Simulation

Le Jaguar a été le premier avion militaire pour lequel les pilotes ont tâté de certaines qualités de vol bien avant que le prototype ne soit en état de prendre l'air. Les connaissances en aérodynamique, les mesures en soufflerie et l'expérience donnaient conjointement à la simulation le pouvoir de montrer au pilote ce qu'on allait lui mettre dans les pattes bien plus tard.

Avec un simulateur, assez simpliste pourtant, nous avons bien vu que le Jaguar serait un peu frétillant de la queue à l'état naturel : il aurait donné des petites difficultés pour stabiliser une visée. D'une certaine séance où j'avais enchaîné des passes fictives de tir air-sol, je garde l'image de cet ingénieur qui sautillait, pour plier le métal sous lui, fictivement placé qu'il était sur le bout de l'aile. Il aurait fallu donner plus de dièdre négatif à l'aile du Jaguar. Le génial aérodynamicien de la maison Breguet l'avait défini, mais, au coût fixé, l'industrie britannique ne pouvait le réaliser. Le coup était parti, les ailes ne "tomberaient" pas assez. On allait rattraper ça avec un bon amortisseur.

À la simulation au sol est venue s'ajouter la simulation en vol, avec le Mirage III B 225 dit à stabilité variable, du "Klop".

Gilbert Klopfstein, dit "le Klop", fourmillait d'idées et la conjoncture lui permettait de leur donner une réalité concrète.

J'avais fait sa connaissance à Meknès où il venait chercher son macaron de pilote de chasse, à la sortie de Sup Aéro et après son admission, sur concours, dans le corps des ingénieurs militaires de l'air. Il nous avait beaucoup impressionnés en réaménageant de fond en comble le cours de mécanique du vol et en venant, à côté de nous, non seulement suivre les cours, mais aussi répondre aux questions de l'épreuve d'interrogation écrite de vérification des connaissances.

Dès le départ, en n'ayant pas fait la grande école, "Klop" était un mec inclassable ; son originalité, sa puissance de travail et son anticonformisme ont fait le reste, jusqu'à le rendre détesté de certains.

Ce n'était pas mon cas, assurément.

Le "Klop" avait mis la main à la pâte pour la simulation, mais le Mirage III B à stabilité variable était son chef-d'œuvre. C'était un jouet génial qui plaisait énormément, mais il avait un défaut pour certains envieux : il était indispensable que le "Klop", lui et personne d'autre, soit à la place arrière. Lui seul pouvant jouer de tous les potards et bitards qu'il y avait installés, et lui seul pouvant mettre l'avion en l'air et le poser.

Pour que l'occupant de la place avant puisse avoir les sensations de n'importe quel avion, il avait, dans les mains et au bout des pieds, des commandes électriques, les premières du genre en France. Les commandes mécaniques normales avaient été conservées en place arrière seulement.

De la place avant ne sortait qu'un seul fil par commande qui allait vers le seul calculateur qui sollicitait les vérins des élevons et du drapeau de direction. Tout mouvement du manche, du palonnier ou de la manette des gaz pouvait agir sur les trois axes selon une loi que le "Klop" composait, en place arrière, avec ses potards. Ainsi, il pouvait donner à l'avion n'importe quelle caractéristique et, de plus, il pouvait intervenir sur la ligne en y injectant toute manifestation incongrue : la dissymétrie d'une panne moteur, par exemple.

Pour nous montrer toutes les possibilités de son jouet très scientifique, Klopfstein nous fabriquait, à la demande, toutes sortes d'avions bizarres.

- « Ton moteur est remonté de 2 m : tiens, met des gaz, pour voir »

et on avait un bon couple piqueur.

La liberté avec laquelle le système attaquait les gouvernes était dangereuse et, en cas de gag, il fallait neutraliser très rapidement cette électronique non redondante. Chacun des deux pilotes avait, sur l'index de son choix, un petit interrupteur qui lui permettait, d'une pression du pouce, d'envoyer ce signal "Stop", quelle que soit la position de la main à ce moment de panique. L'interrupteur volant était aussi une invention du "Klop". À ma connaissance, il n'a jamais été nécessaire de s'en servir dans l'urgence, mais les commandes avant étaient systématiquement neutralisées au décollage et à l'atterrissage. D'où l'intensité et l'éclectisme du travail du "Klop".

Les premiers clients du Mirage III B à stabilité variable ont été les futurs pilotes du futur Concorde ; ils ont pu découvrir, au même point du domaine de vol, le comportement prévu du grand oiseau.

Le petit pilote du petit Jaguar, que j'étais, a donc volé après Turcat, Pinet, Franchi, Defer, Dudal et, sans doute, d'autres.

Pour le Jaguar, nous avons eu, de façon un peu plus réaliste, confirmation de ce que nous avions vu au simulateur au sol. À dire vrai, rien qui pouvait mériter qu'on abuse du Mirage III B à stabilité variable, j'en ai quand même fait cinq vols. Au premier de ces vols, le "Klop" s'est plaint des reflets de mon casque trop blanc dans la verrière. Aussi sec, j'ai fait peindre mon chapeau en gris perle. Cela était satisfaisant pour le "Klop", mais j'ai eu plus chaud à la tête à cause du soleil. Il fallait ça pour notre amicale collaboration.

Ajax

La commande de profondeur du Jaguar devait comporter une "Démultiplication Non Linéaire, DNL", dénommée communément Ajax dans la maison Breguet. Ce système avait fait ses preuves sur l'Atlantic, mais il convenait de voir, par sécurité, ce qu'il donnerait sur un avion plus rapide et de le comparer au système compliqué (on y trouvait Amédée et Oscar voire Arthur, petit et grand) qui s'étaient imposés sur le Mirage).

Pour dire vrai, je crois qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter et que l'on aurait pu attendre de voir ce que cela donnait, directement, sur le prototype. Cependant, il a été décidé de monter un Ajax sur un Mirage III B, le n° 235.

Ce programme ne pouvait être que le bienvenu : il donnait l'occasion de tester les nouveaux enregistreurs magnétiques qui allaient rendre obsolètes les HB, il donnait du grain à moudre à différentes équipes et il serait producteur d'heures de vol pour pilotes et ingénieur. Qui s'en plaindrait ?

Le Mirage III B Ajax a occupé Claudius pendant plus d'une année et nous avons fait, ensemble, plus d'une vingtaine de vols. Dont un où Claudius a failli tordre l'avion... par ma faute.

Claudius pilotait tout seul le Stampe SV4C, le Nord 1101 et d'autres petites trapanelles ; on lui passait facilement les commandes, à l'occasion. Il m'avait dit un jour qu'il aimerait que je lui fasse faire un break. Il ne me l'avait demandé qu'une fois, sans insister. J'avais noté, sans lui demander plus d'explications.

Les ordres de vol Ajax étaient toujours chargés à ras bord. Quand nous avions accompli tous les exercices prévus, il était temps de rentrer et nous avions presque toujours la lampe 600 litres allumée au retour. Je pensais toujours au break à faire par Claudius, mais jamais je ne voyais l'occasion de le placer.

Ce vendredi 2 août là était le jour où l'on rangeait bien sagement tous les avions dans les hangars, suivant un plan bien établi, en les stockant bien soigneusement, toutes issues bouchées par des chiffons, pour qu'ils passent sans visite animale intempestive les quinze jours de la fermeture annuelle de la maison. Ces manœuvres prenaient la journée et beaucoup d'appareils étaient cloués au sol par la mécanique. Il avait fallu discuter ferme avec la "piste", et même demander l'arbitrage du sous-directeur, pour être autorisé à faire le vol qui nous permettait de reprendre quelques points du programme général qui demandaient confirmation.

Nous devions nous envoler tôt et faire vite.

J'exécute assez rapidement les quelques virages stabilisés prévus à différentes vitesses et à différents facteurs de charge. Nous avons effectué le contrat du jour, nous pouvons rentrer. Nous sommes près de Montpellier à 450 kt vers 5.000 ft tournant le dos au terrain. Il y a donc à faire 180 degrés de virage ; c'était une bonne opportunité pour placer un break de combat. Je le dis à Claudius, qui, surpris, se le fait répéter une fois, puis laisse tomber sa planchette à prendre des notes, met les mains sur le manche et fait ce qu'il a vu faire, mais de l'extérieur, aux chasseurs, bordel.

Je sens d'abord le manche heurter ma cuisse gauche et, ensuite, une fois sur la tranche, mon casque s'enfoncer sur mon crâne comme si quelqu’un s'y était pendu : il vient de prendre un poids apparent de dix-huit kilogrammes au moins. L'accéléromètre est envoyé sur sa butée témoin à 10 g. Je reprends les commandes en continuant le virage à une inclinaison plus décente de 60° tout en réduisant la vitesse.

- « Nous avons tordu l'avion ! », me dit Claudius.

- « En effet, j'ai un dur au gauchissement »

- « Attend, je t'aide » Et le dur augmente !

Je prie alors Claudius de ne plus toucher du tout au manche. Tout redevient normal. L'ingénieur voulait voir les ailes à l'horizontale tandis que le pilote voulait remettre le museau en direction du terrain. Nous avons ainsi lutté l'un contre l'autre quelques secondes.

Cette incompréhension sur la manœuvre de récupération répondait à la mienne, qui m'avait fait croire que Claudius voulait faire un break de combat alors que son désir n'était que de faire le break classique en entrée de piste, à 2 g au départ et moteur réduit, qui précède la sortie du train avant l'atterrissage à vue. J'aurais pu le lui confier dix fois au moins auparavant, en reprenant les commandes en finale, toutefois.

Nous sommes rentrés bien gentiment et nous sommes allés avouer notre sottise la queue basse, en présentant nos excuses les plus plates à ceux qui allaient stocker l'avion sur vérins pour une vérification ultérieure des déformations éventuelles. À la rentrée, nous avons appris avec soulagement que rien n'avait été cassé ni déformé.

Il faudrait toujours demander des explications ou en donner amplement quand quelqu'un vous demande quelque chose de faisable, mais d'un peu inhabituel. Je serai pris une autre fois à ne pas avoir ce bon comportement.

N'ayant plus rien à découvrir sur l'Ajax, nous avons invité à venir le tâter en vol les pilotes « constructeur » et un pilote britannique, pilote d'essais désigné pour le Jaguar, bien sûr.

Jerry Lee parlait fort bien notre langue et pilotait aussi bien nos avions puisqu'il était passé par l'EPNER. Il avait servi dans des pays comme Aden où il avait appris à apprécier les épices et il était absolument libéré des appréhensions qu'ont nombre de ses compatriotes pour une cuisine exotique, c'est-à-dire non british.

Lui aussi m'avait demandé, comme ça, en passant, une faveur que je pouvais parfaitement satisfaire, à l'occasion : de faire un vol de SMB2 (Dassault Super Mystère B2).

Jerry vient de faire un vol, avec Claudius, sur le Mirage III B Ajax.

Tout s'est bien passé, il est radieux.

Au sortir de son débriefing auquel j'assiste, je ne peux me joindre à toute l'équipe qui va tout de suite au mess. Je suis retenu une dizaine de minutes pour retoucher les ordres de l'après-midi parce qu'on y a rajouté des avions. J'arrive au mess pour trouver Jerry tout heureux à la perspective de déguster un aïoli. C'était donc un vendredi, aussi.

- « Je t'ai trouvé un vol de SMB2 » lui dis-je.

Je vois son sourire s'agrandir sur son visage.

- « C'est tout de suite après le déjeuner ».

Je vois alors mon Jerry repousser le verre de vin rosé qu'il venait de se servir. Son sourire s'évanouit.

Comme je suis pressé et que j'irai à une autre table, j'ajoute :

- « Je te fais tout de suite le briefing. C'est très simple : décollage PC, tu la coupes à 350 kt. Montée à 10.000 ft : à 300 kt, allumage PC, tu la garde 10 secondes. Tu recommences à 20.000, 30.000 et 40.000 ft. C'est tout »

C'est une certaine inquiétude que Jerry affiche maintenant. Je le laisse à ses préoccupations en étant sûr qu'il saura s'en dépatouiller et qu'il trouvera chez les camarades toute l'aide nécessaire.

Je suis surpris, toutefois, lorsque je rentre au parking, après une heure trente de vol, que Jerry Lee n'en est qu'à se sangler dans la cabine.

Quand il m'avait demandé ce vol de SMB2, j'aurais dû lui conseiller de trouver une doc, de se faire un amphi-cabine, de se préparer, quoi ! On ne parle jamais assez !

J'ai un peu culpabilisé quand j'ai appris que Jerry avait aussi écarté la "pommade", comme on dit à la maison. Il avait mangé sa morue et ses légumes à la vapeur sans rien, sans le moindre petit parfum d'ail ! À la british !

Un vol sur monoplace au CEV, ça se mérite, après tout !


Alain BROSSIER

Date de dernière mise à jour : 05/04/2020

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