Supersonique à basse altitude
Vous avez sans doute vu la troisième version des Chevaliers du ciel, le film de Gérard Pirès sorti sur nos écrans en novembre 2005. Un des deux héros, joué par Benoît Magimel, passe le mur du son en très basse altitude au-dessus du territoire djiboutien ! Oui, cela peut se produire réellement, et pas pour les besoins d'un film ! En effet, cela m'est arrivé lors de ma première campagne de tir sur avion d'armes, à savoir avec le "Grand 2/4 La Fayette", en mai 1972 à Solenzara. Voici dans quelles circonstances.
Affecté directement sur Mirage III (sans passer par la case "vieillissement" sur Mystère IVA, Vautour, SM-B2 ou F-100) à la sortie de Cazaux, en octobre 1971 (ce qui était réservé aux un ou deux premiers de promotion à cette époque), j'arrive à l'EC 2/4 "La Fayette" de Luxeuil en février 1972, après une transformation longue à l'ECT 2/2 "Côte-d'Or" de Dijon (70 h en biplace et 7 en monoplace).
Trois mois plus tard, avec à peine 50 h de Mirage III E au compteur, je pars avec l'escadron à Solenzara, du 8 au 26 mai 1972, pour faire parler la poudre.
À 8 h30, chaque matin de ce mois de mai, tous les pilotes, exceptés ceux qui ont été programmés la veille pour tirer au premier créneau, sont réunis en salle d'ops pour le briefing météo. À cette période de l'année, en Corse, le sous-officier prévisionniste n'a pas la tâche trop difficile : mis à part, parfois, un nuage cumuliforme accrochant les Aiguilles de Bavella, son souci majeur est la prévision du vent. Celui-ci, quand il force, souffle par le travers de la piste et rend l'atterrissage délicat, voire impossible.
Après la météo, le drille en fonction, c'est-à-dire celui des deux qui a la charge d'établir les ordres de vol, présente en quelques mots l'activité aérienne du jour puis pose une question à un jeune pilote, opérationnel ou à l'instruction. Seul encore dans cette dernière catégorie puisque "Zitoune" vient d'aller chercher son insigne d'escadrille au fond d'un verre, je suis souvent interrogé. Généralement, le commandant d'escadron clôture le briefing par une information qu'il a reçu la veille du commandant de base ou par une directive concernant la vie de l'escadron sur base ou après le travail.
L'activité est rythmée par le nombre de remorqueurs de cibles, les biroutiers : trois le matin sur lesquels tirent trois patrouilles de deux avions et trois l'après-midi. Au total, si tout se passe bien, l'escadron a effectué 36 sorties de tir et 6 sorties de biroutiers. Les mécaniciens et surtout les armuriers ne chôment pas. Et quand on pense que chaque pilote tire en moyenne 60 obus de 30 mm d'exercice par mission, faites le calcul, cela fait 2160 obus par jour et ce, pendant 15 jours ouvrés ! Pour ma part, je n'ai pas encore tiré sur Mirage III, les trois premiers mois à Luxeuil ayant été consacré à me mettre à niveau.
La moitié de mes 16 vols d'avril sur le continent sont des simulations au tir sur cible remorquée de type Soulé, en vue de la campagne du mois suivant. Bien sûr, la vitesse reste subsonique car, bien qu'à des altitudes de plus de 10.000 m, nous évitons de perturber les populations laborieuses.
À l'époque, les vols supersoniques sont encore autorisés au-dessus de 36.000 pieds. Rapidement, ils seront interdits au-dessous de 40.000 pieds puis complètement interdits au-dessus du pays, quelle que soit l'altitude. Seuls les vols de contrôle moteur, indispensables à la remise en ligne d'un avion de combat après avoir vérifié le bon fonctionnement dans tout le domaine de vol, et quelques vols pour s'entraîner à l'interception haute performance, sont autorisés sur des axes d'accélération bien définis et régulièrement changés. Et, en 1972, on ne se pose même pas la question de savoir s'il faut ou non, baisser la garde. L'ours soviétique est alors à "deux étapes du Tour de France", rappelons-le !
Me voilà donc au pied du mur, il va falloir me qualifier au tir air-air. Mes deux premiers vols, le 8 mai (eh, oui, ce n'est pas encore férié !) ressemblent fortement aux huit du mois précédents, à la différence près que la passe de tir se termine à M = 1.2 ! Mais nos zones de tir sont en mer et en haute altitude. Nous ne dérangeons que les poissons car les plaisanciers, connaissant les risques qu'ils encourent à naviguer dans ces zones, croisent au large. Les capitaines Huguenin et Sabhate me disent être satisfaits de mes films. Ouf ! Je suis autorisé, au prochain vol, à tirer réellement.
Le 9, c'est parti : deux vols, deux plus trois passes de tir : rien dans la cible ; cinq fois, après avoir annoncé :
- « Requin India 2 (ou Lima 2), Out »,
je n'ai entendu que :
- « India 2, zéro ! »
Bon, ce sont mes deux premiers tirs sur Mirage, alors patience Yvon. Mes leaders me disent que ma passe semble bonne mais que je tire de trop loin ; j'arrête le tir entre 800 et 700 m. J'ai donc encore 200 à 300 m de marge. Il faut que je m'approche avant d'appuyer sur la détente. Ils sont marrants, eux, le biroutier grossit tellement vite que j'ai, moi, l'impression d'ouvrir le feu comme les Israéliens pendant la Guerre des 6 jours, dont les films montrent qu'ils débutaient leurs tirs à 250 m.
Ces deux vols ne rentrent pas dans la qualification. Celle-ci compte trois vols à deux passes de tir par vol. N'est qualifié que celui qui réussit deux passes sur une série de cinq consécutives. Une passe est réussie quand deux obus sont "écoutés" par la cible acoustique. Et cela m'arrive le 12 d'abord où j'abats la cible après avoir été "écouté" 12 et le 16, lors de la dernière de mes cinq passes : 3 "écoutés" ! Je suis qualifié et peux alors débuter le tir de perfectionnement. Je rentre dans la cour des grands alors que quelques pilotes plus anciens n'ont pas encore réussi à se qualifier ! Mais j'ai "mouillé la chemise". Les vols sont courts, 30 minutes, mais fatigants nerveusement.
Ils ne le sont pas pour tout le monde car le capitaine Poncet, lors du briefing du 19 au matin, annonce :
- « Les leaders, il faut remuer un peu les jeunes car les passes de qualif sont comme du VSV ».
Voilà qui ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd quand Lengaigne entend ça. Et c'est avec lui que je suis programmé ce même jour pour mon premier vol de perfectionnement, durant lequel le biroutier n'est plus à 30.000 pieds en virage stabilisé à 30° d'inclinaison mais à 15.000 et il est autorisé à se "défendre" en évoluant en altitude et en cap tout en décrivant un cercle...
Le briefing par Lengaigne est des plus succincts :
- « Requin Juliet, on prend les avions en piste, on décolle à 10 secondes, on monte en FMO (Formation de Manœuvre Offensive qui consiste, pour l'équipier, à se positionner dans les 4/5 heures ou 7/8 heures du leader, à une distance comprise entre 200 et 500 m environ), on tire, on rassemble et on rentre ! ».
C'est tout... J'ai pris un peu d'avance car j'ai déjà mis l'anti-g, la ceinture Sater et la Mae-West (4). Ce petit avantage va être résorbé par mon leader dès la mise en route :
- « Requin Juliet, check »...
Je me souviens de ce qu'on m'a appris et je ne réponds pas, n'ayant pas encore terminé mes actions vitales avant le lancement du moteur.
- « Requin Juliet, mise en route »
... Ah, le sal... J'active mon "brêlage", vérifie les cinq sécurités du siège éjectable que me montre le mécanicien, et ferme la verrière. Le mécanicien vient juste d'enlever l'échelle d'accès au cockpit, que j'entends :
- « Requin Juliet, check ».
Il a mis en route et je viens seulement d'appuyer sur le bouton de démarrage.
- « Juliet 2, pas prêt, je mets en route » dis-je pour le faire patienter.
- « Requin Juliet, roulage ».
- « Juliet 2, ... ».
Je n'ai pas le temps d'en dire plus. La Tour de contrôle répond au leader :
- « Les Requin Juliet, vous êtes clairs au roulage pour la 36, le FE est de 1016 ».
Je vois Lengaigne sortir du parking en virant d'abord par la gauche, puis par la droite pour rejoindre le taxiway. J'ai terminé ma mise en route, j'ai mis mes mains sur mon casque pour permettre à l'armurier d'armer mes canons en toute sécurité... alors que l'avion de Juliet leader passe dans ma glace frontale, sur le taxiway parallèle, en direction du point de manœuvre 36, à, l'extrémité sud de la piste.
Quand l'armurier sort de dessous l'avion, le mécanicien de piste me fait signe que je peux y aller en levant son pouce droit. J'affiche 7.000 t/mn au régime, l'avion quitte son emplacement, j'enfonce les pédales du palonnier pour tester les freins et vérifier le bon fonctionnement des amortisseurs. Nouveau signe OK du mécanicien. Je lâche les freins et, dès que l'avion a parcouru deux mètres, réduit le régime au ralenti pour ne pas souffler l'avion d'à côté en sortant par la gauche. Je roule plus vite que d'habitude. Je me ferai eng... au retour, c'est sûr ! Mais Lengaigne continue son roulage sans se soucier de ma position exacte.
- « Juliet, alignement et décollage » annonce-t-il à la Tour.
- « Juliet, vous êtes clair à l'alignement et au décollage ».
Mais il ne regarde rien ce contrôleur ! Il voit bien que je ne suis pas là ! Je peste et jure dans mon masque... sans appuyer sur l'alternat radio, car on pourrait m'entendre râler !
J'arrive au point de manœuvre et m'engage sur la piste alors que mon leader a lâché les freins depuis 20 secondes. J'ai pris un top ! Je serre les freins, affiche plein gaz, vérifie tous les paramètres avant le décollage.
Tout "baigne". Je lâche les freins, casse la manette des gaz et observe l'allumage de la lampe rouge puis de la jaune. Tout "baigne" encore. Mais il s'est passé une minute depuis le départ de Lengaigne et j'ai du mal à ne pas le perdre de vue. Heureusement, il fait un temps de curée (1) et la procédure de rejointe du biroutier prévoit un large virage à droite ce qui va me permettre de "couper" dans celui-ci.
Je garde la postcombustion allumée et accélère jusqu'à 500 kt au lieu de la vitesse de 450 habituellement tenue pendant la montée. Je rejoins Lengaigne quand il annonce qu'il a le biroutier en vue.
Je transpire à grosses gouttes, malgré la climatisation positionnée dans le secteur froid, soit vers 19°C. Nous avons le temps de faire quatre passes de tir chacun et à chacune d'entre elles, Lengaigne est écouté, moi, non. Sa réputation de Sharp shooter - fin tireur - n'est pas usurpée !
Le leader annonce :
- « In, passe de sécurité »
ce qui signifie que c'est la dernière passe et qu'elle sera effectuée par les deux pilotes, sécurité canons rabattue, afin d'être sûr qu'aucun obus ne pourra sortir accidentellement du barillet. Dès la fin de celle-ci, Lengaigne commande le changement de fréquence vers une de celles de l'approche et me lance :
- « Juliet, formation de manœuvre, rappelez en place ».
Du haut de la perche, après mon dégagement de la passe de sécurité, je le cherche et l'aperçois plus bas, dans mes dix heures. Je plonge vers lui et me positionne dans ses quatre heures, à une centaine de mètres, en annonçant :
- « Juliet 2 en place »
Et c'est parti. Lengaigne part dans un cabré très franc, le nez dans le ciel. Tant bien que mal, je passe dans ses six heures, en formation appelée "formation de poursuite". Sa boucle terminée, il stabilise deux secondes sa trajectoire horizontale, le temps de me dire, toujours d'un ton sec :
- « 2, je veux vous voir, sortez d'un côté ou de l'autre ».
Et encore une ! Il ne va pas arrêter. Je suis de nouveau en nage. Je m'accroche. Il ne m'aura pas. Je sors dans ses huit heures. Il repart dans une série de barriques, de boucles, de tonneaux, de rétablissements et autres retournements. Je tiens encore mais là, je décroche légèrement. Et en plus, je suis aveuglé, Lengaigne passant dans le soleil. Je le perds de vue une fraction de seconde, et bien sûr, s'en doutant, il part en virage serré à droite. Surpris, et sur le point de le dépasser, ce qui me condamne à devenir le lapin au lieu du chasseur, je cabre brutalement, comme me l'ont appris les Pons, Renaudin et les autres en février, pour ne pas le doubler. Je suis assez content de moi, je suis resté derrière...
À peine ai-je le temps de jubiler une seconde, Lengaigne renverse son virage en effectuant un John Derry (2) suivi d'un baquet à partir duquel il entame un piqué en position dos en disant :
- « 2, si vous voulez rassembler avant le break, vous avez intérêt à vous grouiller ».
Accroché à ma post-combustion, le nez dans le ciel, je veux éviter le décrochage de mon compresseur, voire l'extinction. Je laisse tomber le nez de l'avion en l'aidant du pied et en essayant de maintenir la bille au milieu. Je jette un œil au tachymètre (compte-tours du moteur). Le régime bat entre 8.300 et 8.100. La lampe jaune de fonctionnement PC reste allumée. Ouf ! Mon badin passe par 100 kt. Je mets mon piège 3/4 dos et je mets le nez sous l'horizon.
Je retrouve l'avion de Lengaigne qui pique vers la côte. Son Mirage sur fond de mer, devient de plus en plus difficile à garder en vue. Heureusement pour moi, la Méditerranée est agitée et il se détache en coupant les lignes de crêtes des vagues. Mais il va vite le bougre. Ma vitesse croit rapidement et l'altimètre "dévisse" comme un ventilateur ! 500, 550, 600 kt.
Lengaigne est encore loin, mais tout n'est pas perdu, je grignote la distance qui nous sépare petit à petit. Je stabilise l'altitude à 3.000 pieds (environ 1.000 m).
L'aiguille de l'altimètre fait un bon. Je suis supersonique. Plus de 630 kt, M = 1.1 ! Et mon calculateur m'indique 15 NM, moins de 30 km du terrain d'atterrissage. Plus de 333 m à la seconde. Ça décoiffe.
J'aperçois le village de Solenzara juste au-dessous de l'avion de Lengaigne qui est à ma portée. Mais il n'est pas question que je reste en supersonique sinon je vais casser tous les carreaux dans un rayon de 10 km autour du point initial qui est à proximité du village. J'ai coupé la postcombustion et sorti les aérofreins. La vitesse décroît vite, je suis subsonique à 9 nm.
À 580 kt, j'entame mon virage à droite vers le break et je rassemble sur Lengaigne à la verticale du terrain, à 550 kt, aérofreins sortis, ce qui me vaut d'entendre mon leader lancer sur la fréquence, en débutant son break :
- « 2, c'est la dernière fois que vous sortez vos aérofreins en rassemblement ! ».
"Séché", je suis séché, comme dirait mon fils aujourd'hui ! Mais je l'ai rassemblé au break et là, le Roi n'est pas mon cousin ! Je suis content de moi et Lengaigne, dont le surnom connu de toute l'armée de l'Air est La Teigne, semble être satisfait de ma performance. Pas du tir, non, de la façon dont je me suis battu pour le rassembler. Il sait pertinemment que j'ai été supersonique à basse altitude mais il ne dit rien. Il se contente de dire à Poncet :
- « Il s'est bien battu »
et, venant de lui, c'est un sacré compliment, je vous l'assure... J'ai la gorge serrée. Je baisse la tête, mais je jubile. Je sens que Zitoune et mon drille, Hugues Poncet, qui viennent de se poser, me regardent, admiratifs. Je suis vraiment fier de ma prestation. J'ai envie de faire le tour des bureaux pour crier à qui veut bien l'entendre que je ne suis plus le PIM qui ne sait pas manœuvrer. Je sais maintenant que je suis capable de tenir tête à tous les Pons de la terre puisque j'ai "résisté" à la Teigne !... Mais je sais aussi que chaque vol diffère du vol précédent et du suivant. Reste humble Yvon, tu as encore du pain sur la planche pour leur arriver aux chevilles !
Le soir, j'ai raconté mon aventure à Georges et nos épouses. Et nous sommes allés fêter cela chez Joseph (3), ce qui nous a évité le dégagement des célibataires ! La campagne de tir s'est terminée le 25 après quatre tirs de perfectionnement. J'en ai réussi deux. Pas mal, non ?
Le 26, je regagne Luxeuil en équipier de mon commandant d'escadrille, Hugues Poncet. Il nous faut 1 h 30 pour couvrir les presque 1.000 km séparant Solenzara de notre base de stationnement, en suivant les routes aériennes. Le Transall, les mécaniciens, les trois pilotes sans montures et nos épouses mettent plus de trois heures !
Retour sous des cieux moins cléments...
Yvon GOUTX
(1) Temps de curée et non pas de "curé". Cette expression remonte à la Grande Guerre, quand la météo permettait aux aviateurs de décoller pour "casser du Boche", "aller à la curée".
(2) John Derry : manœuvre portant le nom du pilote d'essai anglais, qui consiste à renverser un virage.
(3) Restaurant de Solenzara où les pilotes en campagne de tir avaient (ont toujours?) leurs habitudes. Joseph servait les gens qui lui plaisaient, quand il voulait, avec le menu qu'il imposait. Le client qui lui "tapait dans l'œil" était autorisé à passer derrière le bar et, les bons jours, il chantait des chants corses en s'accompagnant à la guitare.
Extrait de "Pionniers"
Date de dernière mise à jour : 06/04/2020
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