La saga des Vampire téléguidés
Introduction
L'article qui suit relate une opération audacieuse - et réussie - qui fut conduite par le CEV dans la période 1955-1967. Cet article est extrait d’un ouvrage intitulé : "Société Anonyme de Télécommunications : Un siècle d’aventure humaine et industrielle" publié en 2008 par l’Association pour le souvenir de la SAT, reproduit ici avec l’aimable autorisation de cette Association. La SAT, maintenant disparue, fut impliquée dans cette opération pour la fourniture des matériels de télépilotage, télécommande et télémesure, initialement développés par les Établissements Jean Turck, dont elle avait repris l’activité et assurait les développements et la production. Cet article comporte le récit de Michel Bignier responsable de l’opération au CEV.
Comme on a besoin de cibles volantes pour permettre d’une part l’entraînement des pilotes et d’autre part les essais des premiers "engins spéciaux", un ingénieur du service Armement du CEV, Michel Bignier, dont on lira ci-dessous le témoignage, a l’idée d’utiliser les premiers avions à réaction Mistral mis en service dans l’Armée de l’air.
Arrivés en fin de vie et stockés à Orange, ces avions, version française des Vampire britanniques, délestés du pilote et de l’armement, constituent des cibles rapides et très maniables.
La télécommande Turck y est utilisée en association avec l’équipement de pilotage automatique réalisé par SFENA. Celui-ci assure un vol stabilisé et reçoit, par la télécommande, les ordres de cap, d’altitude et de vitesse destinés à assurer le télépilotage. Après des essais préliminaires sur un Nord 1100, puis des essais en France sur Mistral, on passe à une utilisation systématique sur le polygone d’essais du CIEES à Colomb-Béchar en Algérie.
On forme alors quelques spécialistes "télépilotes" et comme il faut éviter que les cibles indemnes ne soient endommagées à l’atterrissage, on perfectionne le système en dédoublant la station de commande : l’une placée en bout de piste permet de maintenir l’avion dans l’axe, tandis que l’autre, située latéralement et assez loin de la piste, sert à piloter la descente et l’arrondi final
Poste de pilotage au sol (Coll. AAEV)
Bloc de commande (Coll. AAEV)
Le plus "chanceux" de ces avions cibles fit huit vols sans être atteint…
Cette activité se poursuivra à la SAT et finalement une centaine d’avions seront équipés à l’AIA d’Aulnat, à Clermont-Ferrand.
Jean DESPORTES
Ancien chef du service des Méthodes et Moyens d’essais du CEV
Témoignage
Michel Bignier fut ingénieur militaire au CEV, puis devint par la suite directeur du CNES (1972-1976). Plus tard, à l’ESA (European Space Agency) il occupa successivement les postes de directeur du programme SpaceLab (1976-1980), puis directeur des systèmes de transport spatial (jusqu’en 1986). Président fondateur de l’IFHE (Institut Français d’Histoire de l’Espace), il nous a transmis, quelques mois avant son décès, ce souvenir de la "Saga des Vampire".
Au CEV, ma responsabilité concernait les engins sol-sol et sol-air ainsi que les cibles (CT-10 et CT-20) construites par Nord-Aviation. J’effectuais en moyenne une campagne de tir tous les deux mois au CIEES à Colomb-Béchar ou Hammaguir. Les essais se poursuivaient alternant succès et insuccès, mais la dérivée était positive. En 1955 les maîtres d’œuvre des engins air-air (Nord Aviation et MATRA) se plaignirent que les engins cibles mis à leur disposition CT-10 (à pulso-réacteur) et CT-20 (à stato-réacteur) n’étaient pas représentatifs des avions et que c’était la cause des échecs de leurs autodirecteurs (infrarouges ou électromagnétiques).
Nous eûmes alors l’idée de transformer des avions retraités en cibles. L’Ingénieur Général Bonte accepta cette proposition. Le Service Technique Aéronautique refusa cette responsabilité et il fut décidé que le CEV serait maître-d’œuvre !
Le choix des avions se porta sur les Vampire (également dénommés Mistral) qui venaient d’être interdits de vol pour vétusté, et mis au cimetière sur la base d’Orange. Je fus chargé de mener l’opération et je choisis Daniel Leclercq (du CEV) comme chef de projet. Les deux constructeurs concernés furent les Établissements Jean Turck pour la télécommande et la SFENA pour le pilote automatique "télécommandé".
Je n’avais jamais rédigé un contrat auparavant et je rédigeai en six nuits à Hammaguir les clauses techniques et administratives des deux appels d’offre. Ce fut mon premier et mon dernier contrat, bien que celui-ci m’ait valu les félicitations des services administratifs de la DTI (Direction Technique et Industrielle de l’aéronautique) ! Dans l’intervalle on avait sélectionné les quatre moins mauvais avions et confié à Sud-Aviation un retapage suivi de révision. Les Vampire furent peints en blanc et baptisés des noms des trois mousquetaires. Une fois le pilote automatique SFENA et la télécommande installés, les essais de mise au point eurent lieu au CEV à Brétigny. Durant les premiers vols avec pilote à bord (Cormerais et Casanave, deux très bons pilotes d’essais), celui-ci avait comme instruction de toucher le moins possible aux commandes de vol. Leclercq était le seul télépilote.
Les avions furent prêts en juillet 1957 et Colomb-Béchar étant fermé, il fut décidé de faire les premiers lâchers à Cazaux dès le mois de septembre. Le colonel Aubry, commandant la Base, accepta, mais il fit protéger ses radars par des obstacles antichars !
Premier vol - Parfait, mais après l’atterrissage, le train s’effaça et l’avion termina sa course sur le ventre : le train était commandé par une vanne à double effet, alors que nous l’avions cru à simple effet. Il n’y avait que de la tôle froissée et l’avion fut rapidement remis en état de vol.
Deuxième vol - J’eus la surprise, en arrivant pour le lâcher, de trouver à côté des radars le Commissaire de Police d’Arcachon qui, ayant entendu dire que nous faisions des essais dangereux, était venu se rendre compte. Il resta à côté de moi et je lui expliquai qu’aux USA de très nombreux avions volaient sans pilote (ce qui était faux) et que les vols se passaient sans accident. Le vol fut à nouveau parfait, mais à l’atterrissage il y avait un fort vent à 45° de la piste. L’avion se présenta mal et Leclercq décida de remettre les gaz. L’avion passa à faible hauteur au dessus des spectateurs, refit un tour de piste et se représenta correctement. Après l’atterrissage, je dis au Commissaire de Police que nous étions sûrs de nous et que la remise de gaz était classique. Nous avions eu très chaud, mais le matériel était intact.
NB : le commissaire, convaincu, se garda de faire un rapport, car il craignit de se faire passer pour totalement ignare en la matière !
Troisième vol - Vol parfaitement correct, mais au retour sur la base l’avion s’inclina sur le côté gauche et resta bloqué, les ailes à 30°. Il fut impossible de le rétablir en ligne de vol et nous donnâmes l’ordre au pilote de l’avion d’accompagnement, qui était armé, de détruire le Vampire récalcitrant. L’Adjudant-chef Casanave, qui avait été dans la chasse, se mit en position de tir, mais chaque fois qu’il était prêt à faire feu, Biscarrosse était dans l’axe de tir. Il renonça. Leclercq agita frénétiquement le "télémanche" et, brusquement, l’avion se remit en ligne de vol et finalement fit un atterrissage superbe.
Après ces trois vols, le matériel fut qualifié. Nous commandâmes de nouveaux équipements TURCK et SFENA qui furent alors montés sur les quatre avions. En novembre les avions furent amenés à Colomb-Béchar et basés à Hammaguir.
Deux visites mémorables me sont restées en tête :
La première fut celle de monsieur Lebedinsky, l’un des directeurs de la SAT, avec son état-major. Il était alors en pourparlers avec monsieur Turck pour la reprise de sa société. Je pense que nous avons fait bonne impression, à cause de la grande qualité des équipements Turck, car cette affaire a été conclue rapidement après.
La deuxième était celle d’une mission militaire israélienne qui assista aux essais et me posa beaucoup de questions sur un vol potentiel de Tel-Aviv à Damas. Finalement ils conclurent qu’il fallait le plein des avions et qu’il n’y avait plus de place pour une bombe ! Elle resta donc sans suite.
L’Armée de l’air affecta de nouveaux avions retraités et ils furent tous équipés de télémesure et de télécommande Turck. Ils furent employés comme cibles à Colomb Bechar de 1962 à 1967.
Un avion effectua un record : il fit huit vols avec succès sans être touché par les engins tirés contre lui.
Michel BIGNIER
Origine du texte : AAEV
Date de dernière mise à jour : 26/04/2020
Commentaires
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- 1. PERCEVAULT Christian Le 27/04/2024
Dans les faits la Société Anonyme de Télécommunications (SAT) n’a pas disparue, elle à été intégrée dans sa société sœur, la SAGEM qui détenait 33 % des actions, la SAT, qui elle-même détenait 33 % des actions de la Compagnie de Signaux (ou CSEE) et la CSEE détenait 33 % des actions de la SAGEM. Cette organisation triangulaire a été remise en cause par les Services de l'État de mémoire en 1979. Les directions des trois entreprises, pour casser cette structure triangulaire, ont créé une nouvelle organisation par la création d’une nouvelle structure (3S cadres) dont les actionnaires étaient les cadres des 3 sociétés.
Suite à des difficultés financières de la CSEE, en 1986, les salariés de la SAGEM constituent la COFICEM qui rachète 40 % du capital de la société (dont les 33 % détenus par la CSEE). Celle-ci possède alors deux filiales : la SAT (à 38 %) et Sagem International (à 99 %)
Fin 2004 la fusion entre le groupe public SNECMA et la société SAGEM est annoncée. La nouvelle entité prend le nom de « SAFRAN » en mai 2005.
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