L'épopée des TS au-dessus du Pacifique sud
C’est un aspect méconnu des missions de l’Ésterel qui nous est ici dévoilé et c’était pourtant pour cela que les DC-8 ont été achetés : assurer le transport des matières sensibles nécessaires aux expérimentations nucléaires menées dans le Pacifique. C’est dire l’importance de ces missions exécutées dans des conditions particulières.
Fin janvier 1966, intervient la livraison du premier DC-8 55F à l'Armée de l'air, le F-RAFA.
Le F-RAFA
Choisi en raison de l'adéquation de ses performances aux exigences des vols à très longue distance, il est aussitôt affecté aux missions au profit de la DIRCEN, entre la métropole et le polygone d'essais atomiques.
Des missions aériennes effectuées en normes opérationnelles sur l’étape la plus longue du monde
En premier lieu, il faut souligner l’importance "stratégique" que la DIRCEN attachait à ces vols et la rigueur avec laquelle elle avait contrôlé le protocole de suivi technique assuré par la compagnie assistante UTA dans ses hangars au Bourget puis à Roissy en dehors des vols et à toutes les escales durant les vols.
Assurant d’ordinaire l’entretien technique programmé des appareils, et une assistance commerciale aux escales de son réseau, essentiellement en Afrique, en Extrême-Orient et en Polynésie, cette compagnie, durant toutes les campagnes de tir du CEP, mettait en place aux escales du Bourget ou de Brétigny, de Pointe-à-Pitre et d’Hao une équipe de mécaniciens spécialement formés. En liaison avec le mécanicien-navigant, ils prenaient en charge l’assistance du personnel de l’escale militaire pour le chargement ou le déchargement du fret, les vérifications PPV durant le transit et les premiers dépannages assurant ainsi le maximum de disponibilité de l’appareil.
Quant aux équipages, ils ne participaient à ces vols qu’avec une expérience de 500 h au moins sur DC-8.
Les campagnes de tir se déroulaient d’avril à octobre, ce qui sous-entendait que durant toute l’affectation dans cette unité l’on ne pouvait pas prendre de permissions pendant la période estivale. En effet, à cette époque de l’année, au-dessus du Pacifique Sud, les vents défavorables étaient plus faibles et la charge offerte sur la longue étape Pointe-à-Pitre - Hao meilleure.
Le choix de l’escale de Pointe-à-Pitre avait été fait pour éviter à l’avion de faire escale dans un pays étranger en ayant à son bord du fret "sensible". Les rotations France-Polynésie et retour étaient organisées :
- Soit en V (la charge embarquée au Bourget ou à Brétigny pouvait être transportée d’une seule traite sur l’étape Pointe-à-Pitre - Hao)
- Soit en W (la charge plus élevée devait être scindée en deux à l’arrivée à Pointe-à-Pitre puis convoyée vers Hao en 2 rotations)
Les vols se déroulaient en allers-retours, se succédant sans que l’arrêt aux escales dure plus que le temps nécessaire pour décharger et charger l’appareil. Grâce à un système de "poussette" les équipages se relevaient les uns les autres à chaque escale. Au début (et en fin de campagne) ils étaient mis en place (et rapatriés) par les lignes aériennes civiles.
La durée des détachements pouvait s’allonger en fonction des retards pris par les "tirs" ou par l’avion lors d’une panne : on appelait cela "pénéloper" à Pointe-à-Pitre ou à Hao, ce verbe ayant été choisi en raison de la situation que vivaient les épouses, analogue à celle de Pénélope qui attendit son époux Ulysse durant toute la guerre de Troie.
Ainsi, en juin 1971, je suis parti sur un W avec chargement d’un "cœur" à Brétigny. Le détachement a duré 17 jours au lieu des 10 prévus avec 6 jours de "Pénélope" à Pointe-à-Pitre. À cette époque, l’étape Pointe-à-Pitre - Hao est restée longtemps la plus longue du monde (plus de 12 h de vol en moyenne avec un record à 13 h 20) jusqu’à ce qu’Air France ravisse cette place à l’Ésterel en reliant Paris à Tokyo par le pôle Nord et la Sibérie.
Pour avoir une charge offerte meilleure (5 t en moyenne en DC-8 55F), le vol devait s’effectuer en normes "opérationnelles", c’est-à-dire avec une dérogation par rapport aux normes OACI de calcul de réserves de carburant normalement utilisées pour les vols "logistiques" des avions du COTAM. En effet, ces vols comportent toujours une proportion de passagers "civils" ou de militaires sans ordre de mission qui ne sont couverts par les assurances civiles que si le vol respecte ces normes : ainsi la réserve de route était-elle réduite à 5 % du délestage, au lieu des 10 % du temps de vol, et Papeete, seul terrain de dégagement accessible dans la région au DC-8 (terrain capable de recevoir les avions gros porteurs), ne pouvait être rejoint qu’à 20.000 pieds ou au-dessus alors que la réserve de dégagement OACI comprend une remise de gaz à 1.000 pieds au-dessus du terrain de destination et une montée-croisière-descente vers le dégagement, Hao était systématiquement placé en QGO technique pour tous les autres avions une heure avant l’arrivée du DC-8.
En route, seulement deux terrains de secours, Acapulco et Guayaquil, étaient répertoriés (voir carte de l’itinéraire). En cas d’atterrissage sur l’un de ces terrains, le commandant de bord devait ouvrir une enveloppe de consignes destinées à limiter les risques d’incident diplomatique, le plus probable étant la fouille de l’avion et l’arrestation temporaire de l’équipage en attendant l’intervention du Quai d’Orsay.
Certes ce n’était pas les mêmes risques que pour un pilote de Mirage 2000 en cas d’éjection au-dessus de la Serbie ou de l’Afghanistan, mais la perspective de passer plusieurs semaines dans un "cul de basse-fosse" au Mexique ou en Équateur n’était pas a priori réjouissante. Enfin, l’heure de décollage de Pointe-à-Pitre devait toujours permettre au moins 3 h de vol de nuit avant l’atterrissage à Hao, le point fait au sextant étant plus précis de nuit. N’oublions pas qu’il faudra attendre les années 1975 pour voir les centrales à inertie installées sur DC-8.
Au bout de 7 h de survol maritime sans repère sol, les Galapagos étant le dernier, lorsque l’on recevait enfin le radiocompas d’Hao (dont la puissance a été plusieurs fois améliorée) et que l’atoll de Tatakoto apparaissait juste avant sur l’écran radar, les langues se déliaient dans le cockpit et les visages se décrispaient.
Si les vents étaient plus forts que prévu, la réserve de route pouvait se révéler insuffisante et toute erreur de navigation ou mauvaise tenue du Mach de croisière non seulement augmentait l’altitude à laquelle le dégagement sur Papeete restait possible mais aussi allongeait le segment de vol, qui a pu atteindre 2 h, durant lequel aucun terrain de secours ne pouvait être atteint en cas de dépressurisation, car il fallait alors, en urgence, descendre à l’altitude de 13.000 pieds et envisager un ditching.
Précisons pour les lecteurs non avertis que le Mach de croisière était le Mach de Long-Range qui diminuait au fur et à mesure que l’avion s’allégeait en carburant et pouvait "accrocher" une altitude supérieure compatible avec les règles de circulation aérienne.
Ce Mach défini par convention est celui qui procure un Rayon d’action spécifique (RAS) inférieur de 1 % à celui du Mach de Maxi-Range (qui correspond à la finesse max avec un rapport traînée/vitesse minimal) ; en effet le MMR est inconfortable en croisière et difficile à tenir en zone de turbulence car sur la polaire il est proche du second régime avec les risques de décrochage "basse vitesse". Ce Mach est donné par les courbes constructeur en fonction de la masse et de l’altitude.
Enfin, la "chasse" au gain de charge offerte sur l’étape la plus critique (dans le sens Pointe-à-Pitre - Hao) a conduit à alléger le plus possible les équipements laissés à bord et à faire mettre en place à Pointe-à-Pitre par voie maritime un carburant "lourd" ce qui permettait d’améliorer le tonnage embarqué avec les pleins complets. En effet, l’énergie dégagée par un carburant est liée à sa densité. Un réacteur consomme x tonnes à l’heure et plus la densité du carburant est élevée, meilleur est le tonnage embarqué avec les pleins complets dans les réservoirs donc, si l’on n’est pas au poids maximal permis par la piste, le gain de poids se traduit par un gain d’autonomie avec la même charge ou par un gain de charge avec la même autonomie.
Il a fallu aussi disposer de kérosène mieux protégé contre le givrage afin de limiter les risques d’extinction aux hautes altitudes que pouvait atteindre l’avion car, la charge embarquée restant faible, l’avion était très léger en fin de vol puisque presqu’à vide de carburant.
Ceci est arrivé une fois en 1980 avec l’extinction des 4 réacteurs en fin de croisière au-dessus de 40.000 pieds avec des températures de -70 °C lors de la réduction de la poussée avant la descente (pour rassurer le lecteur, l’atterrissage s’est déroulé sans encombre après avoir pu rallumer les 4 réacteurs aux altitudes plus faibles, donc à des températures moins négatives).
Une vigilance renforcée de l’équipage
Au cours de ces TS la plus grande vigilance devait être maintenue tout au long des 12 à 13 h 30 que durait le vol.
Durant la première partie, au large du Venezuela et au-dessus du canal de Panama, l’avion était encore trop lourd pour pouvoir voler au-dessus des cumulonimbus qui, culminant à la tropopause, atteignaient dans cette région voisine de l’équateur une altitude supérieure ou égale à 15.000 m. Beaucoup d’entre nous se souviennent de ces nuages monstrueux qui étalaient leurs enclumes au-dessus de Taboga sur l’isthme de Panama en formant une ligne continue. Mieux valait ne pas subir de turbulences fortes avec un chargement "sensible" !
Cette vigilance de tous les instants était obtenue grâce au croisement des tâches dans le cockpit de manière à éliminer toute erreur de l’un ou de l’autre.
Durant les traversées nocturnes, chacun prenait un moment de repos programmé en restant sur son siège.
Le pilote en place droite et le mécanicien navigant veillaient à la tenue rigoureuse du nombre de Mach qui, comme on l’a vu, diminuait tout au long du vol et surveillaient la consommation par des relevés toutes les 30 mn. De leur côté, le pilote en place gauche et le navigateur contrôlaient la trajectoire et la stabilité de l’appareil pendant les visées au sextant, le radio prenant en compte les messages de comptes rendus de position envoyés toutes les 30 mn au CO du COTAM, à la DIRCEN et aux contrôles en vol civils.
Signalons enfin qu’une partie conséquente du vol s’effectuait dans la zone dite NO FIR située sur l’itinéraire hors de portée arrière des centres radio d’Amérique Centrale et du Sud et hors de portée avant de ceux de la Polynésie Française. Or, ces centres radio sont chargés de suivre tous les vols en particulier pour l’information de vol et l’alerte sauvetage.
À ce sujet, une anecdote peut illustrer la rigueur avec laquelle l’ensemble des acteurs (DIRCEN, UTA puis Air France, COTAM, Ésterel) suivaient le fonctionnement de l’appareil affecté aux TS. Toute panne répétitive était analysée lors de réunions périodiques. En 1980, une consommation excessive de carburant sur le DC-8 62 affecté aux TS, a même entraîné des débats passionnés sur les causes de cette anomalie :
- « Vos pilotes tiennent peut-être mal le Mach ».
m’avait susurré l’ingénieur d’UTA Industries alors que les relevés dont nous disposions à l’Ésterel apportaient la preuve du contraire ; l’enregistreur de vol a dû même être analysé et il fallut reconnaître que la tenue de vitesse n’était pas en cause.
Au final, après plus de 6 mois d’audit technique, il s’est avéré que la servocommande de direction avait un neutre mal réglé et que le pilote automatique devait corriger constamment en roulis et en lacet faisant "marsouiner" lentement l’avion tout au long du vol ce qui provoquait une traînée parasite et un supplément de consommation.
C’est durant ces années de 1966 à 1975 que les vols ont été les plus "pointus" avec des atterrissages mémorables à Hao, les réservoirs presqu’à sec ou en limite vent de travers sans réserve de dégagement, ou bien avec un balisage de fortune ou sans GCA.
Par la suite, l’installation de centrales à inertie, puis le remplacement des DC-8 55 par des DC-8 62 aptes à recevoir la remotorisation en réacteurs CFM56, allait alléger notablement les risques.
Des missions longtemps mal connues dans l’Armée de l’air
Ces vols sont restés longtemps mal connus de l’Armée de l’air, car ils n’avaient pour témoins que "l’employeur principal" (la DIRCEN et le CEP), les cadres "habilités" de la compagnie assistante UTA et les quelques officiers contrôleurs du CO du TAM qui en suivaient le déroulement.
Les DC-8 de l’Ésterel étaient plutôt connus comme "avions à moquette" sur la ligne passagers Paris - Papeete via Montréal et Los-Angeles que sans sièges avec 13 palettes et un cockpit protégé par un filet anti-crash.
Il faudra attendre la montée en puissance des missions de participation aux opérations extérieures et notamment les opérations Diodon au Liban et Manta puis Épervier au Tchad en 1983-1985 durant lesquelles les équipages ont travaillé en étroite symbiose avec leurs camarades des autres unités de l’Armée de l’air engagées, pour que le DC-8 trouve sa vraie place au sein du dispositif aérien de projection des forces.
En conclusion, il faut se réjouir qu’aucun accident n’ait jamais troublé le bon déroulement de ces transports sensibles, souligner l’efficacité de la coordination entre la compagnie assistante (UTA puis Air France), la DIRCEN et le COTAM ainsi que l’engagement des équipages de l’Ésterel que je salue.
On parlait d’autant moins de ces vols au SIRPA et sur Air Actualités qu’ils étaient classés "Secret Défense" ou "Très Secret" (TS) pour certains éléments.
Daniel FOUCHER
Date de dernière mise à jour : 15/04/2020
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