Vista, suerte y al toro (1)
La journée débute à 7 h 30 comme dans tous les escadrons de chasse du monde, par le briefing météorologique. Mais contrairement à la plupart des briefings auxquels j’ai participé durant mes cinq années sur la base de Nancy, en Espagne, il fait presque toujours beau...
Voici deux ans que je suis en échange sur la base de Saragosse auprès de la quinzième escadre (appelée ALA 15) sur F-18. Provenant du Mirage 2000D, je m’étais présenté au cœur de la région aragonaise à l’été 2011 alors que le théâtre libyen occupait encore la plupart des membres de mon escadron d’origine et de ma nouvelle escadre.
Après près de 9 mois d’instruction et d’apprentissage du fonctionnement de cet appareil américain acquis par l’Espagne au milieu des années quatre-vingt, j’intégrai finalement l’escadron 152 “Marte" (2) qui constitue l’ALA, avec le 151 “Toro” et le 153 “Ebro”. Ayant effectué la plupart de mes heures de vol sur un avion biplace dont la mission principale est l’assaut, je découvrais ainsi les spécificités de la mission air-air et du vol en monoplace.
L’EF-18, ou C-15 selon la dénomination officielle espagnole, constitue l’une des premières versions export (EF-18A) de cet aéronef américain. Toutefois, les termes du contrat d’exportation permettent aux Espagnols d’effectuer les modifications du programme de vol de façon autonome, ce qui leur a permis notamment de réaliser une rénovation à mi-vie dans le courant des années 2010. Ce MLU (Mid Life Update) assura l’intégration de la liaison 16 et de la plupart des systèmes de communication qui sont aujourd’hui indispensables sur les théâtres modernes.
L’avion que je découvre alors, bien que de structure ancienne, possède un système de vol complètement modernisé et intégré qui facilite grandement les multiples missions attribuées aux pilotes.
L’Ejercito del aire dispose en effet de trois escadres d’EF-18 réparties sur les bases de Saragosse, Torrejon (à côté de Madrid) et Gando dans les Canaries. Avec la montée en puissance de l’Eurofighter et le retrait des Mirage F1, il constitue aujourd’hui la force vive de l’Armée de l’air espagnole. Il est ainsi capable de remplir la plupart des missions d’un avion de combat, depuis la défense aérienne jusqu’à l’assaut conventionnel en passant par la suppression de menace électronique (SEAD) ou l’attaque à la mer (ASUW).
Le défi est donc passionnant et difficile, d’autant que la crise économique qui touche durement l’Espagne au cours de l’année 2012 ne facilite pas l’entraînement des pilotes. Le budget de la Défense est le premier touché, comme dans la plupart des pays européens, et les décisions prises par le commandement central (MACOM) sont radicales. Afin d’assurer un entraînement cohérent, un tiers des pilotes sont suspendus de vol pendant un an, permettant aux autres de disposer de 160 h de vol annuelles.
La sanction qui tombe au début de l’année 2013 est difficile mais les pilotes ibériques vivent avec courage ces décisions et l’effort consenti par certains permettent à l’escadre de réaliser un entraînement de qualité.
Nous participons même à la fin du mois de juin à l’exercice Tiger Meet où l’ALA démontre ses qualités aux côtés des Rafale français du 1/7 “Provence” et de F-16 des grandes nations européennes. L’année suit donc malgré tout un bon train et les missions se suivent combinant les entraînements au tir air-sol dans le polygone de Bardenas – accolé à la base – et les campagnes de tir air-air où nous sommes déployés sur la base de Morón, à côté de Séville.
Il est 10 h 00 et tous les pilotes se retrouvent au bar pour la première pause dans la journée de travail. Le rythme de travail espagnol est particulier puisque les journées se déroulent de façon continue de 7 h 30 jusqu’à 15 h 30 sans repas intermédiaire. L’adaptation est difficile au début pour un pilote français qui est habitué à manger à 11 h 00, mais la pose tortilla de milieu de journée permet de tenir jusqu’au repas de 16 h 00.
Même si l’influence américaine est très forte compte tenu de l’aéronef et des procédures utilisés, les Espagnols ont su maintenir des traditions en phase avec le reste de la culture péninsulaire. Le rythme, même s’il est dense, libère toutefois un certain espace à la vie hors de la base. De plus, l’accueil des Espagnols est unique et, une fois habillé de la combinaison de vol qui m’a été prêté pour l’échange, seul le drapeau tricolore que je porte sur le bras me distingue de mes compagnons de travail.
Il est 10 h 50 et le briefing de mon vol va débuter. Tout se déroule en espagnol comme la plupart du temps. Si tous les pilotes parlent et comprennent l’anglais correctement, ce dernier ne s’est pas imposé ici comme langue de travail. Toutes les procédures que j’avais apprises dans la langue de Shakespeare sont ici traduites dans la langue de Cervantès, ce qui complique parfois la compréhension inter-patrouilles. La mission est au profit d’un teniente (Lt) qui obtiendra alors sa qualification opérationnelle (Combat Ready). Si tout se déroule normalement, il devrait être apte à remplir dès la semaine prochaine la principale mission de l’escadre, la permanence opérationnelle. Seul responsable pour une journée de la protection du ciel espagnol, il participera ainsi avec les avions français et européens au maillage défensif unifié depuis le 11 septembre 2001.
Il est 12 h 00 et les avions sont prêts : nous partons pour la mission avec quelques minutes de retard, comme d’habitude, mais cela aussi fait partie du folklore espagnol. Une demi-heure plus tard, nous sommes prêts à rouler. La piste de Saragosse est d’usage civilo-militaire comme la plupart des terrains espagnols et, une fois insérés dans le trafic principalement constitué par des avions de fret, nous sommes autorisés au décollage. Après un départ en formation, nous nous dirigeons vers notre zone de travail située à l’est de Madrid où nous attendent nos deux adversaires du jour. L’exercice est complexe puisque la mission va nous confronter à deux Eurofighter provenant de la base d’Albacete. Mais l’EF-18 possède des capacités de manœuvrabilité particulières qui en font un adversaire coriace dans ce domaine du dog-fight que les chasseurs affectionnent tellement. En effet, bien que légèrement moins motorisé que notre opposant du jour, l’aéronef évolue facilement dans des incidences élevées entre 25 et 35°. Ceci lui fournit une vitesse de rotation du nez importante et constitue notre principal atout afin d’être les premiers à utiliser notre armement.
Peu après notre départ, nous nous connectons au réseau de données L16 mis en place au-dessus de l’espace aérien espagnol et géré par les centres de contrôle, ce qui nous permet d’appréhender facilement la situation aérienne générale. Nous simulons la protection d’un No Flight Zone dans laquelle tout aéronef entrant doit être intercepté et interrogé. Le scénario s’apparente aux dernières missions opérationnelles auxquelles l’ALA a participé en Libye. Les contrôleurs animent cette simulation en nous décrivant l’évolution de la situation aérienne et en faisant vivre par un jeu de couleurs la situation tactique que nous observons dans l’avion.
Finalement, les premiers avions suspects sont détectés et nous entamons leur interception. Bien que le EF-18 puisse accélérer jusqu’à Mach 1.6, nous restons en subsonique face à cette menace encore inconnue. Je peux sentir la tension monter chez mon jeune équipier alors que nous orientons nos radars dans la direction indiquée par le contrôleur. Comme redouté, les “bandits” ne sont pas coopératifs et nous contraignent à une présentation en face à face qui reste la pire des situations face à un avion de chasse armé. Alors que nous nous approchons, le missile infrarouge IRIS-T que nous portons commence à “chanter”. Il vient de détecter une source de chaleur et le système d’armes nous présente les premières solutions de tir. La situation se précise alors que nous voyons apparaître dans la visualisation tête haute les silhouettes encadrées des données fournies par le radar. Enfin, le croisement, l’identification est faite et le combat rapproché débute. Les quatre aéronefs évoluent dans un mouchoir de poche et la radio se charge de communications descriptives hachées par l’effort qu’impose le facteur de charge. L’entraînement au combat visuel à deux contre deux est exigeant et dangereux : les avions sont proches et il est difficile de maintenir le contrôle permanent de la situation. Dans cet imbroglio, seules les deux dérives si caractéristiques me permettent de distinguer mon équipier du chasseur européen. Les Espagnols ont fait le choix d’entraîner à cet exercice dès le début de la formation ; pourtant cette mission reste l’un des scénarios les plus difficiles. Finalement, l’engagement se termine alors que nous approchons du plancher de la zone. Comme souvent, il faudra attendre le débriefing au sol pour valider les tirs et la réussite ou l’échec de l’interception, mais les objectifs d’entraînement sont remplis pour mon équipier. Nous rentrons à Saragosse et nous nous posons après avoir réalisé un peu plus d’une heure de vol.
Au parking, une partie de l’escadre est réunie pour accompagner l’un des pilotes qui effectue son dernier vol. Comme souvent, la tradition accompagne l’émotion dans ce type d’événement. Ainsi, une fois descendu de l’avion et après la traditionnelle photo souvenir, le pilote est félicité à coup d’œufs et de farine avant de recevoir une douche proportionnée par le camion des pompiers de la base. L’ambiance est chaleureuse et les pilotes finissent par se réunir pour partager le Cava qui remplace ici notre vénéré champagne. Finalement, et comme dans tous les escadrons du monde, la journée se terminera au bar après le débriefing de la mission. Là encore, c’est le mode de vie espagnol qui reprend le dessus, les discussions sont bruyantes et les mains virevoltent à l’image des toreros. Si la bière est au rendez-vous, elle est ici accompagnée de tapas et de jambon ibérique et lorsque vient le moment de porter un toast, c’est toujours à leur vieux pays et à leur roi que s’adressent mes camarades :
- « Viva el Rey, y Viva España »
Pierre CORNETO
Extrait du "Piège" n° 216 - mars 2014
(1) Phrase célèbre prononcée par l’as de la chasse espagnole Joachim Garcia Morato (40 victoires pendant la guerre civile), phrase dont la traduction approchée serait
: « De l’intuition, de la chance... et sus au taureau ».
(2) Le dieu Mars.
Date de dernière mise à jour : 12/04/2020
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