Un atterrissage intempestif
Avion américain U-2 à Sverdlovsk, le 1er mai 1960
Lorsque dans les premiers jours de mai 1960, la presse russe annonça que l’avion U-2 serait exposé dans un pavillon du Parc Gorki, avec une journée, le 11 mai, réservée au Corps Diplomatique, les Attachés Militaires et surtout parmi eux, les aviateurs, se jurèrent d’y aller, coudes au corps, dès l’ouverture des portes.
L’atterrissage forcé, à deux mille kilomètres à l’est de Moscou, de cet appareil piloté par Gary Powers, le 1er mai 1960, avait fait un bruit énorme dans le Landerneau diplomatique. Ce n’était pas le premier survol de l’U.R.S.S. Les pilotes américains avaient une grande confiance en cet avion, au point de baptiser ces missions à risque « the milk run », traduction libre « la promenade du laitier ».
À l’automne de 1959, lors d’une visite officielle de Richard Nixon, Vice-Président des Etats-Unis, en U.R.S.S., les Américains avaient osé faire survoler Kiev – où Khrouchtchev avait accompagné Nixon – par un avion U-2 parti de Samsun sur la côte turque de la mer Noire. Monsieur K. avait piqué une colère bleue. « Comment, dit-il à Nixon, osez-vous vous livrer à pareille muflerie ! Vous êtes mon invité, je vous loge, je vous nourris et le gouvernement américain m’expédie un avion espion ! »
Le fond de l’affaire, c’est que les Russes étaient atrocement vexés d’être totalement impuissants contre cet appareil qui volait à plus de vingt mille mètres.
Les prémices de cette ténébreuse affaire furent très mystérieuses. Ce 1er mai 1960, les Attachés Militaires des cinquante-huit nations représentées à Moscou se tiennent debout sur une plate-forme qui surplombe la Place Rouge d’un bon mètre.
De là, à faible distance du Mausolée de Lénine, il est facile de voir et de reconnaître les autorités civiles et militaires sur la terrasse dudit Mausolée.
Or, quelques minutes après dix heures, début du cérémonial, un officier s’approche du Maréchal Verchinine, grand maître de l’aviation de toutes les Russies, et lui dit quelques mots. Le Maréchal se retire et ne revient plus. Après coup, il est facile d’affirmer que le Maréchal vient d’apprendre la chute de l’U-2, aux premières heures du matin.
Pendant quelques jours, ce fut le mutisme complet. Chez les Russes on a dit – la chose paraît plausible – qu’il y eut deux tendances : la tendance Mikoyan, partisan d’une élimination silencieuse du pilote américain, et a contrario celle de Monsieur K., désireux de révéler à la face du Monde la perfide conduite des méchants espions américains. En fait, Monsieur K. n’avait qu’une idée : torpiller la conférence qui devait se tenir à Paris le 16 mai, les parties prenantes étant les États-Unis, l’U.R.S.S., la Grande Bretagne et la France. L’U.R.S.S. s’y présentait les mains vides. Faire échouer la Conférence, sous le prétexte de l’offense américaine, c’était de bonne guerre pour éviter un affront diplomatique.
Ce fut une surprise, le 11 mai au Parc Gorki, de découvrir, avec son allure de planeur aux ailes longues et étroites, l’U-2 presque intact avec seulement quelques écorchures sous le fuselage, dues à un atterrissage rugueux.
Un U-2 semblable à celui abattu (Wikipedia)
Premier test : les Russes ayant fait une ouverture dans la tôle du fuselage, on pouvait voir que l’appareil s’était posé moteur arrêté : en effet les ailettes des turbines étaient rabattues vers l’arrière, sur un secteur de quarante degrés environ en partie basse du moteur, alors que le reste – flancs et partie haute – était intact. Il y avait donc eu une extinction de tuyère, panne fatale qui n’avait rien de commun avec un éventuel coup de missile sol-air, qui aurait à vrai dire transformé en chaleur et lumière pilote et avion.
Restes de l'épave de l'U-2, conservés au musée central
des forces armées à Moscou (Wikipedia)
L’U-2 était posé sur des billots, car il perdait au départ tout l’appareil de décollage, une roue à l’avant, l’autre à l’arrière du fuselage et deux balancelles d’équilibre latéral en bout de plans. Tout l’ensemble restant au sol, au retour de mission l’U-2 se posait, très allégé, sur une piste gazonnée.
Les Russes avaient développé en négatif sur plaque de verre les photographies déjà prises. Le pilote, parti de Peshawar dans le Nord du Pakistan et devant atterrir à Bodö (base de l’O.T.A.N. sur la côte de Norvège) avait accompli la moitié de sa mission (au total près de sept mille kilomètres).
L’équipement photographique était remarquable : un appareil vertical, deux obliques, avec un mètre de focale. Powers avait survolé une base de quadrimoteurs et on pouvait voir à l’œil nu, tant la netteté était parfaite, les images en blanc des avions (quelques millimètres) avec les protubérances de moteurs. Seul un farceur aurait pu prétendre voir les hélices.
La presse persista à écrire que l’U-2 avait été abattu par l’artillerie antiaérienne du général Voronov. Les Américains n’apportèrent aucun démenti. Je n’eus le fin mot de l’histoire qu’en 1963. Cette année-là, au cours d’un voyage du Centre des Hautes Études Militaires aux États-Unis (le groupe des généraux et colonels fur reçu sur les gazons de la Maison Blanche par le Président Kennedy, le 26 mars), je retrouvai, au cours d’une réception au State Department, Monsieur T., l’Ambassadeur américain qui avait quitté Moscou en 1961 et qui donnait dans sa superbe résidence moscovite de « Spaso House » de magnifiques séances de cinéma grand écran. Je lui fis part de mes doutes. « Les Russes, me dit-il, étaient tellement ulcérés par nos incursions aériennes que nous n’avons pas voulu remuer davantage le fer dans la plaie. Nous leur avons laissé cet os à ronger ».
Dénouement de cette aventure, le procès de Powers se déroula le 15 août et les jours suivants, sous la houlette du Procureur général Roudenko, lequel n’y alla pas de main morte pour flétrir la perfidie américaine et le dollar, source de toutes les corruptions.
Francis Gary Powers en 1960 (Wikipedia)
Francis Gary Powers, après sa capture par les Soviétiques (Wikipedia)
Épisode comique, les Russes crurent bon de faire comparaître les trois ouvriers agricoles, témoins oculaires de la chute de l’U-2. Ces jeunes gens, timides et embarrassés, étaient inaudibles et ridiculement accoutrés de costumes neufs identiques, coupés rapidement pour le procès par un tailleur qui n’avait pas économisé le tissu !
Sept ans de prison fut le verdict. Powers fut échangé au printemps de 1962 contre l’espion russe « colonel Abel », qui tenait à New York une boutique de photographie. Son séjour dans les geôles soviétiques fut ainsi heureusement écourté.
Dans la suite des temps, la mise en service des satellites d’observation, porteurs d’une optique encore plus performante que celle de l’U-2, mit fin à ces périlleuses missions. Avantage suprême de ces nouvelles techniques, elles ne créent pas d’incident diplomatique.
Postface : des versions plus récentes de cet épisode de la Guerre Froide mentionnent que les Soviétiques ont tiré sur l'avion, mais n'auraient pas réussi à l'atteindre, notamment en raison de son altitude. De plus il est avéré que l'avion était en assez bon état, ce que le présent récit confirme ; s'il avait été touché par l'avion de chasse envoyé à sa poursuite, il aurait été bien plus endommagé. A fortiori s'il avait été touché par un missile... Dans cette histoire, deux superpuissances sont prises en flagrant délit de mensonge, ce qui n'a finalement rien d'étonnant.
Le nom de « U2 » a été rendu célèbre par le groupe de musique du même nom. Le chanteur Bono l'aurait choisi car il est né en mai 1960, quelques jours après la capture de l'avion.
Henri JEAN
Récit paru dans le n°136 de la revue de l’Association des anciens élèves de l’École de l’Air, Le Piège, en mars 1994
Date de dernière mise à jour : 29/05/2022
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