Une mission mouvementée
Le 15 janvier 1965 fut pour moi un jour plein d’émotion et dont on se souvient toute sa vie.
À cette époque, j’étais pilote de chasse à la base aérienne de Cambrai. Après ma période de formation, j’avais été affecté à l’escadron 2/12 "Cambrésis". Depuis quelques temps, j’avais obtenu ma licence de pilote opérationnel (PO). Ceci veut dire que l’on m’avait jugé apte à remplir la fonction principale de l’unité. Cette mission est la défense aérienne, elle consiste à intercepter, contrôler et éventuellement faire atterrir tout avion intrus qui survolerait notre espace sans autorisation. Rappelons qu’à cette époque nous étions en pleine guerre froide. La surveillance devait être constante et il fallait pour cela des pilotes entraînés.
La 12ème escadre, à laquelle mon escadron est rattaché, est équipée de Super-Mystère B2. Les premiers Mirage viennent d’arriver sur les bases de Dijon et de Colmar ; notre appareil n’est donc pas de la première jeunesse. Sa vitesse maximum n’est que de Mach 1.35, et encore en piqué. Par sa bonne maniabilité à haute altitude, il semble suffisamment performant face aux avions en service à ce moment-là. Son défaut principal est sa consommation de carburant très élevée et donc une autonomie limitée. Il est aussi démuni de radar, il ne peut donc être utilisé que de jour.
Pour intercepter un hostile, nous sommes dirigés par une station de détection au sol qui donne toutes les informations cap et altitude pour nous orienter jusqu’au visuel par le pilote. À partir de ce moment, c’est lui qui prend en charge la suite des opérations.
La tactique d’intervention consistera à venir se placer dans les arrières de l’ennemi pour pouvoir utiliser ses armes, en l’occurrence des engins infrarouges, ou les deux canons de 30 mm qui équipent notre jet. En temps de paix, la mission sera réussie si le pilote situé derrière l’autre avion, pourra maintenir le point de son collimateur sur son objectif pendant au moins deux secondes. Ce détail sera confirmé par l’exploitation de la caméra de notre viseur. À raison de 10 obus par seconde et par canon, pendant ces deux secondes 40 obus pourraient être tirés.
Acquérir la bonne position est déjà très difficile à réaliser. Et ne garantit pas un avantage absolu, le pilote placé devant va effectuer toutes sortes de manœuvres, parfois brutales, pour échapper au tir de son adversaire.
En temps de paix, l’entraînement, à ce type de mission, consiste à envoyer deux patrouilles en vol. L’une sera attaquante et l’autre assurera la défense. Les avions étant identiques, il en est de même des performances. Généralement, celui qui aura manié parfaitement son appareil sortira vainqueur de l’épreuve.
La réussite de ces missions de combat demande beaucoup d’expérience. Elle ne peut s’acquérir qu’en accumulant des heures de vol, cela exige plusieurs années. Ainsi un élève qui commence sa formation de pilote de chasse se verra consacrer chef de patrouille sept ans plus tard et à la condition qu’aucun incident ou accident n’ait perturbé sa progression.
Après ce petit préambule, revenons à notre journée du 15 janvier.
Mon commandant d’escadrille a programmé un entraînement de combat à haute altitude contre un autre pilote de mon escadron. C’est un chef de patrouille confirmé. Je ne me fais pas trop d’illusions sur l’issue de la mission, mais j’ai bien l’intention de me défendre le mieux possible.
Nous décollons en début d’après-midi. Après transfert sur la fréquence du radar de défense aérienne, nous sommes séparés jusqu’à la perte du visuel. À ce moment-là, nous sommes à 40.000 pieds (12.000 m) quelque part au sud de Boulogne. J’aperçois entre les nuages la côte d’opale.
Quelques minutes plus tard, le contrôleur nous met en rapprochement. Il faut acquérir le visuel sur l’autre avion le plus tôt possible afin de réaliser la manœuvre idéale qui me permettra d’avoir un avantage sur l’adversaire et remporter la victoire, fictive bien entendu, nous sommes en temps de paix.
J’ai aperçu l’appareil, mais lui aussi hélas ! Le combat va être difficile à gagner. Effectivement après quelques minutes, je suis dans une position critique, mon leader est dans mes arrières, je n’ai plus qu’un moyen : exécuter des virages serrés à droite et à gauche à la vitesse minimum. Tout ceci dans l’espoir de faire passer l’adversaire devant moi. S’il fait une fausse manœuvre, je pourrai obtenir l’avantage.
Faire évoluer un avion à vitesse faible en effectuant des virages serrés est une chose risquée ; je suis à la limite du décrochage. On m’a expliqué qu’il est extrêmement difficile de se sortir d’une vrille sur les appareils avec des ailes en flèches comme le SM-B2. Il me faut donc rester vigilant. Perdre un combat, je m’en remettrai, perdre un avion, j’aurai du mal à convaincre mes supérieurs de ma non-culpabilité si cela devait arriver.
J’essaie, malgré tout, de faire évoluer mon B2 le mieux possible. Je sens vibrer mon appareil, je suis vraiment tout près du décrochage. À peine quelques secondes plus tard, il effectue une abattée. Ce terme technique veut dire que la vitesse, et donc la portance est devenue insuffisante pour assurer la sustentation de mon appareil. Pour ne pas partir en vrille, je rends la main, je l’accompagne dans ce mouvement vers le bas avec ma commande de profondeur. Le nez vers le sol presque à la verticale, l’avion se met à tournoyer vers la gauche. La vitesse augmente rapidement, j’essaie d’arrêter le roulis en inclinant le manche à droite, impossible, la poignée est bloquée, la rotation s’accélère. Il faut faire quelque chose. En désespoir, je tire sur la commande de profondeur, le nez de mon appareil remonte sur l’horizon, je suis soulagé ! Maintenant, l’avion effectue des tonneaux plus ou moins horizontaux, je ne peux toujours pas arrêter cette rotation.
Je signale mes ennuis à la radio. Quelques minutes plus tard je suis en contact avec le responsable des opérations de la base. C’est un ancien, il va pouvoir me conseiller et peut-être me dire comment sortir de ce mauvais pas. L’idée qui vient à son esprit : mon avion a eu un givrage des vérins de gauchissement. Rappelons pour les non-initiés qu’à 12.000 m la température moyenne est de -56 °C. Si de l’eau s’est infiltrée près des commandes elle se transforme en glace très rapidement.
Ce chef me demande de descendre en dessous de l’iso 0 °C, c’est l’altitude à laquelle la température de l’air redevient positive.
Avec un avion possédant toutes ses commandes ce serait facile, mais ici cette manœuvre semble désespérée. En plus de mon gauchissement bloqué qui m’entraîne en rotation, il y a une couche nuageuse presque complète soit 7/8ème de cumulus s’étageant de 1.000 à 3.500 m environ.
J’essaie de stopper l’appareil en contrant l’effet de roulis avec la commande de direction, le système de réglage (trim) et mon pied droit sont à fond à droite pour annuler cette giration. C’est insuffisant, je parviens juste à ralentir le mouvement. Par moment en forçant de toutes mes forces sur la poignée de gauchissement j’arrive à le stabiliser. Cet effort est épuisant, je suis obligé de m’arrêter ; l’avion repart aussitôt en rotation.
Il faut que je traverse cette couche nuageuse le plus rapidement possible, le pétrole commence à diminuer. Tout en surveillant mon horizon artificiel, je rentre dans les nuages. En absence de tout repère visuel extérieur, il ne faut pas que je perde le contrôle de mon appareil. La traversée a tellement été éprouvante que maintenant j’ai du mal à restituer les gestes que j’ai pu effectuer pour assurer ce passage dangereux.
Il y a maintenant trente minutes que je tourbillonne dans le ciel du nord de la France, je viens de traverser la couche de nuage et, miracle ! Je vois la piste d’atterrissage en-dessous. Je dois prendre une décision immédiatement, la jauge carburant indique que je n’ai plus que 50 litres restants, soit deux à trois minutes de fonctionnement du réacteur. Je réduis le réacteur et sors le train d’atterrissage. Deuxième miracle, à vitesse faible, train sorti, je peux diriger l’avion avec la gouverne de direction. J’effectue un large virage par la gauche en descente de façon à me retrouver aligné sur la piste. Après avoir effectué la moitié du virage, le réacteur s’arrête. Heureusement, je n’ai sorti que 30° de volets au lieu des 45° habituels ceci me permet de planer à vitesse plus faible sans freiner l’avion inutilement.
Il faut que je puisse rejoindre la piste coûte que coûte, cet avion n’a pas été prévu pour se poser sur l’herbe et je suis maintenant trop bas pour m’éjecter. Je guide toujours l’avion à l’aide du palonnier. Enfin, j’arrive sur l’overrun (les cent premiers mètres bétonnés qui précèdent la piste d’atterrissage). Je touche des roues sur cette partie, la chance était de mon côté, j’ai réussi. Après la sortie du parachute, l’avion s’arrête presque à mi-piste.
Je n’ai que le temps d’ouvrir la verrière, les pompiers et l’ambulance arrivent à ma hauteur. Le médecin m’invite pour un examen médical. Je me sens juste un peu fatigué. Effectivement, arrivé à l’infirmerie, après auscultation par le toubib, j’ai le cœur qui mouline encore à 130, je ne suis pas un champion de la performance physique, mais comme tous les pilotes, je pratique assidûment le sport.
Après quelques minutes de repos, le médecin m’autorise à partir. Je suis appelé au bureau du commandant d’escadre. Après le salut réglementaire, le chef m’interpelle :
- « Pourquoi avez-vous tardé à descendre en dessous de l’iso 0 ? Le problème aurait été résolu plus tôt. »
Je reste coi ou plutôt je dois bafouiller quelques mots dont je n’ai plus aucun souvenir. C’est à ce moment-là qu’entre dans le bureau le chef mécanicien. Il annonce, tout de go :
- « Mon commandant ce n’est pas un givrage, le manche est toujours bloqué. »
Le visage du chef devient soudainement plus grave, puis se tournant vers moi :
- « Bien joué vous avez fait du bon travail. ».
De retour dans mon escadron je suis entouré par mes camarades pilotes qui me demandent ce qui s’est passé. Après mes explications, ils me disent tous que j’étais fou, j’aurais dû m’éjecter. Il est vrai que si j’avais perdu le contrôle de l’avion au cours de la traversée des nuages j’aurais sans doute été dans de graves difficultés. J’aurais pu me trouver hors des limites d’éjection. Le siège du B2 demande d’être au minimum à 500 m du sol en vol horizontal pour réussir sa sortie. Avec un avion en descente rapide il faut y ajouter une hauteur variable, fonction de l’importance du taux de chute.
Pendant ce temps, l’avion a été amené dans un hangar pour une étude de la panne. Après démontage des portes de visites, on retrouve une clé de mécanicien coincée dans un trou de cloison de l’aile. Cette clé empêche tout déplacement de la tige rigide qui, partant du manche du pilote, va commander le vérin qui actionne la gouverne de gauchissement.
Le soir venu, tout l’escadron est rassemblé autour de la table de la salle de repos pour un pot. Avant de trinquer le commandant d’escadron prend la parole :
- « Je sais que notre métier est parfois difficile, nous pouvons faire des erreurs et nos chefs ne nous épargneront pas, mais aujourd’hui le sergent-chef Bridonneau a montré que nous pouvons faire des choses qui paraissent impossibles, ne ratons pas cette occasion pour fêter cet événement, à votre santé Bridonneau. »
André BRIDONNEAU
Lettre d’attribution de points positifs
Attribution de 30 points positifs, par le général de corps aérien Ezanno, commandant la Défense Aérienne et commandant Air des forces de Défense Aérienne pour le motif suivant :
Pilote de SMB2, le 15 janvier 1965, au cours d’un vol d’entraînement effectué à Cambrai, a été victime d’un blocage d’ailerons qui a entraîné l’avion en tonneaux incontrôlables. Par son sang-froid a réussi, malgré la traversée d’une couche nuageuse à poser son avion sans aucun dommage et ceci au bout de trente minutes d’efforts intenses.
Date de dernière mise à jour : 12/04/2020
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