Un jeu d'allumettes
Au Centre d'Essais en Vol, à Brétigny, j'ai été impliqué dans les essais des deux radars spécialisés pour la basse altitude qui permettaient de faire du suivi de terrain. Ces radars prototypes concurrents avaient pour noms Antilope (EMD) et Cobra (CSF).
Le vainqueur de la compétition devait équiper le futur avion d'assaut de l'Armée de l'air, au-delà de l'avion "École et Appui Tactique" Jaguar qui n'existait alors que sur le papier (le F1 était encore dans les limbes, sans aucune reconnaissance officielle).
On parlait de Dassault F2, F3 ou G. Ce futur gros chasseur devait être capable, grâce à son radar multifonctions, de se faufiler dans le relief pour échapper à la détection des radars de surveillance de l'ennemi.
Des Vautour bancs d'essais
Après quelques essais probatoires de maquettes sur B-26, les radars prototypes devaient être montés sur un avion de combat plus moderne et plus véloce. Il fallait aussi un gros nez pour y coller les imposants radômes.
Le SO 4050 Vautour IIN, biplace chasseur de nuit comme chacun sait, fut choisi en raison du volume qu'il offrait pour le logement de l'instrumentation d'essais. Deux appareils, le 351 et le 363, étaient, à l'automne 1965, en cours de modification dans les Ateliers Industriels de l'Aéronautique de Clermont-Ferrand.
J'ai effectué les vols de sortie de chantier et, pendant deux ans, la plupart des essais, en les "prêtant" cependant un petit peu. On reconnaissait ces deux Vautour, sans bien les distinguer l'un de l'autre, à leurs grands "pifs" noirs très pointus.
Le Centre d'Essais en Vol a utilisé des Vautour comme bancs d'essais, notamment de radars, pendant 30 ans.
Appelés à voler à basse altitude, ces appareils avaient été équipés de sièges Martin-Baker. Pour le reste, c'étaient de bons Vautour comme tous les autres : parfumés au kérosène quand on en faisait le tour lors de la visite avant vol (parce que les réservoirs structuraux pissaient toujours un peu quelque part), à l'accès périlleux avec ces grandes échelles de plus de trois mètres.
La fonction de suivi de terrain consistait, vue du pilote (humain, en l'occurrence, automatique, à terme), à lui donner des ordres pour passer en vol horizontal, à une hauteur de consigne, au-dessus de l'obstacle qui se trouvait sur sa route. Pour lors, les ordres étaient affichés sur un écran cathodique au-dessus de la représentation que donnait le radar de ce qu'il détectait dans le plan de symétrie de l'avion, au cours de son balayage vertical.
Nous voyions donc des échos, plus ou moins granuleux, qui matérialisaient le profil du terrain. Un signal en forme de "ski", venant s'appuyer sur ces échos, représentait, en quelque sorte, la zone de danger en bordure de laquelle nous maintenaient les calculs du radar.
Les ordres eux-mêmes étaient donnés par un jeu de petites barres. Voyez, en imagination, trois allumettes placées horizontalement, les deux latérales à la même hauteur et laissant entre elles la place à celle du milieu.
Le job consistait à maintenir l'allumette du milieu à la hauteur des autres en agissant sur le manche dès que l'on détectait un petit écart indiquant, suivant le sens, qu'il fallait cabrer ou piquer.
Essais en vol
Nous avons commencé par voler sur la plaine à 1000, 500, puis 300 pieds qui est devenue la hauteur courante.
En place arrière l'expérimentateur d'essais jouait du tournevis pour trouver les bons gains, les bons "dt" et autres paramètres qui concouraient à obtenir des hauteurs constantes avec des ordres correctement filtrés.
Chemin plat faisant, nous avons vérifié que la situation était vivable en l'absence d'écho, comme sur une mer plate, en nous appuyant sur la radiosonde. En somme, nous agitions devant nous une canne d'aveugle et nous tendions, en même temps, une béquille de sécurité. L'une ne devait pas faire des croche-pieds à l'autre, c'était à confirmer.
Ceci étant acquis nous sommes passés à des obstacles que je baptiserai de géométriques. Nos deux obstacles géométriques de base étaient la marche d'escalier et l'obstacle isolé dans le ciel : on trouvait le premier à l'état naturel dans le Pays de Caux et le second, très artificiel, dans la plaine du centre de la France avec les antennes d'Allouis.
Entre Fécamp et Saint-Valéry-en-Caux, la falaise a juste 300 ft de haut. Pour la sauter, nous arrivions de la mer au niveau des vaches qui paissaient en haut dans les prairies et nous attendions d'avoir les ordres : d'abord à cabrer, puis à redescendre le nez. Ces ordres nous faisaient passer à la verticale du mur crayeux en palier 300 pieds au-dessus.
Côte d'albâtre (France-Voyage.com)
Nous avons essayé les différentes lois de pilotage, la plus soft faisait cabrer puis rendre la main gentiment et très tôt, la plus hard faisait dépasser les 2 g en cabré et flirter avec 0 g en piqué. Nous avons opté pour une loi moyenne qui nous faisait grimper la marche en la contournant d'assez près tout en nous limitant à 1,8 et 0,6 g (avec la précision toute relative de mes souvenirs).
Il est arrivé, une fois, qu'il n'y ait pas d'ordre à cabrer. J'ai attendu que ça vienne jusqu'au moment où, ayant trop de blanc devant moi et commençant à pouvoir identifier un veau dans le trait vert au milieu du pare-brise, il fallait dégager franchement. J'ai alors tiré allègrement 3 g pour un peel-off qui m'a fait monter à plus de 2.000 pieds. C'est ce qu'on appelle l'effet tremplin.
Les antennes d'Allouis
Antennes d'Allouis, hauteur 350 m
Je suis toujours étonné de rencontrer des gens qui ne connaissent pas les antennes d'Allouis, pas loin de Vierzon. Ce sont pourtant des pylônes hauts comme la tour Eiffel qui ne passent pas inaperçus. Nous avions choisi un de ces mâts de 1.000 ft, avec un itinéraire bien balisé au sol, pour y arriver et le sauter toujours au même cap.
Dans le scope il n'y avait qu'un plot, assez velu quand même, celui du sommet où se rejoignent les haubans les plus hauts qui grimpent du sol à 45°.
Nous courions donc sur la plaine à 300 ft, le ski se rapprochait du plot tandis que je voyais arriver ce sommet du pylône, haut au-dessus de mon nez. Quand le ski touchait le plot, ordre à cabrer, 1,8 g jusqu'à prendre 30° d'assiette. À 600 ft, par-là, déjà l'ordre de rendre la main, 0,6 g. Le sommet du pylône disparaissait sous le nez ; pourvu qu'on n'aille pas s'y râper le bide !
1.000 ft, ouf, c'était passé. On était toujours en train de pousser sur le manche. À 1.300 ft, toujours 0,6 g, on traversait l'horizontale et on redescendait aussi sec. Le pylône était bien là, en dessous, à la verticale. Alors, on piquait pour aller se mettre, de nouveau, à raser la planète. Ressource vers 700 ft et on stabilisait à 300 ft sur la plaine.
Ce jeu de saute-mouton à 300 kt était assez excitant. Quand il m'arrive aujourd'hui, en voiture, de passer près de ces antennes d'Allouis, j'ai un petit moment de nostalgie.
Après avoir bien étudié et mis au point le saut du point isolé, nous avons fait des passages décalés sur le côté de ce même obstacle
C'était bien beau de sauter le pylône bien visé, mais il eut été très regrettable de se payer les haubans, invisibles au radar, sous le prétexte que le mât n'était pas pile dans l'axe ! C'est ce qui se serait passé avec un diagramme de rayonnement filiforme. En réalité, nous agitions, de bas en haut et de haut en bas devant nous, non pas une canne, mais une espèce de pinceau plat plus étalé en largeur qu'en hauteur.
Regardé de travers, l'obstacle isolé dans le ciel renvoyait encore quelque chose de l'énergie dont on l'aspergeait, suffisamment pour nous faire un peu monter, puis descendre, plus tôt en fait, lorsque le plot venait à s'évanouir.
Les trajectoires obtenues en passant sur le côté avec des écarts croissants culminaient de moins en moins haut. Les points hauts dessinaient un gabarit, en forme de chapeau de gendarme, qui enveloppait d'assez loin et de façon satisfaisante la nappe des câbles de haubanage. La sécurité était ainsi assurée grâce à un pinceau correctement évasé.
Dans la nature
Après cette mise au point systématique, nous sommes passés au suivi d'un terrain naturel que nous avons trouvé à une distance raisonnable de Brétigny.
Le parcours choisi nous faisait partir à une dizaine de kilomètres au sud de Nevers et débouler sur la banlieue d'Autun après avoir sauté le sommet du Morvan, au Bois-du-Roi, à 1.000 m d'altitude, mais toujours à 300 ft sol. Nous emportions un pétrole suffisant pour faire le crapahut trois fois au cours d'une mission qui durait cent minutes.
Pour faciliter les restitutions et les comparaisons nous suivions le trajet avec la plus grande précision. Nous avions photographié les lieux et enregistré les points de repère. Nous connaissions par cœur ce parcours de steeple-chase, de ce château d'eau à ce gros chêne puis à cette découpe dans la crête, etc.
Certains paysans, du côté de Moulins-Engilbert, ont dû nous maudire, d'autant plus que nous nous étions imposé la discipline de voler à deux avions. Un Mirage III B nous accompagnait avec deux paires d'yeux supplémentaires pour surveiller le ciel et découvrir éventuellement la présence d'intrus sur notre trajectoire.
Nous avions tracé un second parcours en travers des Vosges, un peu plus escarpé et un peu plus tourmenté, mais je ne l'ai jamais enfilé qu'une paire de fois; il fallait aller se poser à Colmar.
Les deux programmes se déroulaient parallèlement et je passais indifféremment d'un radar à l'autre. Je n'ai jamais décelé de différence patente et je n'ai jamais été gêné bien que les ordres aient été systématiquement inverses. Cela mérite une explication et un commentaire.
Un point de vue de pilote
Pour l'un des deux radars, la version définitive devait regarder ce qui se passait dans trois couloirs : le couloir central et deux couloirs latéraux voisins. Des ordres différents auraient été élaborés pour chacun de ces couloirs, et l'on aurait montré au pilote, avec ces ordres, quelque chose qui ressemblait au profil du terrain en travers, vu de sa place.
Cette présentation était susceptible de lui suggérer d'appuyer du côté où serait éventuellement apparu un col sous un sommet.
Suivant cette logique, les trois barres mobiles ne pouvaient aller qu'en bas pour indiquer qu'il fallait descendre.
Tant que j'ai suivi le développement de ce programme, cette vision trilogique des choses n'a pas été explorée pratiquement et je ne sais pas si l'on y est allé voir par la suite. Toujours est-il que nous n'utilisions que le couloir central, mais en gardant la philosophie de présentation, l'allumette du milieu en dessous voulait dire « Pousse sur le manche ».
L'autre constructeur avait gardé la pratique de présentation de l'horizon artificiel : la maquette de référence fixe au milieu et les barres mobiles de part et d'autre. Si bien que la barre centrale en dessous voulait dire « Tire sur le manche », exactement l'inverse.
Je n'ai jamais été mis en difficulté par cet antagonisme, pas plus et pas moins que les autres pilotes qui ont tâté de la chose. On voyait bien ce qui voulait bouger et ce qui était fixe. Il s'établissait, tout de suite en début de vol, comme une petite boucle spéciale qui allait des yeux à la main, chaque fois avec la logique appropriée.
Je suis convaincu, après cette expérience, que le cerveau humain est très immédiatement, très facilement et très largement adaptable. Certains ingénieurs paraissaient en faire fi lorsqu'ils allaient chercher des trucs très tarabiscotés, sous le prétexte d'alléger la charge du pilote... avec la complicité éventuelle de l'État-major. C'était un peu dommageable du temps du tout mécanique. Aujourd'hui, l'informatique permet beaucoup de choses, sans prise de poids, et c'est tant mieux : il y a, en quelque sorte, transfert de logiciel de l'homme à la machine.
Autre constatation : l'ordinateur humain est multifonctions. La boucle, établie comme un automatisme entre le coin de l'œil et la main du pilote, lui laisse la liberté de regarder dehors et de surveiller ses instruments.
Après tout il n'y a peut-être là rien de très révélateur : nous sommes bien capables, en voiture, de suivre le tracé d'une route sinueuse tout en voyant la voiture qui vient derrière ou tout en surveillant le compte-tours.
Aucun pilote n'aurait été capable, en vol à vue mais sans aide, de coller aussi bien au terrain, en grimpant au moment optimal, en redescendant tout de suite derrière les crêtes et en ne subissant pas l'effet tremplin que connaît celui qui se laisse surprendre par l'obstacle.
En guise de conclusion
Cette expérience du suivi de terrain nous a montré que la chose était très faisable et facile à maîtriser pour un pilote, d'autant plus qu'en version opérationnelle on lui aurait affiché les ordres dans le viseur et non pas au fond d'une espèce d'inhalateur.
Je ne voyais pas la nécessité d'un couplage au pilote automatique, mais j'aurais sans doute changé d'avis si j'avais eu le plaisir d'aller plus loin dans cette intéressante aventure.
J'imaginais que l'on aurait pu concevoir un radar plus petit, mono-fonction, qu'on aurait pu accrocher sous une aile, de Jaguar par exemple. Éventuellement à l'avant d'un bidon de pétrole. Ce devait être une vision simpliste !
Les radars Antilope et Cobra étaient des usines à gaz. C'est qu'ils devaient aussi, et en même temps, donner une image du sol.
Pour ceux qui connaissent aujourd'hui le balayage électronique, les mécaniques de ces bijoux de l'époque doivent faire penser aux dinosaures, voire aux trilobites.
Pour bien faire son travail en visualisation, le pinceau plat du radar devait, non seulement balayer horizontalement, mais, de plus, avoir sa minceur dans le plan vertical, cette fois. Pour passer du suivi de terrain à la visu, le faisceau de l'antenne devait donc pivoter de 90° autour de l'axe de l'avion avant de changer de balayage.
Pour Cobra, qui avait une antenne classique accrochée en porte-à-faux, le jeu de moteurs, de compas et de joints toriques était assez impressionnant.
Mes souvenirs me disent que le signe de croix du cycle balayage vertical-balayage horizontal prenait deux secondes. À ce rythme, ça chahutait pas mal dans le nez ; en place pilote, on ressentait dans les pieds les cognements du bazar.
L'Antilope avait une antenne "déformable" de type Cassegrain. Pour faire remuer le seul plateau plan, réflecteur, polariseur et léger, on pouvait se satisfaire d'attelages plus modestes et tout ça gigotait sans nous secouer. Je suppose, cependant, que l'on a eu plus de mal avec les lobes secondaires, mais j'avoue n'y avoir pas mis le nez.
Avant de sortir du développement de ces programmes, en 1967, j'ai fait quelques vols pour la mise au point de la visu. Bien qu'ayant posé mes fesses en place arrière une paire de fois, je n'ai rien de particulier à en dire. Il faudrait plutôt questionner les quelques camarades du CEAM, que j'ai trimbalés en suivi de terrain, très curieux qu'ils étaient de faire des comparaisons avec ce que donnait le Cyrano II du Mirage III E qui arrivait, à l'époque, à la maturité opérationnelle.
Alain BROSSIER
Extrait de "Pionniers" n° 161 de novembre 2004
Date de dernière mise à jour : 06/04/2020
Ajouter un commentaire