Une mission écourtée
Ce 11 septembre 1957, après avoir selon la tradition de l’Armée de l’air, rendu hommage à Georges Guynemer à 08h00, plusieurs avions sont en alerte dont deux pour la mission d’appui rapproché en Petite Kabylie, à laquelle je participe. Mission de bombardement en semi-piqué en noria dans la région d’Akbou, avec largage de six bombes de 500 livres par avion, suivi de straffing. Le semi-piqué est nécessaire dans ces endroits très escarpés, aux multiples caches, afin d’atteindre l’objectif avec précision et d’éviter les troupes amies très proches sur les pitons environnants
Nous attendons l’ordre d’intervention de l’OLT (Officier de Liaison Terre).
11h25
- Décollage pour la mission E372- B26 I n° 321 Alpha,
- Équipage : Lieutenant Bas, pilote commandant d’avion,
- Sergent-chef Mascetti, navigateur-bombardier,
- Sergent-chef Bouvier, mécanicien-mitrailleur.
Le mitrailleur en tourelle a un rôle très important, car en semi-piqué et en noria, il mitraille l’objectif pendant la ressource, juste avant l’intervention de l’avion suivant, afin d’éviter les tirs lorsque nous tournons le dos à l’adversaire. À trois avions, on obtient un feu continu sur l’objectif.
11h29
- Verticale base, patrouille en formation.
Il fait très beau et je ne peux m’empêcher d’être un peu touriste lorsque je survole ce magnifique pays si diversifié. Et je crois que je me saoule encore plus de ces paysages car dès le mois prochain, je rejoindrai le Centre d’Instruction du Bombardement à Cognac, en vue de l’arrivée du Vautour IIB.
Nous ne rejoignons jamais directement un objectif pour des raisons de surprise et de choix d’axe d’approche et d’attaque (PO, point d’orientation et PI, point initial), aussi les zones survolées sont très variées.
11h36
- Ain Mokra sur le lac Fetzara, petite ville de l’ordre de 1.500 habitants connue pour ses concessions de mines de fer. Cap sur El Milia avec un regard sur Philippeville (Skikda), à la façade maritime abrupte, environ 65.000 habitants.
11h53
- El Milia juchée au-dessus de l’oued El Kébir adossé aux forêts de chênes lièges. Cap sur Didjelli, point d’orientation.
12h02
- Verticale Djidjelli (Jigel) ; l’ancienne Igilgilis des Romains, la base des frères Barberousse au XVI° siècle, coquet port de pêche et de commerce et station balnéaire.
- Vent calculé : 328/25kt - mise de cap sur Sidi Aich avec un petit coup d’œil sur Bougie (Besaia), ancienne ville romaine, puis capitale d’états Berbères et Arabes. C’est un port très actif de l’ordre de 45.000 habitants en 1957.
12h17
- Sidi Aich-Point initial - mise de cap sur l’objectif. Attention : plus de poésie, il faut arriver pile sur l’objectif par surprise en débouchant du Djebel Trouna (1389 m).
12h30
- Bombardement en semi-piqué en noria entre les falaises du Bou Sellam. Piqué, ressource de l’ordre de 2 G. Là c’est la précision qui compte, le pilote peut être accaparé par l’objectif (sorte de fixité sur l’objectif pour appliquer une dernière correction). Aussi le navigateur doit frapper sur l’épaule du pilote pour signaler le début de la ressource, dans notre cas, début du semi-piqué à 6.200 pieds, début de ressource à 4.500 pieds.
12h50
- Fin du bombardement, début du straffing.
À la deuxième passe, les deux moteurs accusent des ratés. Est-ce l’essence, réservoir à commuter ?
À priori, non, bon niveau. Un essai est effectué quand même. Les ratés persistent. Heureusement nous étions au haut de notre ressource car nous perdons de l’altitude pour avoir de la vitesse. Nous sommes trop bas pour sauter en parachute en faisant un roulé-boulé sur l’aile. Le pilote commandant d’avion, choisi le crash dans ce dédale de montagnes et de gorges. Il repère une sorte de plate-forme juste au-dessus du fond étroit du lit du Bou Sellam. Maintenant c’est la check-list qui compte.
Pilote, navigateur, mécanicien connaissent la procédure que chacun doit appliquer : c’est la mission qui prime, on ne pense pas à l’accident mais à l’exécution des consignes.
Pour moi, le point important, c’est de larguer la verrière, ni trop tôt, ni trop tard, une application qui empêche de penser à autre chose, c’est pareil pour le pilote qui doit "décrocher" au bon moment, à la hauteur idéale, le mécanicien après avoir calé ses mitrailleuses doit prendre la position de crash.
Juste au moment de larguer la verrière, je vois un cavalier s’enfuir. Croit-il que nous attaquons à très basse altitude ?
13h05
- C’est l’impact, le labourage, le nez de l’avion qui saute et c’est une excavatrice qui défonce le sol. Face au couloir, je reçois blocs de pierre et pelletées de terre. Au choc, c’est un film accéléré de tous les points-clefs de la vie, épouse, enfants, famille, moments heureux. Cela doit être pareil dans tous les accidents où la vie paraît se terminer !
Puis, c’est comme un grand calme. Mais le feu apparaît sur les ailes, le pilote semble inanimé, je le secoue, il se réveille. Il faut évacuer rapidement car le feu se propage, mais je le félicite au passage pour cet excellent crash, pas trop loin de l’objectif, à 18 km d’Akbou. Le mécanicien est déjà à l’extérieur muni de la carabine de survie. Nous nous réfugions sur une petite hauteur assez éloignée de l’avion. Notre ailier fait des passages afin d’interdire toute action de notre adversaire. À court de carburant, il sera remplacé par des avions de l’Aéronavale, des Corsair sans doute.
Au sol c’est quasiment un spectacle, feu intense, cartouches qui claquent, balles qui sifflent, fusées qui se déclenchent. Au bout d’une heure et demie, il ne restait que les bouts d’ailes et de queue, les moteurs s’étant détachés à l’impact. Ils seront retrouvés plus tard.
Deux heures après le crash, les troupes amies, des Cavaliers de Saumur, qui nous avaient vus en difficulté depuis leur piton sont sur place. Un drôle d’effet, car en avant, il y avait des adversaires prisonniers. Les Marins ont bien failli les mitrailler, heureusement la radio de l’ailier qui partait les a prévenus à temps.
Trente minutes après l’arrivée des secours, un hélicoptère de Sétif viendra nous prendre. Dommage, on avait déjà prévu la fête au poste des Cavaliers. Mais nous garderons le contact par la suite.
C’est un Broussard qui nous ramènera à la base, en début de nuit, mais nous aurons droit à une belle réception !
À noter que j’avais quitté l’avion en emportant, réflexe de navigateur, le log à moitié brûlé par la projection d’huile chaude, c’est pourquoi, j’ai pu reconstituer l’itinéraire et l’horaire de la mission sauf entre 11h36 et 11h53.
L’enquête ne pourra pas donner les raisons de l’accident. Les symptômes correspondent plutôt à une panne générale de l’allumage et certains pensent que le coffret de distribution, sous le logement du train avant, pourrait avoir été détérioré par une balle.
Encore le Broussard pour aller à l’hôpital de Constantine (Quancentina) juchée sur son cañon célèbre de l’oued Rummel traversant les monts de Constantine. Ville de 50.000 habitants à l’époque, perchée sur un rocher, véritable esplanade au-dessus d’impressionnants abrupts.
Résultats : pilote OK, navigateur, contusions multiples, mais bon pour le service, malheureusement, notre ami Bouvier ne pourra plus voler, la colonne vertébrale ayant été atteinte.
11 septembre 1957 : une mission écourtée, un camarade blessé qui ne volera plus sur avion de combat, un avion perdu (cela fait malaise), mais la joie de sentir cet esprit d’équipage et de rencontre tant d’amitié autour de soi !
Le 20 septembre, avec le Commandant Chesnais, notre patron, je reprenais les vols, reconnaissance et straffing sur la frontière tunisienne.
À mes compagnons de mission, à mes amis du Groupe 1/91 "Gascogne", en hommage à tous ceux qui n’ont pas eu notre chance lors d’un accident ou lorsqu’ils ont été abattus.
Marcel MASCETTI
Date de dernière mise à jour : 05/04/2020
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