Une nuit dans la plaine des joncs
19 janvier 1951 - 16 h 30 - Base aérienne 191 de Tan-Son-Nhut - Escadron 2/6 Normandie-Niemen
Le Cdt d’escadrille, le Cne Taburet, s’empare du micro de la sono et ordonne :
- « La patrouille d’alerte aux Ops ».
Immédiatement, Sauvaigo, chef de patrouille, et son équipier Jacquesson attrapent leurs équipements de vol et, après un rapide passage à la salle des opérations, se précipitent vers les avions. Sur le parking, les mécaniciens branchent déjà la batterie de piste sur les avions.
Le leader en profite pour contacter les opérations et noter les éléments de la mission déclenchée par le GATAC-Sud. Les "Polo rouge" (indicatif radio de la patrouille) doivent bombarder et mitrailler des positions rebelles dans la Plaine des Joncs au Nord-Ouest de My-Duc-Tay jusqu’au canal Thap-Muoi.
La Plaine des Joncs est une vaste zone semi inondée qui s’étend à l’Ouest de Saigon jusqu’en bordure de la frontière cambodgienne. Cette zone, repère de pirates aux portes de Saigon, a toujours été un marais insalubre couvert de joncs, d’où son nom. Pour la civiliser, des canaux navigables droits comme des voies romaines y ont été creusés. Les sédiments retirés du fond du marais ont permis de créer de petites digues hors d’eau où la vie s’est installée : ici ou là des broussailles plus ou moins touffues, quelques aréquiers, des cultures vivrières autour d’une paillote. Peu à peu, la Plaine des Joncs est devenue le refuge des Viets qui ont en obstrué les entrées par des barrages improvisés.
Le commandement français y a interdit l’habitation et la circulation pour permettre les interventions de l’aviation sans préavis. Pour les appareils du "Normandie-Niemen", qui survolent souvent le secteur au départ ou au retour de mission, c’est une mission de routine. Mis à part quelques tirs de DCA, ils y ont effectué plusieurs interventions sans incident marquant.
Le Lt Jacquesson connaît bien la région, il nous raconte :
« J’y avais participé, comme officier de guidage avancé des avions, à une opération combinée Air-Terre-Mer ; j’ai longuement parcouru les marais avec les crabes (1) de la Légion. Les Légionnaires, pour la plupart d’anciens de la Wehrmacht aux corps couverts d’effrayantes cicatrices, devaient souvent descendre dans l’eau noirâtre pour dégager les chenilles engluées de joncs. J’ai à cette occasion connu le désagrément de se faire tirer dessus par des troupes amies qui avaient pris les Crabes aux trois quarts enfoncés dans l’eau pour des sampans Viets. »
La première partie de la mission se déroule sans encombre, la patrouille largue ses bombes sur l’objectif. Sur le chemin du retour, les deux Hellcat remontent le Thap-Moï, le canal principal de la Plaine des Joncs. Le leader ayant aperçu un objectif d’intérêt secondaire descend suivi par son équipier pour l’attaquer, il est 17 h 50.
« Je perçois soudain un claquement métallique dans mon avion et le moteur s’arrête. »
Le moteur vient de stopper sans aucun signe préalable, immédiatement une forte odeur d’essence envahit la cabine. En même temps qu’il annonce à son leader :
« Rouge 2, moteur stoppé »
Il vire vers le Sud en direction de la Route Coloniale, tenue par des postes amis et tente de remettre son moteur en route en changeant de réservoir et en branchant la booster pump. Vraisemblablement atteint à l’arrivée d’essence ou au carburateur, le moteur n’a aucune chance pour redémarrer. Évoluant à très basse altitude, le F6F-5 n° 78083 ne peut s’éloigner que de 3 km avant de se crasher à plat. L’avion glisse sur le ventre dans une grande gerbe d’eau sale, lorsque soudain l’aile gauche bute sur un obstacle ce qui provoque un violent cheval de bois de l’avion. Sur le choc, Jacquesson perd connaissance.
Tout en s’efforçant d’observer le crash, Sauvaigo monte en spirale pour donner l’alerte au GATAC puis redescend pour essayer de détecter tout signe de vie et assurer la protection éventuelle de son équipier. Le Hellcat est cassé derrière la cabine, une épaisse fumée se dégage de l’épave qui commence à brûler.
Pendant ce temps au sol, Jacquesson a repris connaissance :
« Quand je reviens à moi, j’entends le feu crépiter dans mon dos et décèle une forte odeur de brûlé. Je ne parviens pas à ouvrir la verrière, coincée dans le choc. Il n’est pas question que je grille dans cet avion. Je m’arc-boute en travers de la cabine et pousse des pieds à tout casser. Le panneau latéral cède et va voler jusqu'à la cocarde de l’aile droite. Je saisis ma carabine US et saute dans l’eau noire et fétide. J’en ai jusqu’aux genoux (Sauvaigo, occupé à annoncer le crash à la radio, ne voit pas Jacquesson sortir par la lucarne du cockpit).
- Que faire ? Dans une heure, il fera nuit et les avions disparaîtrons du ciel. Les Viets sont les maîtres de la nuit et, dans le Sud, les partisans ne font pas de prisonniers, surtout un pilote de chasse, leur bête noire. Je pense au suicide. Finalement je préfère attendre.
Là-haut, le Hellcat de Sauvaigo tourne ; alertant sans doute les Ops de Tan-Son-Nhut.
Sauvaigo est redescendu à basse altitude et fait plusieurs passage très bas sur mon avion. Je distingue à chaque passage son profil dans la carlingue, sa casquette à grande visière et sa pipe, éteinte. »
Dès la réception du message de détresse transmis par "Rouge leader", le GATAC déclenche le dispositif de sécurité :
- Une patrouille de deux Hellcat (Polo bleu), du 2/6 décolle à 18 h 05.
- Un B-26 en vol d’entraînement est dérouté, un Siebel décolle à 18 h 10, un hélicoptère à 18 h 20.
- Une compagnie de parachutistes est mise en alerte et les Dakota qui viennent de rentrer sont déchargés rapidement et font les pleins en vue du largage de cette compagnie.
À 18 h 15, les "Polo bleu" rassemblent "Rouge leader" sur le lieu du crash et l’assistent. Quelques minutes plus tard, le B-26 (18 h 30) et le Siebel (18 h 40) arrivent sur zone tandis qu’un Toucan assure le relais radio entre les avions et le GATAC. Au sol, de nombreux sampans Viets, se dirigent vers le lieu du crash sur les deux canaux. Les berges grouillent de rebelles. Non loin du Hellcat en feu, Jacquesson observe :
« Bientôt, plusieurs avions arrivent en renfort. Des Viets crient. Des balles tirées du sol passent dans l’air en sifflant. Je juge plus prudent de m’éloigner davantage de l’avion en feu, en direction du Sud où nos premiers postes sont à quelques kilomètres. Un des bimoteurs qui me survole pique face à moi ; j’agite les bras en faisant attention à ne pas me faire repérer par les Viets. Une courte rafale part du sol. Le Siebel interrompt son piqué et repart vers Saigon. Je comprends qu’il a été touché. »
Il est 19 h 05, le NC 701 (n° 248) vient d’être touché par un tireur placé à environ 1.500 m de l’épave.
Le SLt Lancien, copilote et observateur, est blessé au genou.
Malgré leurs recherches minutieuses, les équipages ne repèrent pas le pilote. Les comptes rendus des équipages concluent tous que le Lt Jacquesson est resté dans l’avion qui a explosé, et qu’il n’y a aucun espoir de le retrouver vivant. Cependant, le Cdt Brunet demande aux FFVS (Forces Françaises du Vietnam Sud) de mettre sur pied une opération qui se fraierait un chemin jusqu’aux débris de l’appareil.
La nuit tombe sur la Plaine des Joncs, les avions quittent la zone les uns après les autres. Jacquesson se retrouve seul.
« Dur moment à passer, je ne peux plus compter que sur moi. Les Viets se précipitent sur le lieu du crash. Ils crient, appellent, le tambour bat. C’est la fête.
L’avion finit de brûler, les Viets s’acharnent sur la carcasse à coups de masse et de scies. Cela fait un boucan terrible. Les rebelles se sont sûrement aperçu qu’il n’y avait pas de cadavre dans l’épave. La chasse à l’homme s’organise.
Je pense un moment finir en beauté, me lever et en descendre autant que je pourrai. J’attends.
Un canon tonne dans le lointain, puis une fusillade crépite… plus proche. Elle reprend… cesse. Le canon se tait aussi.
Ces bruits me réconfortent un peu ; on s’intéresse à moi (des partisans locaux, les Hoa-Haos, étaient venus les plus près dans la nuit, mais avaient été arrêtés par les Viets, tirs entendus par Jacquesson).
Le brouhaha des Viets, femmes et enfants compris, occupés à me chercher, se rapproche. J’entends des cris, des rires, des chants.
Je me retourne doucement sur le ventre, retiens ma respiration et plonge ma tête sous la couche de joncs pourris qui tapisse le fonds du marais. Quelle puanteur ! Mais, le nez raz de l’eau, des herbes sur la tête, je me sens plus à l’abri.
Le bourdonnement incessant des moustiques, qui me piquent sans arrêt la figure, couvre par moment le vacarme des Viets. Ceux-ci se rapprochent maintenant de deux côtés à la fois. Tel un crabe, je m’incruste dans la vase. Alors que je m’attendais à être découvert à chaque instant, voilà qu’ils passent et s’éloignent !
Des bruits de moteurs dans le Sud, sans doute des amis, sur la route, truffée de postes de guet qui longe la Plaine des Joncs hostile.
Les Viets reviennent, s’éloignent… et finissent par abandonner.
Un seul revient avec son buffle, un de ces gros ruminants violacés qui paraît-il détectent les blancs à leur odeur. Cet obstiné, silencieux, procède méthodiquement. Les sabots du buffle piétinent l’eau sur un rythme lent et implacable. Cela dure un temps infini… Le voilà qui passe tout près ; je suis bien décidé à ne pas bouger si le buffle m’écrase. Finalement, les deux affreux se lassent.
Tout est calme maintenant.
Les coqs chantent dans le lointain, les étoiles palissent. Rapidement, le jour se lève. Cette nuit interminable est finie.
Je reprends espoir. Les avions vont être là.
Rien. M’a-t-on abandonné, devant les risques du sauvetage ? Je ne me sens guère la force d’attendre une journée entière dans ce marais et de me mettre en route vers le Sud la nuit prochaine, mes jambes sont ankylosées »
Base aérienne de Tan-Son-Nhut - 7 h 00.
Le Siebel Kilo Delta décolle pour une mission de reconnaissance au profit de l’opération terrestre déclenchée dans la nuit. Trente minutes plus tard, le NC 701 de l’ELA 52 arrive sur les lieux du crash. L’équipage remarque de nombreuses traces de piétinements autour des débris et en direction des paillotes. Ayant remarqué des positions rebelles à quelques kilomètres au Sud, l’appareil s’éloigne pour les reconnaître.
« Tout d’un coup j’entends le ronronnement d’un moteur d’avion. Le bruit se rapproche, s’éloigne… revient. Que fait-il ? Je sors de ma bauge et me mets sur les genoux dans l’eau. C’est le moment de sortir mon miroir de signalisation. Il est tout sale et je peux à peine me voir dessus. Je ne suis pas joli-joli ! Ma figure boursouflée par le séjour dans l’eau est tachetée de milliers de piqûres de moustiques. Mes mains tremblantes et gonflées ont du mal à tenir le miroir. Je soulève une jambe de ma combinaison de vol pour voir où en sont mes pieds, c’est pas mieux. Une sangsue, grasse de sang est collé sur mon mollet. Je préfère ne pas pousser plus loin l’inspection.
L’avion, un bimoteur Siebel, est soudain au-dessus de moi. Je fais de grands gestes, mais le soleil est trop faible et bas sur l’horizon pour que je puisse essayer mon miroir. L’avion repart vers le Sud et tourne là-bas, loin de moi.
Le soleil a commencé à se dégager des herbes ; je relis consciencieusement le mode d’emploi rédigé en américain, et sans me lasser, je lance des signaux lumineux vers l’avion.
Malheureusement, le Siebel tourne toujours dans le même sens, quasiment à l’opposé du soleil. Quand il passe dans le secteur où il pourrait voir mes éclats lumineux, il se trouve de dos.
Enfin, il se présente face à moi, là-bas dans le lointain. Je lui colle une rafale de soleil dans l’œil.
Au cours d’un virage, l’équipage du bimoteur remarque des éclats lumineux, qu’il croit d’abord être des tirs d’armes automatiques, dont le départ se trouve à environ
« Soudain, deux grosses explosions assez proches… et deux Hellcat, mes frères d’armes, apparaissent dans le soleil. Ils battent des plans en me survolant. Je m’agite comme un beau diable. Aucune réaction des Viets, la présence des chasseurs les a rendus sages. Les Hellcat mitraillent tout autour de moi. Un Morane 500, la vielle dame comme l’appellent les Viets, tourne au Sud, toujours au même endroit. Il doit y avoir des troupes amies là-bas. Je suis bon pour la marche à pied. Cela va être le moment de prendre de la benzédrine, un puissant dopant prévu dans le paquetage de survie pour ces cas-là. Les Hellcat mitraillent à nouveau. J’ose sortir ma tête franchement hors des joncs, aucun Viet en vue.
Et, ‘’IL’’ est là ! L’hélicoptère ! »
9 h 50, le Hiller 360 (UH-12A, n° 133, F-OAHB) après avoir ravitaillé à My-Tho, arrive sur la zone.
« Je reconnais le pilote, le Sgt Fumat, il survole les restes de mon avion. Le Martinet fait des passages sur moi à me frôler les cheveux pour indiquer ma position. Ça y est, je l’ai touché ! Ce n’est pas un mauvais rêve.»
L’hélico est en stationnaire au-dessus des herbes. Le pilote seul à bord est trop occupé à maitriser sa machine pour m’aider. Pas d’échelle, ni de treuil. Le plancher de la cabine est à hauteur de mes yeux. Quand Fumat me signale que je peux y aller, je saisis les pieds du siège pilote et soulève ma jambe droite pour la poser sur un montant du train d’atterrissage. Impossible, ma jambe est raide et retombe. Je vois le Siebel passer tout près, fort intéressé »
Dans l’avion, "Félix" (surnom du Cdt Brunet) crie « Il est blessé, il ne pourra pas monter ».
« Tout ce monde autour de moi et personne pour me pousser les fesses ! Mais pour rien au monde, je ne lâcherai cet engin. Je me tire par les bras et parviens à engager de façon fort précaire ma poitrine sur le plancher de la cabine. Mes pieds ne touchent plus l’eau.
Fumat n’en demande pas plus. Il doit trouver le coin malsain. Et nous voilà qui montons comme un ascenseur, moi avec l’arrière train dans le vide. Je tire, je glisse, je m’insinue. Finalement, je me retourne et m’assois à la porte les jambes encore dehors. Nous sommes déjà haut. J’aperçois une dernière fois ce qu’il reste de mon avion. La masse compacte du moteur avec son hélice tordue, les deux bouts d’ailes avec leurs cocardes et la dérive. Tout le reste n’est plus qu’un magma noirâtre qui fume encore un peu au milieu d’une vaste flaque d’eau.
Le Siebel et les Hellcat viennent nous renifler. Je les salue du bras. Par des contorsions délicates pour ne pas heurter la double commande, je parviens à me faufiler sur le siège du pilote à qui je dévore le casse-croute. À My-Tho, où nous faisons le plein, je suis accueilli comme une curiosité ; je suis celui qui a passé une nuit dans la sinistre Plaine des Joncs d’où jamais un Français isolé ne revient vivant »
À 13 h 05, l’hélicoptère se pose à Tan-Son-Nhut. Tout le monde est là pour fêter le retour du Lt Jacquesson, même le général Hartemann, Commandant de l’Air en Extrême Orient, est venu l’attendre sur le terrain.
C’était la première récupération par un hélicoptère d'un pilote tombé en opérations… Mais pas la dernière !
Maurice JACQUESSON
(1) Crabe = Weasel : engin chenillé adapté aux opérations dans les zones inondées.
Extrait de « Régiment Normandie-Niemen » d’Alain Vezin (Éditions ETAI - 2009)
Date de dernière mise à jour : 23/04/2020
Commentaires
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- 1. Sophie-Anne Sauvaigo Le 05/07/2021
Très touchée aussi, je suis la sœur de Sylvie et fille de Jean-Marie Sauvaigo.
J'ai tous ses carnets de vol, je vais chercher celui-là.
Cordialement
Sophie-Anne -
- 2. Sylvie Sauvaigo Le 11/06/2021
… très touchée par cette histoire.
Jean-Marie Sauvaigo, c'était mon père !
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