Pour une poignée de boulons
Variante du Western " Pour une poignée de dollars"
17 novembre 1959 au matin.
« trail, auto-rich, plein p’tit pas, un quart volets... »
Le Dak 824 pointe son nez écarlate au vent de la "26" du Bourget...
« roulette... , ... boosters... »
... et s'élance de toute la puissance rageuse de ses "Pratt".
Destination : Pointe-Noire, via Istres, Alger, Aoulef, Gao, Lomé, Douala. Du tourisme, en quelque sorte.
Équipage musclé. Tous sous-officiers à l'époque : deux pilotes, un presque ancien Adjudant (votre serviteur), et un presque jeune Sergent-Chef (1) un Adjudant navigateur, deux mécaniciens - un Sergent-Chef navigant bien rodé et un Sergent "de piste" lauréat du concours organisé par "Air-Béarn" (premier prix un voyage exotique) - et enfin un Adjudant radio nostalgique du SARAM "3/11" et de la grande fenêtre de la porte de secours du "Ju" (la race hybride "radionavigateur" commençait à peine à pénétrer dans les escadrons).
Vol sans histoire jusqu'à Istres en 3 h 05, puis jusqu'à Alger l'après-midi où le 824 se pose de nuit après 3 h 40 de croisière par un temps de demoiselle. "George" (oui, oui, sans "S", c'est british) a bien travaillé. Le 19, Aoulef, escale technique dans les sables resplendissants sous la lumière d'un ciel d'une pureté divine. "Terre des Hommes..."
Puis Gao, où l'équipage passe la nuit après une ballade en ville et sur les bords du Niger que le soleil couchant embrase de mille feux, tandis que là, une pirogue glisse doucement sur l'eau tranquille, et qu'ici les femmes qui se baignaient, réalisant qu'on les filme, s'égaillent comme une volée de moineaux en se drapant précipitamment dans leurs voiles.
Le 20 au très petit matin, décollage pour Lomé, relié après 4 h 25, dont la moitié effectuée dans une nuit étoilée.
Et c'est maintenant que commence l'aventure...
L'horaire imposé par les OPS du GMMTA prévoyait un décollage de Lomé en début d'après-midi pour Douala.
Alors que la mousson commence à être virulente dans le secteur, une petite promenade digestive le long du littoral du Golfe de Guinée et des Bouches du Niger impose de se munir au préalable d'une bonne protection météo.
D'autant que si les "vieux" de l'équipage ont roulé leur bosse sous pas mal de cieux de l'univers plus ou moins cléments, c'est la première fois qu'ils tracent cette route.
Et qu'on leur avait dit que les deux fières sentinelles qui gardent l'accès de Douala, Santa Isabella et le Mont Cameroun, et bien, quand on la chance de les voir, ce n'est jamais en entier.
Première hypothèse, on est au-dessus des strato-cu qui composent le résidu, assez stable, des orages qui ont sévi la veille et se sont ensuite liquéfiés.
Ce sont alors des conditions agréables en croisière mais qui vont poser des problèmes d'approche après la percée, car si on voit bien la moitié supérieure des deux "os" on se demande ce qu'on verra en bas… et quand...
Deuxième hypothèse, on vole en dessous des cu-nimb en activité, et on ne voit que très difficilement la moitié inférieure des parpaings à cause de la visibilité réduite par les averses, on se fait allègrement tabasser, et on est ramené enfin de course à la première hypothèse.
Ceci dit, le docteur es isobares du coin nous ayant longuement exposé la situation - et surtout recommandé de passer "à terre" et non en mer car c'est là que se tenaient - c'est du moins ce qu'il nous a dit - les "gros méchants", nous partîmes... etc, etc.. munis du précieux papier enjolivé de dessins en couleurs que tout le monde connaît bien.
Avec la ferme intention de s'y fier, mais prudemment. Ce n'est pas aux vieux singes qu'on apprend à faire la grimace.
D'ailleurs, la grimace, nous n'allions pas tarder à la faire.
Dans le premier quart d'heure, celui consacré à la montée, tout se passe bien. Nous volons en conditions VFR avec une bonne visibilité. Cette situation se maintient au niveau de croisière, dans les 80, si ma mémoire ne me trahit pas, altitude raisonnable compte tenu de la topographie de la zone survolée dans l'instant et du plafond généreux qui nous permettra d'arriver à Douala "à vue".
Du moins, on le croyait.
Mais soudain l'horizon nous apparaît bien noir.
Et plus nous progressons, plus il devient noir.
Et plus on approche du noir, mieux on aperçoit les belles traînées de pluie qui descendent du noir pour rejoindre le vert du sol sur lequel on peut voir miroiter au loin les marécages du delta du Niger et autres rivières accueillantes, car la visibilité reste encore exceptionnelle et tout est calme.
Et bientôt nous abordons le noir avec ses averses. Est-ce sagesse de descendre un peu pour rester "dessous" ? Considérant le degré réputé d'agressivité des Cu-nimb dans cette région et notre penchant à ne pas vouloir jouer les héros en se f... dans la m... quand on peut faire autrement, nous pensons que oui. Ce qui fut fait après accord du contrôle.
Seulement voilà.
Plus on avance, plus le plafond descend, c'est bien connu.
Et plus la visibilité devient mauvaise. Sans parler du tabassage.
Et plus on descend.
Et plus les crocodiles du delta du Niger rigolent à gorge déployée en pensant au festin de viande blanche qu'ils vont peut-être pouvoir s'offrir.
A ce stade du récit, il faut préciser les positions des membres de l'équipage, lequel équipage commence à maudire le "pailleux" qui a pondu les horaires de la mission.
En place gauche, l'autre pilote du binôme, c'était son tour. En place droite, votre serviteur. Entre les deux, le mécano-nav debout (pour ceux qui n'ont jamais fait de Dak, je rappelle que, lorsqu’'il y a deux pilotes, ce qui était très rare à l'époque, il n'y a pas de siège pour lui sur ce piège) - position qui lui permet de surveiller ses pendules et de manœuvrer ses manettes avec les mains et le levier de verrouillage du train avec le pied quand l'éventualité se présente - , le radio dans son coin noir, le navigateur près de son petit hublot, assis bien sagement comme un écolier devant sa table, et le deuxième mécanicien sur une banquette de l'arrière.
Et aucune des places n'est vraiment confortable, car la bête commence à se démener dans tous les sens. Rallier Douala dans ces conditions devient vraiment dangereux.
Une solution consiste à dégager sur Port-Harcourt, occupé à l'époque par la R.A.F., mais nous n'obtenons aucun contact sur les fréquences sur lesquelles nous appelons.
Alors, décision énergique prise à l'unanimité après un rapide conseil de guerre… Le navigateur donne un cap retour, et hop "régime de montée". En plein Cu-nimb, d'accord, mais sûrement plus en sécurité que trop près du sol. Plus on est loin de la planète, mieux on se porte.
Deuxième décision énergique. Je "vire" le mécano-nav à l'arrière et le prie amicalement de s'attacher.
Il faut dire que le Dak - mes amours - je crois bien le connaître. et les mécanos ont l'habitude de me faire confiance pour dorloter leur mécanique.
Le spécialiste de la manip s'empresse de rentrer son antenne pendante pour éviter de se la faire cisailler par quelque facétie de la foudre et de perdre ainsi son plomb chéri.
Le navigateur se carre sur son siège et se cramponne à sa table.
Les mécanos, à l'arrière, couvent des yeux leurs hélices, chacun la sienne, prient pour qu'aucune fuite d'huile ne vienne souiller la belle tôle amoureusement briquée des fuseaux moteurs et surveillent l'arrimage du fret. Car nous n'avons que du fret, précieux il est vrai, comme on le verra plus tard, et ceci nous évite bien des soucis supplémentaires et la transformation du plancher en patinoire plus ou moins... odorante.
Et vogue la galère…
Et ce terme n'est pas tellement... déplacé.
Car, vu du cockpit, le spectacle du nez du Dak dans les Cu-nimb vaut son pesant... d'eau.
On dirait l’étrave d'une vedette rapide fendant les flots tant la densité du rideau de pluie qu'il ouvre devant lui est démentielle.
Du jamais vu dans la carrière. Ni avant ce jour là, ni après.
Avec en prime les infiltrations dans le navire - tout le monde sait que le pare-brise du Dak était étanche (!), si bien que les combinaisons des deux pilotes sont trempées par derrière par la sueur et par devant par l'eau de pluie.
Et parlons-en, des deux "cochers''. Les seuls à travailler. En silence, comme l'est d'ailleurs le reste de l'équipage.
Quatre bras sur les manches ne suffisent pas à maintenir l'avion dans une position décente et à empêcher l'altimètre et le vario de se livrer à une démonstration de cha-cha-cha, l'individu assis à droite jouant de plus des commandes de volets de capots. Un coup "closed", un coup "trail", un coup "closed", et comme ça sans cesse, parce que littéralement noyées dans un torrent d'eau glacée, les culasses refroidissent trop et on ne peut rester en permanence sur la position "trail", réglementaire en régime de montée. Les aiguilles des thermos s'en donnent alors elles aussi à cœur joie. Si notre bien aimé Chef de Piste voyait ça, ses cheveux se dresseraient sur la tête.
Bref un rodéo endiablé dont on parle encore dans les chaumières.
Jusqu'à ce que - miracle ! - le museau trempé du 824 débouche entre deux chandelles aux alentours de 13.000 pieds, les indestructibles "Pratt" soufflant autant que l’équipage, de soulagement... et de manque d'oxygène...
Épuisante, cette percée à l'envers.
À partir de là, la situation étant devenue (un peu) plus calme, le Nav reprend ses outils qu'il avait soigneusement enfermés pour les dissuader de vagabonder dans le poste d'équipage, et s'évertue à plotter les portes du slalom géant qu'effectuent les pilotes pour éviter de se remettre "dedans".
Et tout d'un coup un soleil radieux nous accueille en vue de Lomé.
Avec une constatation qui nous donne des envies de meurtre sur la personne du sorcier de la case départ : pas un millionième de huitième de nuages sur l'océan, ni à l'ouest, ni à l'est, ni au sud ! Le ciel est bleu, la mer est verte... Tout le noir était sur le littoral !
Inutile de dire que le dit sorcier en a pris pour son grade.
Une demi-heure après l'atterrissage, notre cheval évacuait encore l'eau accumulée dans ses flancs pendant sa folle baignade.
Le 21 novembre, nous rejoignions Douala de bonne heure le matin, sans problème. 1/8ème de strato-cu seulement à l'arrivée et une visibilité correcte. Sans doute l'exception qui confirme la règle. Douche et confort de l'escale (ce qui nous a changé de Lomé !).
Puis cap sur notre destination finale le lendemain, en baptisant mon co-équipier pilote (*) avec le contenu d'une bouteille de Perrier grand modèle au passage de la "ligne", car il ne l'avait jamais traversée.
Et à Pointe-Noire les caisses de boulons que nous transportions et qui étaient destinés à la construction d'un hangar ont pu être déchargées.
- « Dévoués, les p'tits Boeufs, hein ? »
- « Sûr, Joe ! Mais le "Dak", quel magnifique mustang ! »
Pierre MAYET
Mai 2002
Post-Scriptum
À l'occasion d'une escale du retour, l'équipage n'a rien trouvé de mieux que de baptiser le 824 "Ciel du Congo", avec cette inscription au feutre noir agrémentée d'un Cu-Nimb qui est restée à côté des Vaches, sur le nez de l'avion, bien longtemps après notre retour au Bourget. Pastiche d'Air France ?
Et, subjugué par la poésie qui se dégage du paysage, le pilote-baptisé (1) n'a pu s'empêcher de prendre par la suite de nombreux mois de vacances en famille à Pointe-Noire, ce qui lui a permis d'assister à la construction du fameux hangar... deux ans plus tard !
Nota (*) Il s'agit de mon cher camarade et ami Jean-Bernard LEDOUX, décédé brutalement en septembre 2001.
Extrait du "Recueil de l’ADRAR" Tome 1
Date de dernière mise à jour : 11/04/2020
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