toulon et Saint-Raphaël.
Nos conversations étaient très limitées : la fatigue, mais aussi l'inquiétude sur ce qui pouvait nous arriver sur ce long trajet.
Heureusement nous étions en altitude entre les vallées d'Aspe et d'Ossau et loin des sentiers parcourus. Le soir du samedi, après 24 h de marche continue nous sommes heureux de nous arrêter pour la nuit, et pour nous reposer quelques heures.
Au réveil le matin, le ciel était entièrement dégagé et nous avons une vue superbe sur l'imposant Pic-du-Midi d'Ossau qui domine la région et dont nous savions qu'il était proche de la frontière.
Le Pic du midi d'Ossau, que les évadés ont eu tout le temps de voir...
Ceci nous donne du courage et pendant toute la journée nous progressons plein sud. Mais notre référence du Pic-du-Midi ne se rapprocha que très lentement et nous ne profitons pas beaucoup du merveilleux paysage et des lacs de montagne que nous côtoyons.
Dans le courant de la journée, le guide s'arrête et nous fait remarquer que nous sommes très nombreux, que la route est longue, et qu'il aimerait recevoir une rallonge à sa rémunération.
Nous n'avons pas le choix... chacun met la main à sa poche, et nous continuons avec le Pic-du-Midi qui se rapproche. Mais la fatigue est de plus en plus sensible.
Dans l'après-midi, le guide nous interroge. Il y a deux passages possibles, l'un par le col des Moines que nous atteindrons en début de soirée mais celui-ci est quelquefois gardé par les Allemands. Ou bien aller jusqu'au col suivant qui n'est pas gardé, mais c'est deux heures de marche en plus. Nous sommes tellement exténués que nous choisissons la solution "à risques".
Donc, vers 1 h du soir, nous atteignons le col des Moines et couchons sur la vallée espagnole. Nous serrons la main du guide qui nous quitte, mais soudain c'est l'alerte. Nous apercevons une demi-douzaine d'Allemands qui descendent rapidement du Pic-des-Moines vers nous.
Précipitamment nous descendons en courant dans la vallée espagnole du Rio Aragon, mais rapidement nous sommes en face d'un passage étroit et très rocailleux et les Allemands commencent un tir de barrage pour nous stopper à cet endroit.
Mais il faut passer. Ce sera mon baptême du feu. Chacun pour soi, traverse comme il peut, et nous nous retrouvons beaucoup plus bas à la nuit tombante. Mais nous ne sommes plus qu'une trentaine, une quinzaine d'entre nous (dont le couple) n'ont pu passer et ont été repris par les Allemands. En particulier mon ami René qui a reçu une balle dans la jambe n'a pu continuer et il sera interné à Bordeaux au fort du Ha. L'Allemand à qui il a fait remarquer qu'il était en territoire espagnol lui a simplement répondu :
- « C'est la guerre ».
Nous continuons donc à descendre, dans la nuit tombante. Mais soudain nouvelle alerte : nous entendons des cris allemands. Le chemin passait en effet en dessous du col du Somport où se trouvait un poste allemand.
Heureusement ils ne sont pas descendus.
Et peu après nous nous trouvons en face de trois carabiniers espagnols sur la grande route qui descendait du Somport vers le poste frontière espagnol de Canfranc. Ceux-ci nous incitent gentiment (nous étions une trentaine !) à continuer avec eux sur la grande route jusqu'à la gare de Canfranc où nous trouverions un abri pour passer la nuit.
Mais quelle journée ! J'étais arrivé au col des Moines après avoir parcouru 80 km en montagne en 48 h, exténué comme je ne l'ai jamais plus été de ma vie. Et après l'attaque allemande, retrouvant l'énergie nécessaire, nous avons encore marché pendant 3 h pour atteindre la gare de Canfranc où effectivement nous avons pu passer le reste de la nuit.
La gare internationale de Canfranc
Et le lendemain matin, nous sommes passés un par un à l'interrogatoire par les carabiniers, maintenant nombreux. Je ne me suis pas pressé pour me présenter, et bien m'en a pris, car j'ai ainsi appris par les premiers interrogés que nous étions inculpés de passage clandestin de frontière, mais aussi éventuellement de trafic de devises si nous avions des monnaies étrangères. De plus, ceux qui avaient moins de 18 ans sortiraient rapidement de prison.
Avant de passer à l'interrogatoire j'ai donc pris soin de déposer les quelques pièces d'or que j'avais emportées (la poire pour la soif, comme disait mon père) au-dessus de la chasse d'eau des WC, et à l'interrogatoire j'ai déclaré avoir dix-sept ans. Bien sûr ma carte d'identité mentionnait 20 ans, mais j'ai déclaré que celle-ci était fausse, ce qui ne les a nullement surpris car c'était très fréquent, et mon look d'adolescent en culotte courte me rendait tout à fait crédible. Ils m'ont donc annoncé que je serais envoyé rapidement en "balnéario".
L'ensemble de notre groupe est transporté (eh oui) en camion pour être interné à Jaca, un peu plus au sud dans la vallée du Rio Aragon.
La prison de Jaca était une petite prison de sous-préfecture pour les droits communs. Un petit bâtiment d'habitation à 3 étages avec une dizaine de chambres cellules pouvant loger une vingtaine de prisonniers, en plus une cour de récréation entourée de murs élevés sur lesquels circulaient nos gardiens.
Mais aux "droits communs" étaient venus s'ajouter des "politiques" de 1939, et maintenant des évadés de France. Si bien que nous nous retrouvions à près de 120 occupants. Vous pouvez imaginer l'entassement que cela représentait. Nous, les nouveaux, étions parqués dans les couloirs, voire dans les escaliers, et la grande occupation de la nuit était de chasser les innombrables petites bêtes qui profitaient de l'obscurité pour s'infiltrer partout.
Heureusement pendant la journée nous nous retrouvions dans la cour où l'ambiance était beaucoup plus respirable et où nous avions des discussions interminables avec nos compagnons d'aventure bien sûr, mais aussi avec les "politiques", des socialistes, des communistes, des anarchistes, qui formaient encore, quatre ans après la guerre civile, des groupes très divisés. J'ai eu beaucoup de plaisir à discuter avec un anarchiste, son nom était Astu, qui parlait remarquablement le français.
Contrairement à nous qui savions que nous n'étions que de passage en prison, lui-même était sans espérance de liberté, résigné, mais il gardait cependant son idéalisme doux de foi dans l'homme, de refus de toute autorité et de respect de la nature. Il était loin de l'homme au couteau entre les dents qu'évoquait pour moi l'anarchiste, c'était plutôt une sorte d'écologiste.
Dans les premiers jours de notre séjour à Jaca, mon ami Auguste est convoqué à la direction de la prison, et nous ne l'avons plus revu : il a été transféré à une prison des droits communs à Saragosse sous l'inculpation de trafic de devises, pour quelques piécettes d'or qu'il avait gardées dans sa poche.
Beaucoup de mes camarades qui ont subi la prison espagnole en ont gardé un souvenir sinistre. Pour ma part, je ne l'ai pas ressenti ainsi. D'abord il y avait la satisfaction d'avoir réussi à quitter notre pays occupé et d'être en route pour rejoindre les Forces françaises libres. De plus, sorti du giron familial et scolaire, j'étais devenu un adulte, et j'assumais les conséquences de mes choix avec plaisir.
Certes le régime alimentaire était léger, des soupes et des soupes, mais grâce à l'argent de poche que nous donnait la Croix rouge française, nous pouvions nous offrir des têtes de mouton grillées, un vrai régal.
Mais tout cela n'a que peu duré, et le 14 août, les Espagnols m'ont mis dans un train pour Madrid. C'était dans l'ordre des choses, mais j'étais désolé de quitter mon ami Paul. Quatre amis solidaires nous avions quitté la France, et en moins d'un mois nous étions dispersés.
À Madrid, j'étais hébergé dans une pension de famille par la Croix rouge française qui organisait les convois vers l'Afrique du Nord J'attendais impatiemment et je n'avais rien à faire. Les musées, le Prado, sont vite visités, et je me promenais dans Madrid.
Un jour dans la calle José Antonio, je vois l'enseigne "Balenciaga". Je connais sais le nom de ce couturier, par ma mère, et par mon ami Claudi Hurel.
J'entre donc et je suis reçu par M. Balenciaga lui-même. Charmant, il me demande ce qu'il peut faire pour moi, et je lui signale le cas de mes amis Paul et Auguste restés en prison.
Pour Paul ce sera facile : il l'invite à résider dans sa villa de San Sébastien mais lui fait promettre d'y rester jusqu'à la fin de la guerre, ce que Paul ne pouvait évidemment accepter, et il retourne en prison.
En revanche pour Auguste rien à faire.
Je retrouve d'autres amis de Versailles, les frères Louis et Stéphan Despretz, également le fils d'André Maurois qui aura la malchance de se faire agresser. Mais dans l'ensemble nos crânes rasés qui nous identifiaient laissaient les Madrilènes indifférents.
À mi-septembre, le bateau est annoncé et l’embarquement se fera à Setubal, un port industriel du Portugal.
Après une nuit dans le train et un accueil sympathique par les Portugais (un douanier avait combattu en 1917 à Armentières !) nous embarquons donc sur le Gouverneur général Lépine (?) et c'est l'explosion de joie de se retrouver entre nous sur un sol français. Je retrouve mon ami Patrick Descamps, un autre ch'ti, et Maurice Saint-Cricq de la promotion 42.
Le lendemain, nous arrivons au port de Casablanca. Accueil chaleureux en musique, mais nous sommes encore parqués dans un camp pour débriefing.
Dans le même temps, des officiers gaullistes et giraudistes viennent faire leur recrutement parmi nous. Pour ma part, je ne suis pas concerné parce que j'ai tout de suite demandé l'aviation. Mais lorsque j'invoque le concours 1943 passé en France pour rejoindre l'École de l'air AFN, cela m'est refusé parce que je n'avais pas emporté avec moi le certificat en traversant la frontière !
Je suis donc envoyé au camp Caze, au CFPNA, en attente du départ Amérique pour l'entraînement pilote. Dans les mois suivants, je vois passer successivement tous mes camarades de Versailles qui ont intégré 1942, et qui sont évidemment dirigés immédiatement vers l'École de l’air à Marrakech.
Mais en décembre, alerte. Je lis dans le journal que la Marine prend dans l'Aéronavale, et comme aspirants, les candidats qui ont été reçus au concours commun Navale et École de l'air en juin 1943 ! Je vais donc expliquer à mon sergent que, dans ces conditions, n'étant pas reconnu par l'Armée de l'air, j'étais volontaire pour rejoindre l'Aéronavale.
Et là, ça n'a pas traîné, dans les 48 h, j'étais convoqué à Alger où l'on m’a expliqué que l'Armée de l'air, elle aussi, était prête à m'intégrer à l'École de l'air, avec la promotion 43-AFN.
J'ai donc rejoint cette promotion à Tuscaloosa pour commencer l’entraînement au pilotage. Et de ce fait, j'ai le privilège d'appartenir à deux promotions, la 43-France par le recrutement, et la 43-AFN par l'entrainement.
Il m'est arrivé de raconter cette histoire à des jeunes de l'École de l’air que nous, les anciens, accueillons chaque année pour un dîner à l'occasion de la visite de leur promotion à Paris.
Ils reçoivent actuellement une formation et une instruction remarquables à l'École de l'air, mais j’invite en plus à s'interroger s'ils sont préparés à faire face à des problèmes de conscience comme ceux qui se sont présentés aux officiers au moins à trois reprises au cours du XXe siècle : l'occupation des églises en 1904, les choix après l'armistice de 1940 et la guerre d'Algérie en 1962.
Henri COISNE
Extrait de "Le Piège" n° 192 de mars 2008
Date de dernière mise à jour : 14/04/2020
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