Séisme à Haïti
Lorsque je me lève ce matin-là, il s’agit pour moi de partir comme bien souvent pour faire un vol tout à fait classique. Je ne sais bien évidemment pas que je m’apprête à vivre les heures de ma vie professionnelle les plus importantes.
Voici pratiquement heure par heure le déroulé de ces dix jours.
Lundi 11 janvier 2010 - 4 h du matin
Le véhicule de la base me récupère chez moi. Les autres membres de l’équipage sont déjà à son bord, nous partons prendre un avion à Orly. [...]
Nous partons en mise en place à Las Palmas pour Fort-de-France. C’est la première fois que je vais en Martinique depuis que je suis à l’ "Estérel". Le bureau de l’Armée de l’air qui achète les billets d’avion auprès des compagnies civiles nous a trouvé un vol Air Berlin via l’Allemagne, au départ d’Orly. Cela rallonge considérablement la journée, mais c’est moins cher. C’est ainsi qu’à 13 h, lorsque je regarde par mon hublot, je distingue nettement la campagne picarde, nous survolons notre point de départ, en direction des îles Canaries.
Le soir, à l’hôtel, nous retrouvons un autre équipage de l' "Estérel" : deux rotations, l’une sur Cayenne et l’autre sur Fort-de-France se superposent. Cela crée d’ailleurs une certaine confusion auprès de la compagnie assistante qui a oublié de nous réserver l’hôtel. Fort heureusement, la saison est loin de battre son plein, nous pouvons avoir nos chambres rapidement.
Mardi 12 janvier 2010
Le lendemain matin, nous préparons notre vol avec Olivier mon copilote. Ce jour-là, nous avons toutes les peines du monde à obtenir notre dossier de vol, le préparateur de Roissy semblant dans l’incapacité de nous mailer les fichiers. L’avion est déjà dans les cales lorsque l’imprimante sort enfin les documents, nous allons à l’essentiel pour la préparation de la traversée.
Airbus A310
Antoine et Jean nous laissent le F-RADB, notre indicatif c’est CTM 1023. Certains membres de leur équipage nous laissent leurs parkas pour ne pas s’encombrer à l’escale. Je souris : l’expérience m’a appris qu’à bord des vols militaires, il faut toujours garder ses affaires avec soi, on ne sait jamais…
La traversée se passe sans histoire ; nous nous amusons d’un jeune passager, soldat dans l’Armée de terre, qui visite notre cockpit et s’exclame :
- « Ouah madame, c’est la mer qu’on voit en dessous ? On est vachement haut ! »
C’est son premier séjour en dehors de la métropole…
Les vents sont favorables, nous avons 30 mn d’avance à l’arrivée. Nous devons rentrer le lendemain soir à Paris, nous organisons donc notre retour avec Air France et l’escale militaire.
Nous rejoignons le bus qui nous emmène à l’hôtel aux Trois-Îlets : il y a un peu de route mais c’est un endroit touristique très agréable, parfait pour nos 24 h d’escale.
Arrivés à l’hôtel, j’allume la TV et j’apprends qu’un tremblement de terre vient d’avoir lieu en Haïti. Il s’agit d’un tremblement de terre de magnitude 7. Le Premier ministre haïtien redoute plus de 100.000 morts.
Je retrouve tout l’équipage pour un petit apéritif, nous parlons de la situation. En plaisantant, je leur explique qu’il y a de fortes chances pour que notre mission soit modifiée. Je suis à peu près persuadée qu’on va faire appel à nous pour rapatrier des Français en métropole. Les plus jeunes de mes PNC sont un peu inquiets à cette idée, mais je les rassure en leur précisant que je ne fais qu’imaginer l’improbable.
Je décide de prendre mon téléphone professionnel au restaurant. Olivier et moi devons retrouver un copain pilote de Casa dans un restaurant de la marina. Lui aussi se doute que son activité devrait changer dans les prochains jours, au profit d’Haïti.
Vers 22 h, nous sommes encore à table, le Lcl du bureau transport de l’État-major interarmées de Fort-de-France m’appelle. En décrochant, je croise le regard d’Olivier qui comprend immédiatement ce qui se passe. On me dit que nous devons nous tenir prêts ; Fort-de-France fait une demande au CPCO [Centre de Planification et de Conduite des Opérations] du Ministère de la Défense pour nous réquisitionner. J’aurai d’autres informations à partir de 6 h demain matin.
Nous mettons fin au dîner et partons retrouver le reste de l’équipage pour leur expliquer que tout le monde doit rester à l’hôtel : je nous considère d’alerte et je ne veux pas avoir à les chercher dans les boîtes de nuit alentour si on nous fait monter au terrain plus tôt.
Mercredi 13 janvier 2010
Réveil à 8 h par le Lcl du bureau transport qui m’explique qu’ils attendent le message écrit, mais que le CPCO a donné son accord verbal. Il me demande si nous sommes bien dans l’avion, prêts à partir.
Ça commence bien, moi j’ai compris qu’on se tenait prêts à l’hôtel, pas à l’avion… J’apprends un peu plus tard que l’amiral qui dirige les forces françaises des Antilles n’est pas très content…Nous devons monter au terrain immédiatement pour un décollage d’alerte.
J’appelle l’officier contrôleur du transport pour avoir confirmation de l’ordre : c’est pratiquement bon, l’ordre définitif devrait arriver incessamment.
Nous allons participer au pont aérien. Je n’en reviens pas. Le concept d’utilisation de notre avion n’est pas d’aller au feu… Eh bien soit, il faut y aller, alors on y va ! Je viens de me souvenir d’une phrase que l’on apprend en devenant commandant de bord :
- « Dans le cadre de sauvetage de vies humaines, le commandant de bord a latitude pour prendre toutes les décisions qui lui semblent opportunes. »
Je ne pensais pas que j’aurais un jour à utiliser ce sésame…
J’allume la TV pour voir si on a des images de l’aéroport, j’aimerais bien savoir ce qui peut se poser. Je ne suis pas rassurée par ce que je vois : de petits avions civils ou militaires qui sont autonomes dans leurs opérations de déchargement.
On nous donne un nouvel indicatif : CTM 0274 pour la durée de l’opération. Olivier et moi réveillons tout l’équipage, nous avalons un petit-déjeuner et arrivons à l’avion à 11 h. La "cabine" et le technicien préparent l’avion, pendant que nous partons sur la zone aérienne militaire du Lamentin pour récupérer de la documentation aéronautique et pour rencontrer les organisateurs du pont aérien.
J’apprends que nous sommes censés décoller avant les trois Casa ; nos soutes ont été chargées en notre absence, de matériel humanitaire et d’eau. Cela me semble parfaitement déraisonnable : il faut à mon sens qu’un premier Casa aille voir sur place.
Casa-235
Je ne peux aller là-bas tant que je n’aurai pas d’informations au moins sur l’état de la piste, des infrastructures, des moyens de chargement. J’ai beau être aux commandes d’un avion militaire, c’est un avion gros-porteur, on aurait l’air fins si on défonçait la piste d’atterrissage, si l’on ne pouvait pas descendre de l’avion sans passerelle (la porte est à 4 m de haut), ou si le fret ne pouvait être déchargé parce qu’il n’y a plus de matériel.
Je suis prête à faire l’impasse sur la protection sécurité sauvetage des pompiers, sur les documents accompagnant frets ou passagers par exemple, mais il y a tout de même des éléments nécessaires à la réussite de notre mission. Olivier est sur la même longueur d’onde que moi, il m’assiste pour lister tout ce qu’il nous faut.
Je reçois un coup de téléphone de Jérôme, un ancien pilote militaire qui a rejoint la compagnie Blue Line, sur A310. La dernière fois qu’on a volé ensemble, c’était pour l’accompagnement du voyage officiel présidentiel entre Moscou et Tbilissi. On s’était posé beaucoup de questions sur notre sécurité, sur les temps de service… Il est maintenant civil mais l’histoire se répète. Il se trouve à Istres en train d’embarquer des sauveteurs militaires de l’Unité d’instruction et d’intervention de la Sécurité civile n° 7 de Brignoles. Son commandant de bord et lui sont désespérément à la recherche d’informations sur l’aéroport de Port-au-Prince. Je n’ai pas grand-chose à lui apprendre mais nous décidons que le premier posé appelle l’autre pour lui passer les informations.
12 h 00
Réunion de crise avec toutes les personnes de l’Armée de l’air, de la Préfecture, de la Sécurité civile, de la Gendarmerie, du Samu. Chacun redéfinit ses contraintes, je réexplique les miennes : tout est envisageable mais il me faut un minimum d’éléments.
Option retenue : on va à Saint-Domingue, on attend le compte rendu des Casa pour y aller ou pour leur confier notre chargement.
Nous aurions des gendarmes parmi nos passagers, et l’attaché de défense présent à la réunion, nous explique qu’héberger des hommes en arme à Saint-Domingue, pose un réel problème diplomatique. Et pourtant, il faut bien des gendarmes en armes pour renforcer la protection de l’ambassade et de ses personnels, les autorités craignant émeutes et pillages chez les survivants.
Après de longues tergiversations, on nous met en stand-by.
Deux Casa vont récupérer une partie de notre fret et des passagers ; ils mettent un maximum de fuel et ils partent en fin de soirée. Ils seront rentrés demain matin pour nous donner les éléments.
Olivier et moi retournons à l’aéroport et passons par les opérations d’Air France pour leur expliquer ce qui se trame : nous allons certainement voler à n’importe quelle heure sans préavis. Tous les personnels d’Air France sont très motivés pour nous aider au maximum.
Nous retournons à l’avion pour retrouver l’équipage qui est prêt, et nous les briefons. Les médecins urgentistes rencontrés à la cellule de crise viennent à l’avion pour voir ce que l'on peut faire en termes d’Évasan massives. Ils pensent pouvoir sangler 16 civières sur les blocs de trois sièges en relevant les accoudoirs, mais il nous faut des sangles et des pions que nous cherchons chez Air France et à l’escale militaire. Théoriquement, les civières de l’Évasan doivent être installées dans l’axe longitudinal de l’avion.
Les médecins en briefing
De plus, le F-RADB n’est certifié que pour l’installation d’une seule civière à l’arrière. Il me faut une première dérogation de la part du commandement du transport : l’officier contrôleur me donne sa dérogation pour installer des barquettes dans une configuration inconnue. Le but, c’est de sauver le plus de vies possible, le risque de stop-arrêt passe après.
Configuration Evasan (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Je demande à l’escale d’embarquer deux convoyeurs loadmasters, responsables du chargement du fret : cela me permettra d’avoir du monde qualifié pour ouvrir les soutes. Dans le même ordre d’idée, je demande à notre technicien d’aller chercher l’escabeau qui est en soute. Cela nous permettra d’atteindre les portes de soute si on ne trouve pas de loader sur place.
Je briefe mon équipage sur les dernières informations ; nous avons la chance d’avoir un technicien de la société Sabena-Technics, nous n’aurons donc pas de problème de signature des documents d’avion et pas de problème de potentiel puisque l’avion sort de check.
Olivier et moi, reprenons le temps de nous repencher sur l’aspect purement aéronautique : calcul des quantités carburant minimum pour toutes les options, on étudie les fiches des terrains de la région.
Je rappelle le commandement du transport pour savoir si j’ai bien les autorisations d’embarquer des personnes civiles : le cabinet du Ministère de la Défense a rédigé un message qui couvre toute l’opération.
J’aimerais aussi savoir dans quelles mesures je pourrai utiliser le téléphone satellite qui équipe notre avion. C’est l’avion que nous utilisons lors des voyages officiels ; il a été équipé d’un SATCOM (téléphone satellite) à la demande de l’Élysée il y a quelques années, et je sens que cela pourrait m’être utile. Mais la réponse tombe, sans appel :
- « Interdiction formelle d’utiliser le téléphone de l’Élysée ! »
Nous restons à bord de l’avion, en attendant de connaître nos ordres.
Nous refaisons le tour de toute la mission, de toutes les éventualités. Avons-nous pensé à tout ?
Je recontacte l’ "Estérel" pour demander un équipage en renfort et de la documentation (fiches de touchées-cartons décollage etc.). Ils sont justement en train de travailler sur l’envoi d’un équipage en plus.
Je leur demande de nous envoyer si possible des combinaisons de vol : la chemise blanche-cravate ne me semble plus du tout appropriée à la situation. L’escale se charge de nous récupérer t-shirts, chaussettes…Je demande également aux opérations que l’on puisse avoir l’hébergement pris en compte.
Nous nous sommes demandé avec Olivier s’il nous fallait trouver un hébergement à la base mais nous avons rapidement exclu cette solution. Il se trouve que tous les moyens militaires locaux seront dans quelques jours saturés, de plus notre autonomie nous permet d’alléger le travail de l’escadron de transport "Outre-Mer". Nous devinons également que les prochains jours seront très pénibles, aussi, offrir un logement de qualité à l’équipage sera d’un réconfort non négligeable.
17 h 00
Fin d’alerte, retour à l’hôtel, mission programmée le lendemain avec décollage à 6 h.
19 h 00
À l’hôtel, appel téléphonique de l’officier de quart de Villacoublay. Fort-de-France veut nous faire décoller à 3 h. C’est trop compliqué, je vais avoir du mal à tout recaler avec tout le monde : escale, catering, transport, je refuse de passer ma soirée à tout modifier…
Jeudi 14 janvier 2010 - 3 h
Réveil. Départ pour l’aéroport.
6 h
Le chargement prend un peu de retard. J’essaie d’obtenir des informations sur les vols des Casa. Ils se seraient bien posés à Port-au-Prince mais ne sont toujours pas revenus.
6 h 45
Nous sommes sur le point de décoller pour Pointe-à-Pitre. Avec la charge définitive, nous avons calculé un carburant pour pouvoir nous poser à la masse maximum possible à l’atterrissage à Port-au-Prince. Le premier Casa qui revient est en contact avec la tour de Fort-de-France et demande l’autorisation de nous parler directement sur la fréquence. C’est le Cdt d’escadron de transport "Outre-Mer", il a pu voir un loader et des escabeaux en fonctionnement. Ils ont dû faire plus de 2 h d’attente avant de pouvoir se poser, l’espace aérien est déjà bien encombré ! Il nous souhaite bonne chance ; j’ai un trac fou au moment de décoller…
Décollage ... Top !
Atterrissage à Pointe-à-Pitre pour embarquer d’autres secouristes.
Embarquement des secouristes à Pointe-à-Pitre (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Après le décollage de Guadeloupe, nous signalons le volcan voisin de Montserrat en pleine activité volcanique. Le contrôle n’était pas au courant de cette éruption qui crée de mauvaises visibilités dans les basses couches de l’atmosphère. Cela n’a peut-être rien à voir, mais la région nous semble en pleine activité sismique.
Nous essayons de contacter par HF la station radio de Circus Fraise de Fort-de-France, mais c’est la station radio de Dakar qui nous répond ; nous leur demandons de relayer notre message. Nous plaisantons à propos des opérateurs de la marine que nous imaginons en train de faire du ski nautique et nous les surnommons Circus aux Fraises…
Jusqu’à la frontière haïtienne, c’est de l’IFR standard. En survolant Porto-Rico, Olivier et moi nous faisons la réflexion qu’ils parlent très bien américain ; nous avons juste oublié qu’il s’agissait d’un des États libres des États-Unis d’Amérique… Le contrôleur nous souhaite bonne chance en guise d’au revoir.
Nous sommes descendus à 16.000 pieds pour passer la frontière. Le contrôleur nous annonce qu’il y a une fréquence "Tour" à Port-au-Prince, mais que le terrain est non contrôlé, en conditions de vol à vue, qu’il y a du monde partout, et qu’il faut ouvrir l’œil. Lui aussi nous souhaite bonne chance.
Nous prenons le cap du terrain sans descendre pour voir et écouter ce qui se passe. Nous décidons de nous mettre en attente au-dessus de la mer, en faisant des descentes progressives en auto information. Mais il n’y a aucune méthode de travail et aucune discipline de la part de tous nos collègues venus du monde entier : sur la fréquence, c’est chacun pour soi, le contrôle ne peut pas répondre car il est systématiquement interrompu. La tour de contrôle "autorise" décollages et atterrissages en fonction de la place sur le parking.
Par deux fois, le terrain ferme 30 mn ; certains restent dans leur attente et d’autres partent. Certains équipages font le forcing et se présentent en finale. Un avion aura l’ordre de remettre quatre fois les gaz avant d’obéir. Deux avions s’annoncent short petrol, sans terrain de dégagement accessible ! Un Hercules de l’USAF s’annonce en PAN-PAN suite à de sérieux problèmes de train d’atterrissage et se déroute vers Guantanamo à Cuba. Un pilote de C-17 américain essaye d’expliquer à la personne qui fait le contrôle aérien comment procéder pour nous empiler dans l’attente et nous faire descendre les uns derrière les autres. Cela fonctionne deux minutes avant que le chaos recommence.
Pendant tout le vol, je fais de régulières annonces aux passagers pour tenter de les maintenir au courant de la situation, mais en regardant par les hublots, ils ont bien compris que nous n’étions pas seuls en l’air… Cela fait maintenant 2 h que nous tournons ; j’ai fait installer les deux convoyeurs et le technicien au poste pour qu’ils nous aident à assurer la surveillance du ciel. Ils ont le nez collé aux vitres latérales du poste de pilotage. Olivier est à la radio, le dernier message est un peu litigieux, nous nous annonçons prêts à atterrir. Miracle, notre insistance paye et nous sommes autorisés, derrière un avion à 5 nautiques. Pourvu que ça passe…
Il dégage première bretelle. Ouf ! Je me pose ! J’ai l’impression d’avoir fait le plus dur… Erreur !
Le "contrôle" nous demande de dégager fin de piste sur le parking ONU, mais lorsque nous arrivons en vue du taxiway nous réalisons qu’un Boeing 737 chilien nous empêche de passer.
Nous faisons demi-tour en bout de piste et roulons vers le parking principal.
Un autre Boeing 737 est sur le taxiway, et nous empêche d’entrer : il pénètre sur la piste et nous pouvons rentrer sur le taxiway.
Nous avons dégagé enfin la piste. Pas de place sur le parking !
Nous maintenons 10 mn avec les moteurs tournants. Nous comprenons alors que le groupe de soldats US dans l’herbe sur notre côté, avec un quad et des jumelles, assure le contrôle. Ces types qui font la gestion du parking se sont improvisés contrôleurs !
Tour de contrôle US (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Je comprends mieux… Un A310 espagnol est au push, ils vont le repousser derrière l’A310 de "Blue Line", ce qui nous libère une place, très loin des standards OACI : avions très proches à gauche, à droite et en dessous du nez. Nous aurons même beaucoup de chance qu’aucun véhicule ne nous percute pendant l’escale.
L'encombrement du parking (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Il y a beaucoup de fret et de monde dans la zone de souffle. Je roule tout doucement. Coupure moteur. Pas de cales bien sûr. Nous avons une passerelle, les passagers peuvent descendre.
Parking à Haïti
Pas de réseau téléphonique, personne ne sait que nous sommes posés.
Nous remarquons deux camions de pompiers sur l’herbe, ils ont l’air neufs, il y a donc de la protection incendie, mais le niveau est-il suffisant ?
Ce sont certainement ces véhicules, don d'une association caritative espagnole, que Barbara a pu voir sur le parking
Je descends de la passerelle pour essayer de voir où sont installés les Français. Un de nos passagers du bas de la passerelle me fait signe : il s’agit d’un journaliste de France 2, accompagné de son cameraman, ils aimeraient pouvoir m’interviewer au pied de l’avion. Pourquoi pas ?
Je commence à répondre à ses questions mais nous devons recommencer après nous être un peu déplacés : des véhicules circulent dans tous les sens, nous manquons nous faire renverser. Cela dure 5 mn à peine puis nous nous saluons, ils partent couvrir comme ils peuvent l’événement.
Pendant que l’équipe médicale du Samu part à la recherche de blessés à ramener, de nombreuses personnes se présentent spontanément à l’avion pour que nous les sortions de cet enfer. Notre "RÉPUBLIQUE FRANÇAISE", peint sur le fuselage, n’est pas passé inaperçu. J’essaie d’expliquer gentiment aux gens que pour nous, c’est l’Ambassade de France qui dresse les listes des passagers.
Un ressortissant grec est très insistant, nous avons toutes les peines du monde à lui expliquer que je ne prends pas les passagers qui se présentent ainsi.
L’ambassadeur de France en Haïti vient à l’avion pour me demander ma dead line : je lui précise que je ne veux pas partir de nuit car je n’ai aucune information sur l’éclairage. Il n’a pas l’air d’apprécier ma réponse ; il lui faudra beaucoup de temps pour faire acheminer les ressortissants à l’avion. Je dois insister pour lui expliquer que ma priorité c’est la sécurité.
Nous arrivons à faire des pleins carburant : qualité du fuel ? Aucune idée…
Je retrouve Jérôme, l’un des commandants de bord de l’Airbus de "Blue Line". Ils ont réussi à se poser quelques heures avant nous mais, faute de réseau, il n’a pas pu me téléphoner. Leur vol avait pour but d’amener des secouristes mais le Ministère des Affaires étrangères veut maintenant les réquisitionner pour évacuer vers Pointe-à-Pitre un maximum de Français. Il faudrait qu’il ramène les passagers valides et moi je serai chargée des blessés.
Son problème pour l’instant, c’est qu’il ne peut pas faire les pleins carburant : l’Haïtien responsable du fuel refuse ses cartes carburant. Il vient donc avec son grand sourire et son accent du sud-ouest :
- « Dis donc Barbara, tu ne pourrais pas utiliser tes bons modèle 19 pour me payer mon plein ? » Il s’agit de notre moyen de paiement militaire.
Ça me paraît très raisonnable : ils sont ici pour sauver des Français, affrétés par le Ministère des Affaires étrangères, un peu comme nous. Nous servons tous les deux notre pays, j’en serai quitte pour un compte-rendu de plus. C’est d’accord ! Il revient un peu plus tard :
- « Dites, vous n’auriez pas un log en trop pour Pointe-à-Pitre ? On n’avait pas prévu d’aller là-bas après… »
- « Pas vraiment, j’avais des octaves pour Fort-de-France, ça t’ira ? » [octave : plan de vol électronique]
- « Je prends ! »
Les premiers blessés lourds arrivent, couchés dans des barquettes posées à même le plancher de camions militaires. Nous n’arrivons pas à les passer par l’avant de la cabine : la cloison nous empêche de les tourner à l’entrée de l’avion. Nous faisons déplacer la passerelle à l’arrière et la très longue opération de chargement commence. Les blessés sont dans les barquettes pendant que l’équipage les sangle le plus convenablement possible.
Embarquement des blessés (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Le plus jeune de mes stewards n’a rien de particulier à faire, je lui demande de prendre quelques photos à bord, en essayant de ne pas prendre les visages, mais pour que l’on ait des images expliquant ce que nous avons fait.
Pendant ce temps, j’observe l’avion de "Blue Line" sur ma droite : les passagers valides sont arrivés et sont en train de monter à son bord. Il va pouvoir partir avant nous.
Des pompiers montent avec des bouteilles d’oxygène : les blessés intubés en ont besoin. Les personnels de l’escale se jettent sur le manuel IATA des matières dangereuses : c’est bon, on a une référence UN, on prend.
Nous avons 85 passagers : 12 sur des civières, 1 couché par terre, 2 femmes enceintes (une de 9 mois), une vingtaine d’enfants. Tous ces gens sont plus ou moins blessés. L’enfant couché par terre est calé contre une cloison, son crâne ayant été écrasé lors du tremblement de terre. Les médecins m’annoncent que notre destination est Pointe-à-Pitre pour décharger des blessés.
Installation des blessés (Coll. Ph. Stanguennec)
Tant pis pour la préparation du vol. Je me fais prêter un téléphone satellitaire par l’attaché de défense pour appeler l’officier contrôleur afin qu’il transmette notre arrivée à Air France Pointe-à-Pitre.
L’ambassadeur revient à l’avion pour nous dire que nous pouvons partir, nous prendrons les autres demain. Il me lance :
- « Vous voyez bien que vous allez partir de nuit, cela ne pose pas de problème !
Je ne réponds rien. La nuit est en train de tomber : la piste est éclairée, c’est déjà ça.
Mise en route, push, toujours aussi folklorique : le "contrôle" nous demande de nous décrire pour qu’il sache qui lui demande de partir. La passerelle est retirée, le push est connecté, nous allons pouvoir quitter les lieux.
Un couple, puis une dizaine de personnes se précipitent vers l’avion en nous faisant des signes désespérés pour que nous les prenions. Je demande au technicien au sol qui est sur le point de nous repousser de les aiguiller vers notre Ambassade. Cela ne les décourage pas mais je ne peux pas mettre en route avec ces personnes devant mes réacteurs ! Je leur écris un message sur une feuille qu’Olivier leur envoie par la fenêtre :
- « Je dois partir, allez à l’Ambassade de France, nous revenons demain. Signé : Le Commandant de Bord. »
Et nous partons la mort dans l’âme, en abandonnant nos compatriotes.
Nous venons de faire 7 h d’escale…
Décollage, montée, transfert… Avons-nous un plan de vol ? Le contrôleur que nous contactons à la frontière croit que nous allons à Saint-Domingue. Le contrôle est totalement saturé, tous les terrains alentour également, nous voyons des avions dans l’attente de Las Americas étagés jusqu’à 13.000 pieds.
Pas de repas servis à bord, car la plupart des passagers doivent passer au bloc opératoire. Nous décidons que pour les rotations suivantes il n’y aura plus de repas, cela ne sert à rien pour 2 h de vol.
Nous nous posons enfin à Pointe-à-Pitre. Le vol s’est moyennement passé : une patiente a été réanimée pendant 45 mn. À l’arrivée, elle est toujours "en vie", merci aux médecins qui ont attendu d’être à l’hôpital pour la déclarer décédée. Les valides descendent mais, à l’hôpital de Guadeloupe, en voyant la gravité des blessures, le personnel ne peut prendre que la moitié des patients. Nous apprendrons également le lendemain, que l’enfant au crâne écrasé qui a voyagé par terre (parce que c’était la moins mauvaise des solutions pour lui) est décédé dans la nuit.
Pendant l’escale, je décide d’aller voir derrière si tout va bien. Je traverse la première classe, des médecins s’activent auprès d’enfants qui pleurent.
Un médecin très occupé
Pierre, un steward assis dans son galley, m’intercepte au moment où je me dirige vers la cabine arrière :
- « T’as un truc à faire derrière ? »
- « Non, je veux voir si tout va bien. »
- « Si j’étais toi je n’irais pas, c’est une véritable boucherie… »
Je marque un temps d’arrêt et je fais demi-tour. Il vaut mieux que je reste concentrée sur ma dernière étape.
Nous repartons pour Fort-de-France avec les 8 blessés restants.
Pendant le briefing avant mise en route, Olivier et moi entendons un des enfants hurler de douleur : pas facile de se concentrer pour la dernière étape. Nous pensons à nos propres enfants qui ont à peu près l’âge des blessés…
Nous réglons encore pendant le vol nos taux de montée et descente, en restant assez bas pour avoir une altitude cabine la plus proche possible du sol.
Et nous arrivons enfin à Fort-de-France. Il nous faut encore 1 h 30 à l’avion pour les opérations de déchargement. L’odeur à bord est pestilentielle…
À l’arrivée, nous sommes accueillis par le Lcl du bureau transport. Il nous demande quand nous pouvons repartir.
Nous avons dépassé la période de vol de 1 h 30 et l’amplitude de vol de 8 h 30 … dans des conditions de travail qui n’ont certainement pas été envisagées par les rédacteurs du texte régissant les temps de service ! Allez, j’opte pour un repos mini et tout l’équipage est d’accord.
Vendredi 15 janvier 2010
De plus, deux pilotes en renfort viennent d’arriver de Creil.
Ludovic, le chef de cabine, me dira quelque temps plus tard, que si j’avais dit qu’on repartait immédiatement, ils auraient tous été derrière moi, conscients de l’effort à fournir pour sauver d’autres vies.
Pendant la mission, nous sommes passés sous l’OPCON (Contrôle Opérationnel) de Fort-de-France, ce n’est plus Paris qui nous commande, mais l’État-major interarmées des Antilles ; je crois que c’est la première fois que cela arrive dans l’histoire de l’ "Estérel" .
2 h 30
Arrivée à l’hôtel. Nous réveillons Philippe qui est donc arrivé depuis quelques heures. Nous lui donnons les éléments pour qu’il prépare la suite auprès d’Air France.
Au moment où je me couche, je prends mon réveil pour le régler 6 h plus tard. Il se met à sonner : nous sommes donc levés depuis 24 h…
Je n’arrive pas à dormir ; je repasse en boucle la journée, ce que j’aurais pu améliorer, ce qu’il faudra faire tout à l’heure…
Je finis par mettre mes écouteurs et j’écoute de la musique une partie de la nuit : Ghinzu et Phoenix accompagnent ma nuit blanche…Il en ira ainsi les nuits suivantes, je ne dors qu’assez peu pendant dix jours…
8 h
Je suis déjà réveillée au moment où Philippe frappe à ma porte. Il me donne les combinaisons de vol pour mon équipage. Notre tenue va être plus confortable pour ce type de travail. Avec son copilote, Romain, ils partent à la base préparer le vol une heure avant nous pour nous laisser un peu plus de temps pour souffler.
Je retrouve tout l’équipage au petit-déjeuner. Ils ont très envie de parler. Les personnels navigants commerciaux sont très marqués par l’Évasan qu’ils ont vécue la veille. Aucun d’entre eux n’avait imaginé qu’une Évasan massive serait aussi dure à gérer. Habituellement pour ce travail, nous avons les infirmiers/infirmières et convoyeurs/convoyeuses de l’air ; c’est leur métier de faire ce type de vol. Sans eux hier, ils se sont tous retrouvés à faire aides-soignants… Et ce n’est pas non plus leur métier. Bravo à eux pour cette première journée !
10 h 00
Coup de téléphone qui nous demande d’avancer le décollage de 2 h. Trop compliqué, personne n’a vraiment saisi la complexité de la mise en œuvre de l’Airbus, nous ne sommes décidément pas un Casa…
12 h 00
Arrivée à l’aéroport, Philippe et Romain ont préparé le vol, le technicien a fait faire un nettoyage approfondi de la cabine. L’odeur de la veille me prend tout de même à la gorge lorsque je rentre dans l’avion. Je déteste cela…
Pendant que nous étions encore à l’hôtel, Philippe et Romain sont passés aux opérations de l’ETOM 58 "Antilles" pour se présenter et décider des modalités de prise en charge de notre avion et de notre équipage (cahier d’ordres, liste de l’équipage, perception de chaussures "transport" et de combinaisons de vol, numéros de téléphone, etc.).
Aux Opérations Air France, ils ont récupéré les fiches terrains de Saint-Domingue et de Porto-Rico.
Ce seront nos terrains de recueil en cas de déroutement. Vu le nombre de trafics au départ et à l’arrivée de Port-au-Prince short petrol, ils choisissent d’élargir notre panel de terrains accessibles. Ils décident du carburant à emporter pour pouvoir effectuer la rotation Fort-de-France, Port-au-Prince, Fort-de-France sans avoir à refueler en Haïti. Les réserves de carburant sur l’aéroport s’épuisent et le ravitaillement ne peut plus se faire. Nous partirons avec un emport carburant maximum. Comme pour la veille, nous visons un posé à la masse maximale structurale pour notre A310, soit 124 t. Avec la charge du jour (21,2 t), cela nous permet d’avoir le carburant nécessaire pour rentrer sur Fort-de-France avec en plus 3 t de réserve. Si l’attente se prolonge au-dessus d’Haïti, nous pouvons tenir 2 heures avant de dégager sur l’aéroport de Santo Domingo.
Philippe et Romain sont aux commandes, nous les rejoignons au poste de pilotage.
14 h 00
Nous demandons la mise en route à destination d’Haïti. Le contrôle nous répond :
- « CTM 0274 je ne peux pas vous autoriser à mettre en route, l’espace aérien haïtien vient de fermer… »
Romain trépigne sur son siège :
- « Dis-lui qu’on s’en fout. On y va sous notre responsabilité »
Je me saisis de mon téléphone portable et appelle le colonel qui nous gère, pour qu’il contacte à son tour le contrôle aérien pour leur expliquer que nous allons décoller sous notre responsabilité.
Philippe relance la tour. Leur chef de quart a pu joindre notre commandement :
- « CTM0274, je vous confirme qu’on veut y aller. On peut tenter d’aller jusqu’à la République Dominicaine et de gérer après directement avec le contrôle d’Haïti. Nous en prenons la responsabilité. »
Après tout, cela a marché hier…
- « Très bien. Mettez en route, rappelez-moi prêts à rouler… »
14 h 09
Roulage de Fort-de-France.
14 h 18
Décollage. La durée de vol est d’environ 2 h. Nous avons à bord 141 passagers, composés de deux équipes de journalistes (France 2 et 3), d’un contingent de la Sécurité civile, d’une équipe de sauveteurs allemands et d’une équipe d’urgentistes du Samu. Ces derniers auront la charge de trier et de faire acheminer à l’avion les blessés à évacuer. En fonction de leurs lésions, nous nous poserons en Guadeloupe pour répartir les blessés entre les deux hôpitaux des Antilles françaises.
Les gens sont fatigués. Nous leur expliquons clairement l’enjeu et les difficultés auxquelles nous sommes confrontés pour mener à bien cette mission qui n’est pas sûre de réussir.
Nous passons la zone de contrôle de Porto-Rico sans encombre. Celui de Santo Domingo nous confirme que l’espace aérien haïtien est fermé et qu’il veut que l’on se pose chez eux. Nous négocions de poursuivre le vol jusqu’à la frontière haïtienne et de traiter directement avec eux. Nous obtenons une clairance vers ETBOD, le point d’entrée de l’espace aérien haïtien.
16 h 10
Le contact est établi avec Port-au-Prince Control et nous obtenons le droit d’entrer et de nous mettre en attente à GANIV, qui est le point d’attente sur l’axe de finale de la piste 10. Nous restons à 20.000 pieds, ceci pour garder une consommation en carburant minimale.
16 h 17
Début de l’attente. Philippe et Romain affinent notre temps maximal d’attente avant de dégager sur Fort-de-France (1 h) ou Santo Domingo (2 h).
Nous tournons dans l’attente avec un A330, un C-17 et deux C-130 US Coast Guards. Nous sommes numéro 7 à l’approche. Nos passagers sont régulièrement informés de l’évolution de la situation. Une équipe de journalistes nous interviewe dans le poste de pilotage. Nous distinguons au milieu de la baie, le porte-avions nucléaire américain USS Carl Vinson. Le trafic est essentiellement américain et, clairement, ils sont prioritaires à l’atterrissage.
Nous relançons régulièrement le contrôle qui nous répond à chaque fois qu’il n’y a pas de place pour nous sur le parking.
17 h 17
Nous entamons notre réserve de carburant qui ne nous permet plus de rejoindre La Martinique, ce sera maintenant obligatoirement un déroutement sur Santo Domingo pour avitailler.
18 h 10
Nous n’avons plus de réserve carburant. Un déroutement sur Santo Domingo est décidé et nous demandons une clairance sur ETBOD. Nos passagers sont informés et sont résignés.
18 h 31
Atterrissage à Santo Domingo. Nous demandons du carburant et une passerelle pour débarquer nos passagers. La coordination avec la compagnie assistante est mauvaise ; nous perdrons une heure avant de pouvoir obtenir ses services. Les services d’escale veulent nous parquer pour la nuit. Il en est hors de question : leur parking est saturé, et pour ranger les avions au mieux, ils les imbriquent les uns dans les autres. Je vois l’Airbus des Espagnols que nous avions croisés hier à Port-au-Prince, coincé par d’autres appareils. Il faut à tout prix éviter de rester bloqués dans ce piège.
En descendant se dégourdir les jambes, un passager parlant espagnol me propose ses services. Je décline l’offre, ayant l’habitude de traiter en anglais, mais je finis par comprendre qu’en espagnol cela fera peut-être plus vite évoluer la situation. Je rappelle donc mon passager pour qu’il nous serve d’interprète. Grâce à lui, nous arrivons à nous faire comprendre.
Philippe opte pour un plein qui nous permet de rentrer à Fort-de-France. J’aimerais être sûre de nos ordres : poursuivre ou rentrer ? Je n’y tiens plus et allume le téléphone de l’avion. Tant pis pour le coût, cela me paraît valoir la peine. J’utilise notre SATCOM (téléphone satellite) pour recevoir des ordres clairs : nous ne voulons pas mettre en cause la suite des opérations pour la France par une mauvaise décision. Et nous avons des journalistes nationaux à bord : nous sommes dans l’obligation de communiquer, nous savons très bien que nous devons avoir une communication claire pour que notre travail soit bien interprété.
Nous contactons le PC de l’EMIA à Fort-de-France pour connaître la suite des opérations. Le colonel que j’ai au téléphone me tient un discours un peu bizarre : que parfois lorsqu’on est un commandant de bord de l’Armée française il faut prendre sur soi…En gros, il veut que nous y retournions, et que nous tentions tout ce qui est possible. Nous avons une très large latitude dans nos prises de décision.
Je comprends en filigrane qu’un général français aux États-Unis a promis que nous irions, des autorités françaises nous attendent sur place… Il nous demande de retenter un atterrissage à Haïti. Je finis par lui expliquer qu’il n’a qu’à dire :
- « Allez-y ! »
sans en rajouter. Mais je lui précise cependant avant de raccrocher :
- « Mon colonel, j’espère que vous êtes bien derrière nous en cas de problèmes car je ne vous dis pas le nombre de violations commises aujourd’hui et hier… »
- « Ne vous inquiétez pas capitaine, il ne s’agit pas de violations, vous êtes dans le cadre de votre mission. »
Je raccroche et explique à Philippe que nous sommes attendus, qu’il faut y retourner, il y a encore des blessés à évacuer. Il explique la situation aux passagers.
Notre escale aura duré un peu plus de 3 h.
21 h 43
Roulage.
22 h 09
Décollage de Santo Domingo avec un plan de vol pour Fort-de-France. Dès le contact avec le secteur de contrôle, Philippe lui annonce que pour raisons opérationnelles, il demande une clairance à destination d’Haïti. Nous l’obtenons sans aucune difficulté et nous mettons le cap sur ETBOD. Nous avons cependant trop de fuel pour respecter la limitation de la masse atterrissage si nous pouvons nous poser directement comme nous l’espérons.
Nous avons décidé de garder des aérofreins dehors, en prévenant tout le monde que cela va faire un peu plus de bruit.
22 h 40
Nous revoici dans l’attente à GANIV. Il fait nuit et nous tournons en compagnie d’autres appareils. Les phares sont allumés et nous surveillons le TCAS (détecteur d’avion conflictuel).
Le contrôle n’a pas de radar et il nous espace en fonction des arrivées. Il n’a aucune idée du temps d’attente et nous précise qu’il n’y a toujours pas de place pour nous sur le parking. Nous sommes numéro 7 à l’approche.
Romain réadapte une configuration d’attente pour ne plus surconsommer.
Par acquis de conscience, je réessaie de contacter Circus Fraise avec la HF ; toujours pas de réponse. Je retourne en cabine où se trouve le précieux téléphone satellite pour rappeler l’EMIA. Surprise par la clarté de la communication, je reconnais la voix du second colonel qui nous gère :
- « Mon colonel, nous sommes encore n° 7 dans l’attente. Nous pouvons attendre 1 h avant de dégager sur Fort-de-France ou 2 h pour Saint Domingue. Je vous recontacte dans cinq minutes pour avoir vos ordres. »
- « Très bien ! »
Je retourne au poste de pilotage. Dans le galley, je discute deux minutes avec la journaliste de France 3. Elle me dit :
- « Ce que vous faites est vraiment incroyable… »
Ces quelques mots me regonflent à bloc, et je retourne rappeler Fort-de-France. La réponse est très claire :
- « Vous attendez le plus possible et si vous ne pouvez pas vous poser, vous revenez à Fort-de-France. »
Je rapporte l’ordre à Philippe mais nous n’avons qu’une heure d’attente possible avant de dégager sur la Martinique.
23 h 50
Nous arrivons à notre carburant minimum. Il faut retourner à Fort-de-France.
01 h 30
Atterrissage à Fort-de-France. Nos passagers sont fatigués et déçus. Nous leur donnons rendez-vous le lendemain. Ils nous remercient pour l’accueil qui leur a été fait à notre bord, ils ont grandement apprécié d’être régulièrement tenus informés de l’évolution de la situation.
La journaliste m’interviewe avant de partir :
- « Alors que s’est-il passé aujourd’hui ? »
Je brode un peu en expliquant que l’ambassadeur a tout fait pour qu’il y ait une petite place pour nous sur le parking, mais sans succès…
En fait, le bilan réel de la journée c’est :
- 4 h 30 de vol Fort-de-France - Saint Domingue.
- 3 h 45 de vol Saint Domingue - Fort-de-France.
- Période de vol : 8 h 15
- Amplitude : 11 h 21
En résumé, nous aurons fait plus de 8 h de vol, nous avons forcé par deux fois un espace aérien fermé, un dégagement à Saint Domingue-Las Americas, deux tentatives pour se poser, 1 h 50 et 1 h 30 d’attente, pour rien.
Cette nuit je ne dors pas plus ; en regardant les chaînes d’information, je vois en boucle notre dérive sur le parking de Port-au-Prince, filmée la veille…
Samedi 16 janvier 2010
Nous sommes maintenant deux équipages totalement constitués. Philippe a différents ordres et contre-ordres pour sa rotation suivante.
Tout au long de la journée, l’heure de décollage de Fort-de-France sera modifiée.
Les Américains monopolisent la plate-forme de Port-au-Prince et donnent au compte-gouttes les créneaux d’atterrissage pour les autres nations. La France proteste officiellement auprès des États-Unis pour cet état de fait.
Philippe appelle le commandement du transport de Villacoublay, afin qu’il envoie un message à Air France pour la prise en compte de notre avion pour un départ en fin de journée. Il demande aux Opérations Air France de lui préparer un dossier de vol. Il tient informé l’Escale militaire et l’ETOM de ses mouvements. La situation sur l’aéroport de Port-au-Prince a évolué, dans la mesure où maintenant des créneaux officiels sont donnés avec un numéro d’accord.
Pendant ce temps, Olivier et moi partons à Fort-de-France. Nous voulons voir nos nouveaux chefs à l’EMIA pour débriefer la mission de la veille. Je découvre l’EMIA dans un fort qui surplombe Fort-de-France. Des lits de camp sont rangés sous les bureaux, la conversation est amicale avec nos interlocuteurs. L’un d’eux nous lance :
- « Qu’est-ce que je donnerais pour être avec vous là-bas… »
Nous devons aussi organiser le travail : rédaction du cahier d’ordres, obtenir toutes les dérogations pour la réalisation de la mission, etc. Celles-ci doivent porter sur le montage de la version Évasan avec 16 brancards, sur l’emport de gilets enfants et sur le nombre d’enfants par siège au cas où beaucoup d’enfants seraient embarqués.
Nous décidons de demander à Villacoublay de continuer à faire les messages de demande d’assistance auprès d’Air France. Ils nous expliquent leur nouveau travail pour nous obtenir des créneaux auprès des Américains qui gèrent maintenant la zone.
Si un AWACS avait pu être envoyé dès les premières heures pour assurer le contrôle de "l’approche", je pense que l’arrivée sur le terrain aurait été moins scabreuse.
Les Américains ont réglé ce problème en octroyant des plages horaires d’occupation des parkings ; les avions attendus sont les seuls à se présenter à l’atterrissage.
Je demande aussi à nos interlocuteurs d’absolument régler le problème de Circus Fraise au plus vite : nous avons besoin de communiquer, ce n’est pas pratique d’échanger avec Dakar pour avoir des réponses…
Ils sont parfaitement conscients du problème. La communication est un souci majeur à tous les niveaux ; l’attaché de défense que nous avons déposé il y a deux jours ne peut plus communiquer avec eux, sans doute les batteries de son téléphone satellite sont-elles à plat…
Ensuite, nous nous rendons à la base du Lamentin pour voir avec le secrétariat des opérations de l’escadron de transport "Outremer" comment nous organiser pour les débriefings des ordres de mission aériens et du cahier d’ordres. Ce dernier sera amené à l’avion par l’escale : le Cdt de bord rédigera l’ordre de vol et le Cdt de l’Armée de l’air descendra de l’EMIA pour le signer. L’escale le ramènera à l’avion pour débriefer le vol. Mon souci permanent est de trouver des solutions simples à tous nos problèmes…
De retour à l’hôtel en fin d’après-midi, nous retrouvons Philippe qui se prépare pour une rotation nocturne. Nous sommes optimistes sur le succès de sa prochaine rotation.
Je reçois un petit mail de notre Cdt d’escadron qui nous félicite pour ce que nous avons déjà accompli. Il nous rappelle d’être prudents et de toujours prendre un maximum de fuel. [...]
Dimanche 17 janvier 2010
Philippe me relate son vol dès son retour. Leur trajet vers Port-au-Prince s’est déroulé sans difficultés. Il a pu déposer les passagers que nous avions ramenés la veille en Martinique. En revanche, sur place, les équipes médicales françaises ne les attendaient pas et n’avaient pas préparé de rapatriements sanitaires. Ils ont donc dû se résoudre à rentrer à vide.
10 h 00
Nous quittons l’hôtel. Arrivés à l’avion, nous rencontrons une équipe du SIRPA Air qui vient d’arriver de Paris. Ils veulent faire des images de notre vol, je n’y vois aucun inconvénient. Le technicien demande à enregistrer l’arrivée : ils nous installent de petits micros-cravates.
12 h 00
Appel téléphonique du commandant en second de l’ETOM qui veut savoir ce qui a été fait pour le message de survol de l’A310. Normalement, c’est Villacoublay qui gère cet aspect du vol. Comme l’EMIA a pris notre commandement, ce serait à eux de le faire. Mais puisqu’ils n’ont pas d’éléments pour nous, rien n’a été fait, et tout le monde se renvoie la balle à notre sujet. Il veut que je passe à l’ETOM pour donner des éléments. Je suis à la mise en route, je me contenterai de mon STS/HUM sur le plan de vol, et qu’il contacte Villacoublay ou Philippe pour avoir des éléments. J’apprendrai par la suite que Philippe gérera ce problème.
12 h 30
Roulage avec 102 passagers et 5,2 tonnes de fret sur 3 palettes.
Arrivons à slot-15 mn, c’est-à-dire 15 mn avant le créneau d’atterrissage : nous maintenons 16.000 pieds dans l’attente sur l’axe de GANIV.
Autorisés à descendre vers 5.000 pieds, puis nous sommes autorisés à nous présenter. Lorsque nous passons avec la tour, un C-17 de l’USAF s’annonce sur la finale un nautique devant nous. C’est beaucoup trop près ! Nous sommes dans les nuages, nous n’avons pas pu faire autrement, et initions immédiatement un virage à 360° par la gauche pour tenter de nous espacer. Je fais un simple geste à Olivier pour qu’il parte en virage. Nous commençons à bien nous comprendre, nous n’avons plus forcément besoin de nous parler.
McDonnell-Douglas C-17 "Globemaster III"
Nous nous représentons en finale, cette fois-ci 6 nautiques derrière le précédent. Un autre C-17 est derrière nous.
En courte finale, je vois deux hélicoptères militaires décoller sur la droite : 600 pieds puis 400 pieds, deux alarmes du radar anticollision :
- « Trafic ! Trafic ! ».
Celui-ci détecte la présence d’autres aéronefs à proximité. Notre système n’est pas des plus modernes, on ne peut anticiper cette annonce car nous n’avons aucun moyen de voir les trafics avant que ne résonne l’alarme. À chaque fois que j’entends cette annonce dans le poste, j’ai l’impression de bondir sur mon siège…
Nous poursuivons, je ne quitte pas les hélicoptères des yeux tant que leur trajectoire est conflictuelle. Après l’atterrissage, demi-tour sur la piste : avec l’avion derrière, pas question d’aller jusqu’à la raquette, la piste fait 43 m de large, ça ira.
Au parking, mes yeux tombent sur le micro du SIRPA : tout ce "bazar" a été enregistré, je l’avais complètement oublié. Je ne sais pas ce qu’ils vont en faire mais ça promet d’être intéressant…
Sur le taxiway qui relie le parking, nous longeons une bande gazonnée : tous les avions légers sont garés là. Nous faisons de grands signes à des collègues du Casa qui sont en plein chargement.
Embarquement sur un Casa-235
Le parking est toujours aussi encombré, mais il y a moins de piétons partout.
Au parking, les médecins nous disent aussitôt qu’il n’y aura pas d’Évasan.
Nous perdons 45 mn pour trouver un loader pour décharger l’avion. Une grosse partie du travail se fait à la main : les passagers participent également aux opérations de déchargement. Je n’ai toujours aucune information sur les passagers du retour. Pas de communication avec les téléphones GSM, je ne peux donc pas informer Fort-de-France des problèmes rencontrés. Je réalise assez rapidement que je vais avoir du mal à respecter mon créneau de 2 h.
Déchargement d'une palette (Sirpa Air)
L’attaché de défense qui est notre contact sur l’aéroport ne sait pas si l’ambassade nous a trouvé des passagers. Nous l’avons déposé lors de la première journée il y a trois jours et il n’a pas dû beaucoup dormir : il a l’air hagard…
Il y a un peu d’attente, je fais une interview pour le SIRPA, installée dans le poste de pilotage.
Pendant l'interview (Sirpa Air)
Restée sur mon siège pilote, j’ai un peu de temps pour observer ce qui se passe autour de moi. Des soldats américains sont en train de charger de très grosses caisses à côté de notre avion à l’aide d’un Fenwick. Ils font une fausse manœuvre et la caisse tombe de 2 m de haut dans un grand fracas.
Le fret débarqué (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Chaque nation vaque à ses occupations autour de nous, je n’ai pas l’impression qu’il y ait une grande concertation. Des militaires espagnols descendent de l’A310 garé un peu plus loin ; ils n’ont pas un signe pour nous en nous voyant. J’irais bien dire bonjour aux Canadiens du C-17 ; eux m’ont l’air de parfaits gentlemen…
70 passagers arrivent à 20 mn de la fin du slot, on met leurs bagages sur la palette avant qui est restée au sol. Le chef de cabine principal et son adjoint font la palette avec le convoyeur pendant que tous les MTA (militaires techniciens de l’air : soldats, stewards et hôtesses) font l’accueil des passagers et les placent dans l’avion. Nous conservons la première classe pour les dix médecins que nous ramenons et qui ont bossé sans relâche depuis deux jours. Olivier est en cabine pour préparer le vol, tout le monde s’est adapté pour que le travail soit fait, j’ai à peine besoin de coordonner mon équipage.
20 mn après l’heure prévue de décollage, la cellule de crise de l’ambassade a fait le tour de l’aéroport et nous a trouvé 30 passagers de plus, nous mettons les bagages dans la petite soute arrière nommée bulk.
Une longue file d’attente s’organise sous l’avion ; une secrétaire de l’escale de Fort-de-France que nous avons à bord comme convoyeuse, rédige le manifeste au pied de l’avion, avec un officier de la gendarmerie qui vérifie les passeports. Il m’appelle pour savoir si j’accepte de prendre une enfant sans accompagnateur : ses parents sont morts dans le tremblement de terre. Apparemment, elle aurait de la famille qui l’attend au Canada.
Contrôle à l'embarquement (Sirpa Air)
Une dame derrière elle dans la file d’attente nous a entendus et se propose d’être son accompagnateur sur le vol. L’officier m’assure que quelqu’un va bien s’occuper de cet enfant à l’arrivée.
Je la regarde quelques instants monter avec son petit sac à dos sur la passerelle… Et je repars pour organiser le reste…
55 mn après l’heure de décollage prévue : push effectué par les moyens civils haïtiens. Pour les Américains, nous sommes le gros avion blanc avec deux moteurs et des rayures bleues et rouges…
Nous décollons une minute derrière un C-2 Greyhound : nous avons la même clairance, monter 11.000 pieds dans l’axe. Je garde en vue ce petit bimoteur militaire pendant toute la montée ; heureusement que je l’ai bien surveillé car il nous coupe la trajectoire dès qu’il atteint l’altitude de sécurité.
Grumman C-2 "Greyhound"
Le photographe du SIRPA photographie notre décollage, avec la lumière du soleil en fin de journée.
À la frontière, activation du plan de vol à destination de Pointe-à-Pitre. Pour ne pas encombrer la radio et puisque nous avons assez de fuel, nous décidons d’attendre le secteur suivant pour annoncer que notre destination est Fort-de-France.
Atterrissage à Fort-de-France. Après inspection de l’avion, le technicien trouve une fuite hydraulique sur le train principal droit. Il appelle le technicien qui est à l’hôtel avec Philippe pour commencer un dépannage.
Fort heureusement, nous n’avons plus de créneaux à court terme, cette panne ne remet pas en cause l’activité opérationnelle.
Cette journée aura encore été très riche et tous les membres d’équipage auront eu un comportement exemplaire. Je suis fière d’être le commandant de bord de cette équipe.
22 h 00
Retour à l’hôtel. Je reçois un texto qui répond à une question posée à Port-au-Prince, les communications ont un peu de retard…
- « Votre ordre est clair : vous devez respecter impérativement votre créneau, ordre du COMSUP ! »
Aïe, je viens de violer un ordre !
Lundi 18 janvier 2010
Philippe et moi partons en fin de matinée à l’ETOM après avoir loué une voiture, car les militaires n’ont plus aucun moyen de transport à mettre à notre disposition.
Nous assistons au Mass Brief des équipages de transport : 2 C-130, 3 Casa avec leurs équipages supplémentaires de Creil et Mont-de-Marsan et nous.
Le commandant de l’ETOM organise tout ce petit monde. Pour ne pas en rajouter, nous décidons de garder un maximum d’autonomie pour la préparation des vols.
Retour à l’hôtel pour un après-midi de repos. J’en profite pour faire de la lessive, je suis partie avec une petite valise pour quatre jours, cela devient un peu compliqué. L’hôtel est très conciliant, nous faisons un point tous les jours, incapable de leur confirmer combien de temps tout cela va durer.
17 h 00
L’avion est passé "bon" par nos techniciens.
Mardi 19 janvier 2010
Un A340 de l’escadron est attendu, mais nous ne savons pas si notre avion doit rester ou rentrer. Le prochain créneau d’atterrissage en A310 serait le 24, dans 5 jours.
L’attente se poursuit. Philippe a organisé une soirée "de relève" : une nouvelle cabine va remplacer la mienne.
Nous accueillons l’équipage de l’A340 à l’hôtel Carayou et avons organisé un pot sous le boukarou. Nous avons invité le chef des Casa de Fort-de-France, les pilotes du "Vercors" venus en renfort, et l’équipage de la Sécurité Civile qui fait ses vols en Dash 8. C’est une grosse soirée, mes stewards expliquent à ceux qui viennent les remplacer ce qu’ils ont vécu : les nouveaux arrivants sont incrédules…
De Havilland Canada DHC-8-400 "Dash-8"
Dans la journée, nous avons cru comprendre que nous étions libérés, aussi avons-nous dit aux deux pilotes chargés de nous relever qu’ils pouvaient rester à Creil. On nous avait dit qu’à l’arrivée des C-130 Hercules, nous pourrions rentrer car les méthodes de travail se normaliseraient. Nous avons le sentiment que notre couverture médiatique trouve un excellent écho, et que notre avion, beaucoup plus visible que nos collègues en vert, fait davantage la une des médias. Nous devons donc rester, l’EMIA essaie de trouver des créneaux plus rapprochés pour nous.
Lockheed C-130 "Hercules"
Mercredi 20 janvier 2010
Dans l’après-midi, l’A340 rentre en métropole après avoir changé les personnels de cabine. Il rapatrie les passagers que nous aurions dû ramener la semaine précédente.
J’ai raté les « Au revoir » avec nos stewards et hôtesses qui m’en veulent un peu…
L’EMIA nous donne de nouveaux ordres. Philippe doit faire une rotation dans la nuit du 21 au 22, et je dois ramener l’avion à Paris à l’issue.
On commence à nous parler d’un grand groupe d’enfants, ainsi que de cercueils. Nous allons avoir un problème pour les gilets de sauvetage, et je me demande si j’ai une limitation pour le nombre maximal de cercueils. Les séances de brainstorming continuent.
Alors que j’essaie de me reposer un peu dans ma chambre, je reçois un appel du chef pilote des Airbus A320 d’Air France basés aux Antilles. Il souhaite connaître l’accessibilité du terrain dans l’éventualité de la reprise des vols commerciaux. Je lui donne tout ce que j’ai noté, mais il me semble que c’est un peu trop tôt, rien n’est très "commercial et réglementaire" dans notre façon de travailler.
Jeudi 21 janvier 2010
Une fois encore, Philippe me relatera son vol dès son retour. Il a pu déposer des passagers chargés de monter une antenne chirurgicale avancée. Sur place, il a eu un peu de temps pour observer que la situation se normalisait, l’Armée de l’air ayant déployé un détachement de transit interarmées (DETIA) ainsi qu’une station radio baptisée Circus Piment. Les rotations journalières des C-130 et Casa sont plus efficaces. Les convoyeuses de l’air (CVA) peuvent faire des Évasan sur beaucoup de leurs vols.
Il observe cependant qu’une grande confusion règne toujours sur le parking autour des avions.
Il s’est ensuite préoccupé de ses passagers : 73 valides, 3 Évasan, les 33 orphelins que nous devons ramener à Paris ainsi que 4 dépouilles mortelles. Il est maintenant soulagé d’avoir terminé son travail et de me laisser poursuivre.
Pendant son vol, je reçois un coup de téléphone du second de l’ "Estérel". Nos PNC sont bien rentrés, et nous devons tous nous retrouver le lundi matin à l’escadron : le général commandant la base souhaite nous accueillir autour d’un petit-déjeuner.
Il m’explique qu’il a organisé un entretien avec des psychologues militaires. C’est une excellente idée : les conversations avec les jeunes PNC ont montré qu’ils avaient vécu des moments très intenses, alors pourquoi ne pas profiter en effet de cette possibilité ?
Olivier et moi décidons de manger dans une pizzeria à la marina. Nous rencontrons l’une des personnes du Ministère des Affaires étrangères que nous avions croisée le premier jour. Il doit rentrer à Paris par un vol commercial. En me reconnaissant il me dit :
- « Ah oui, c’est vous la commandant de bord qui ne voulait pas décoller de nuit le premier jour ! »
Il a le même sourire en coin que l’ambassadeur le fameux soir… Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que je les ai fait bien marrer avec mes principes… Il a l’air tout de même un peu perdu et finit par nous demander :
- « Comment vous faites, vous, pour gérer tout ça ? Ce matin au petit-déjeuner dans mon hôtel, en voyant tous ces retraités en vacances qui se jettent sur les buffets, j’ai eu une drôle d’impression… »
Olivier lui répond que nous ne sommes pas seuls, nous vivons en équipage, nous nous retrouvons le soir autour de l’apéritif, nous pouvons discuter de la journée et la plupart du temps cela suffit à dégonfler les angoisses.
Je passe encore la matinée au téléphone pour organiser le retour. Je suis obligée de coordonner avec l’EMIA, l’escale militaire, l’escale Air France (qui est vraiment très, très arrangeante), et le commandement du transport. Lorsque je me couche, à 21 h, les consignes sont : vol ultra-confidentiel, personne ne doit savoir que vous ramenez des orphelins à Paris.
23 h 00
Appel téléphonique de l’EMIA. Il y a des travaux sur la piste de Fort-de-France, il ne reste que 2.000 m, est-ce que cela suffira pour la mission en cours ? Pas de problème pour eux. En revanche, j’espère que les travaux seront finis pour mon départ à 6 h 30, car j’ai quant à moi besoin de toute la longueur pour rentrer en direct…
Vendredi 22 janvier 2010 - 3 h
Je rencontre le sous-préfet à la réception de l’hôtel.
Grosse surprise, les infos à la TV montrent en boucle l’embarquement des petits passagers à Port-au-Prince ! Coup de téléphone de Villacoublay : l’Élysée demande confirmation au plus vite de notre atterrissage à Roissy. Quand je pense que la veille, on a tout organisé pour qu’Air France n’ouvre pas de comptoir et que les passagers passent uniquement par l’escale, afin que la discrétion soit maximale…
05 h 00
Nous retrouvons Philippe et son équipage à l’avion.
Embarquement des enfants (Coll. B. Brunet-Gaignard)
Il y a en soute 4 cercueils, les enfants reviennent à 6 h. On doit nous charger aussi de l’armement. L’escale me garantit que c’est compatible…
Installation dans l'avion (Coll. B. Brunet-Gaignard)
06 h 38
Push.
Un journaliste de France TV a été débarqué par un responsable des Affaires étrangères (responsable de l’embarquement). Il a fait le forcing pour couvrir le vol des orphelins et pour embarquer à notre bord. Notre charge finale nous permet un retour direct, et comme nous décollons de jour, nous ne sommes pas limités par la trouée d’envol.
À l’arrière, notre avion ressemble à une crèche. Nos hôtesses se sont transformées en puéricultrices !
Nous rencontrons de légères turbulences pendant le vol, et sommes obligés de réduire la vitesse. Nous privilégions le confort des petits passagers plutôt que l’horaire du tapis rouge…
Olivier attire mon attention sur le fait que la quantité d’hydraulique du circuit vert ne cesse de diminuer. Ce circuit alimente la sortie normale du train, le freinage normal et la dirigeabilité, et si nous sommes en panne à l’arrivée, ça va être compliqué…
Après étude des check-lists et des circuits, nous optons pour la stratégie suivante : sélection du pilote automatique 2 (qui est sur le circuit jaune) et nous couperons les pompes vertes au niveau de la quantité d’urgence. Le but est de rallumer les pompes à la fin du vol pour utiliser le circuit en normal du dernier palier jusqu’à atterrissage.
Croisière au Niveau 340 ... sous la surveillance de Nounours (0. Santicchi)
Lorsque nous passons avec Brest Contrôle, alors que nous sommes encore au-dessus de la mer, notre niveau a encore baissé, nous coupons les pompes.
Nous débutons la descente, le chef de cabine principal vient nous voir au poste très ennuyé : la plupart des enfants pleurent, ils ont très mal aux oreilles. Les petites turbulences les rendent malades, ils sont en train de vomir les uns après les autres…Nous diminuons le taux cabine au maximum, et les contrôleurs de Brest et Paris sont très conciliants.
En finale, nous récupérons nos pompes hydrauliques, tout fonctionne à nouveau.
Atterrissage et retour parking, il reste suffisamment d’hydraulique, mais les niveaux ont encore baissé.
10 h 23 le 23 janvier, atterrissage du F-RADB à Roissy
Au parking du terminal 3, les secouristes de la Croix-Rouge prennent en charge les enfants.
La surprise des enfants, la joie des parents adoptifs
Les soutes sont vidées et je débriefe les documents de bord. Cette fois, c’est bien terminé !
Sans doute les 2 semaines les plus denses de mes 19 années de service !
Je retiens de tout ceci, que lorsqu’il s’agit de sauvetage de vies humaines, les intérêts individuels s’effacent. L’escale d’Air France à Fort-de-France a rapidement réorganisé ses équipes pour tourner 24 heures sur 24, ce qui était inespéré pour nous ; nous ne pouvons rien faire sans assistance. Et de plus, en nous remerciant pour le travail fourni ! Le catering nous a livré des repas au milieu de la nuit, alors même qu’ils sont fermés. Air Caraïbes nous a prêté gracieusement des gilets de sauvetage enfants, en déséquipant un de leur ATR 42 ! L’hôtel où nous étions logés a reconduit notre réservation de jour en jour, puisque nous n’avions aucune visibilité sur l’avenir.
Les personnels de l’escale militaire ont fait un très gros travail pour gérer les chargements et déchargements, les embarquements, en ne ménageant pas leur peine aux escales ; ils nous ont également aidés à assurer la surveillance du ciel pendant les phases d’approche à Port-au-Prince.
Tous les membres d’équipage ont largement travaillé au-delà de leurs fiches de poste, sans savoir quelle pourrait être notre date de retour, sans faire le moindre commentaire négatif.
Bien que très difficile, je crois pouvoir dire que nous étions tous heureux de participer à cette mission, chacun a fait ce qu’il fallait pour que cela fonctionne.
Lundi 25 janvier 2010
Je retrouve tout l’équipage en salle de repos de l’escadron. Un petit-déjeuner préparé par la base nous attend. Le général a des mots très gentils pour nous tous et pour notre travail. Je savoure l’instant.
Tous ceux d’entre nous qui le désirent retrouvent les psychologues autour d’une table ronde. Chacun s’exprime librement. Je suis surprise d’apprendre que la dame qui est décédée à notre bord était parfaitement consciente en montant dans l’avion. Elle était accompagnée de son mari médecin. Elle avait discuté avec des hôtesses au début du vol. C’est en partie ce qui a le plus choqué les PNC : aucun d’eux n’avait imaginé qu’on puisse mourir durant notre vol puisque les médecins nous avaient clairement expliqué que nous ne rapatrions pas de cas désespérés.
Nous nous séparons peu après, chacun étant libre par la suite de contacter les psychologues, sans que notre commandement soit au courant, pour parler de tout ce qui a été vécu. Je ne sais pas si l’un d’entre nous en aura besoin.
J’ai maintenant de nombreux comptes rendus à faire, il faut tirer les enseignements de ce qui vient de se passer pour avoir une meilleure organisation.
Quelques jours plus tard, le Premier Ministre invite des représentants de toutes les délégations.
J’ai découvert le palais de l’Élysée quelques années plus tôt lors des vœux du président de la République, je suis fière cette fois de représenter "l’Estérel" à Matignon.
Mais nous n’oublions pas que les Haïtiens sont loin d’être tirés d’affaire… Le bilan officiel fera état de plus de 200.000 morts.
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Au mois de février, le Président de la République décide de se rendre aux Antilles. Il doit rendre hommage à tous les intervenants du séisme sur le sol antillais. Mon Cdt d’escadron m’annonce que je dois représenter l’ "Estérel" à cette occasion.
Je dois donc être coordinateur sur l’accompagnement du voyage officiel et une fois l’avion posé, prendre contact avec le commandant de l’ETOM pour prendre les informations de la cérémonie
Jean est commandant de bord pour ce vol qui part le 16 février 2010.
Nous avons prévu comme d’habitude une escale aux Canaries, mais en étudiant notre dossier de vol, nous découvrons que le vent est travers à la piste de Las Palmas, au-delà des limitations.
Contrairement à d’habitude, c’est le terrain de Lajes aux Açores qui a des conditions météorologiques plus favorables : je fais préparer à nouveau tout le vol en changeant l’escale, après m’être assurée que les autorités portugaises acceptaient notre survol.
Arrivés à Fort-de-France, je contacte le chef de l’escadron "Antilles" comme convenu, pour prendre les consignes pour la préparation de la cérémonie. Sa réponse me surprend :
- « Nous avons complètement finalisé le format des délégations et fait les répétitions, il n’est pas prévu que vous soyez là… »
Je ne veux pas m’imposer, je n’insiste pas [...]
Le lendemain, nous faisons escale à Cayenne pour la suite du voyage officiel et nous traversons l’Atlantique sans avoir besoin de faire escale en route.
Barbara BRUNET-GAIGNARD
Extrait de « Femme pilote dans l'Armée de l'air » (Éd : JPO - 2016 - 400 pages - 24,35 €)
Attention : de nombreuses illustrations de cette présentation ne figurent pas dans le livre !
Date de dernière mise à jour : 14/04/2020
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