Une panne « flippante »

Cela fait environ six mois que je suis en instruction opérationnelle. Le but de cette phase, c’est tout simplement que je sois capable d’aller seul sur une cible, que je délivre un armement quelconque dans de bonnes conditions et que je sois capable de rallier un terrain ami sans casse. Ce genre de mission s’effectue en monoplace. L’instructeur suit dans un deuxième monoplace afin de rattraper toute erreur critique.

Je suis programmé aujourd’hui sur une mission d’un type un peu spécial. Il s’agit d’un entraînement à la navigation à basse altitude, dont le but est un tir fictif de bombes sur une centrale électrique, du côté de Millau. Retour à la base à l’issue, sauf que mon équipier, ‘Fifi’, chef ops de l’escadron, doit me quitter en fin de mission pour aller se poser à Metz, afin d’assister à une réunion d’État-Major.

Nos avions sont équipés de deux bidons supplémentaires, comme d’habitude. Il n’y a donc, à priori, pas de problème d’autonomie, parce que l’objectif est relativement proche.

Jaguar

Nous décollons… Je me perds un peu dans la brume dans le sud des Cévennes, réussis à me recaler vers le Mont Aigoual, pour finalement « traiter » l’objectif sans faire trop de zigzags. Nous rentrons maintenant vers Istres où je dois faire quelques circuits d’atterrissage, en exercice, alors que Fifi remonte en haute altitude pour partir vers Metz.

Arrivant au nord de Montpellier, je suis réveillé par le klaxon de l’alarme générale. Après un bref coup d’œil sur le tableau de panne, cette alerte m’apprend qu’un de mes deux moteurs devrait tomber en panne de carburant dans les trois minutes qui viennent… En effet, le pavé « « Nourrice 1 » est allumé en rouge, ce qui signifie que l’ultime réservoir alimentant le moteur gauche est en train d’irrémédiablement se vider. 
Oups ! j’ai du mal à avaler ma salive….

Un peu paniqué, j’avertis Fifi par radio, en qui j’ai une confiance aveugle, et qui saura certainement quoi faire avant de consulter ma check-list secours.

Son premier ordre, filer vers l’aérodrome de Nîmes, qui doit se trouver non loin, quelque part dans notre secteur 10 heures. Après, on verra…
J’oblique dans cette direction, un peu au jugé, et j’attends. Mon cœur commence à taper très fort. Un instant, je m’imagine déjà sous les suspentes du parachute, en train de choisir mon point de chute entre les rangs de vignes, tout en observant mon avion qui se crashe… 

Tout était si paisible ! Pourquoi moi ?

Après quelques infructueuses manipulations du tableau de transfert pétrole, bricolant tous les interrupteurs disponibles sous les conseils de Fifi, je sursaute de nouveau : le voyant de la deuxième nourrice vient de s’allumer !
Aïe aïe aïe ! Les fiancées du ‘Brasilia’ (dancing d'Istres où j’ai maintenant l’habitude de me rendre) risquent de m’attendre ce soir ! J’avertis immédiatement Fifi qui me demande de confirmer cette nouvelle annonce, car visiblement, il n’ose pas y croire…

Mon avion est très lourd, car je suis loin d’avoir consommé tout mon carburant. La piste de Nîmes ne fait que 1.800 m, ce qui est relativement court, comparé aux 3.200 m d’Istres. De plus, il n’y a pas de barrière d’arrêt et, comble de malchance, les brins d’arrêt sont démontés pour maintenance… 
Put… ! Quelle poisse !

Néanmoins, je n’ai pas le choix et je continue, redoutant que mes moteurs ne s’arrêtent à tout instant.
Fifi me guide calmement : 
« 15° gauche, encore 5°, remets à plat » … 

Ça y est, j’ai la piste en vue. Cap Nord, parfaitement dans l’axe, je réduis ma vitesse et sort le train d’atterrissage. Fifi me suit à quelques mètres. Je le vois sur mon côté droit. J’imagine son visage serein derrière son masque, ses petites rides au coin des yeux, son sourire de vieux routier de la chasse. Il sait que ça va passer et ça me remonte le moral…

Ma vitesse est un peu forte. Fifi me le confirme à la radio : 
« Vas-y mollo, et penses à sortir le pébroc (parachute frein) dès que tu touches des roues ! »
C’est gentil de m’y faire penser, mais dans l’immédiat, je ne suis même pas sûr que je vais pouvoir atteindre cette put... de piste.

Trois minutes ont passé depuis le début de la deuxième alerte et mes moteurs fonctionnent toujours. Je suis à la limite de la panique, mais je me contrôle pour l’instant, me redonnant du courage comme je peux : « Ça n’est jamais arrivé ! Et si ce n’était qu’une panne de signalisation ! » …

La piste s’approche. Plus que deux longueurs et ça passe…
Plus qu’une longueur… Well, même si les moteurs s’arrêtent, « ça » devrait maintenant passer.
J’arrondis gentiment… Les roues touchent et je réduis le régime des moteurs. 

Wouaaaaaa, quel plaisir que de sentir le plancher des vaches… « Put… le parachute ! » Je tire sur la poignée sans ménagement. Sous le poids de mon avion et ma vitesse un peu forte, il me freine un peu, puis se détache, suspentes cassées. Ce n’est pas très grave, car autant le Jaguar est réputé pour ne pas « pousser » beaucoup, autant il dispose d’un freinage surdimensionné. 
La sortie du parachute m’a quand même fait poser la roulette de nez. Je peux donc freiner tout de suite. J’écrase les pédales « Une seule pression, forte, équilibrée et continue… », disait Dany à Saint-Dizier… 
C’est bon, ça freine dur.

J’entends le vacarme des moteurs de Fifi qui m’a suivi jusqu’au toucher des roues. Il remet les gaz à quelques mètres à ma droite, afin de repartir et continuer sa mission.

Le nez de l’avion zigzague un peu sous l’action du modistop (antiblocage des roues). J’aide un peu ce système au palonnier, pour rester dans l’axe. Le bout de piste arrive vite, mais je pense que je suis safe. Finalement, je suis obligé de remettre un peu de gaz pour dégager la piste, ce qui me déclenche un rire nerveux…

Je dégage la piste, rentre les volets et j’essaye de reprendre calmement mes esprits. Soulagé, mais haletant de fatigue, j’ai dû retenir ma respiration pendant plus de deux minutes… Jamais je n’aurais cru avoir autant de souffle !
Je remercie Fifi à la radio en lui souhaitant le traditionnel « Bon vol », puis je contacte la fréquence de roulage :
« Nîmes ground, Ramex Bravo leader on frequency, request taxi to main parking »

À peine ai-je terminé ma phrase que mon moteur gauche s'arrête… à sec de pétrole !
Malgré la gravité de l’événement, je ne peux m’empêcher d’éclater de rire, en chantant comme un gosse : « Je m’en fous, je m’en fous, je suis posé, nananère… ». 

… Forte décompression … 

J'imagine alors qu’il me reste juste assez de kérosène pour rejoindre le parking sur le moteur restant, mais j’hésite à demander une assistance, parce que je suis sur un terrain de la Marine Nationale et que je sais qu’ils ne sont pas équipés pour tracter un Jaguar.

Je roule avec moult précautions, me souvenant que la dirigibilité (dispositif permettant de diriger l’avion au sol) est inopérante avec le moteur gauche en rade. 
Il n’y a aucun autre aéronef sur le parking. Je m’arrête juste en face de la tour de contrôle et je coupe tout. J’ai mal partout. Mes jambes sont tétanisées, j'ai mal au dos et je ne peux pas me lever de mon siège…

Ce n’est que lorsque je vois les pistards arrivant nonchalamment que je me dis que je ne dois pas flancher. Ce sont des gars de l’Aéronavale et je dois rester clean, au moins pour l’honneur de mon escadron. Je déboucle mon harnais de sécurité et fais un ultime effort pour me relever. Une fois debout sur le siège, les jambes en coton, je prends plusieurs grandes bouffées d’air et je me force à calmer ma respiration. 
Haaaa ! Ça va mieux…

Les mécanos ont bien lu mon visage et m'accompagnent jusqu'au bar de l'escale...

Pour la petite histoire, j’ai eu trois pannes simultanées, le problème essentiel provenant du fait que la mise à l’air libre du circuit carburant (vide-vite, prévu pour vidanger le pétrole, le cas échéant) s’est bloquée sur une position « ouverte ». Ainsi la pressurisation permettant de transférer le pétrole des bidons vers les réservoirs intermédiaires s’échappait par cette « fuite ». Au bilan, j’avais des tonnes de carburant à bord, mais je ne pouvais pas les utiliser !

Ce fut pour moi l’occasion de revoir en détail le circuit carburant du Jaguar et je devins, après cette mésaventure, le « Monsieur circuit carburant » de l’escadron.

Ouf !


Christian SEYSSET

Date de dernière mise à jour : 02/08/2021

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