Pont aérien sur Sarajevo
De juillet 1992 à janvier 1996 l’ONU a organisé un pont aérien pour ravitailler la ville de Sarajevo assiégée par des forces bosniaques et serbes. Quelques 160.677 tonnes de vivres et de médicaments ont ainsi été livrées, en grande partie venant du terrain de Split en Croatie. J’ai participé à cette mission du 14 au 21 janvier 1993 avec le Transall F98 F-RAZS. Cet avion avait été équipé d’un blindage sur le plancher du cockpit. Nous volions engoncés dans un volumineux gilet pare-balles qui ne nous laissait que peu de liberté de mouvement.
C-160 Transall de la 61ème Escadre de Transport basée à Orléans
Le trajet de Split à Sarajevo durait environ une heure. Nous transportions environ 10 à 12 tonnes de fret palettisé. Cela dépendait aussi du volume. Nous avions parfois quelques passagers intrépides. Le pont aérien était rigoureusement organisé et nous devions scrupuleusement respecter les créneaux d’atterrissage. Nous faisions entre deux et trois rotations par jour.
Lors de l’une d’elles, un Boeing 737 de Croatian Airline qui roulait devant nous sur le taxiway a adopté une vitesse d’escargot, certainement dans l’intention de nous gêner. Il semble que nous n’étions pas forcément bienvenus dans le coin (cela m’a été confirmé par un pilote de l’escadron qui parlait le serbe et qui avait écouté discrètement une conversation dans un bureau de l’aéroport).
Ce jour là, ayant pris quelques minutes de retard, j’ai décidé de couper dans la trajectoire pour essayer de rattraper le temps perdu. À l’arrivée à Sarajevo j’ai été aussitôt convoqué dans un local où se trouvait un officier, correspondant de l’armée serbe semblait-il. Assis bien droit derrière un bureau, les mains posées à plat il avait le charme d’un procureur s’apprêtant à demander une peine exemplaire. Il voulait savoir pourquoi je n’avais pas respecté la trajectoire requise. Il était au courant avant notre atterrissage ! Il a utilisé plusieurs fois le terme de « Rakete », ce qui signifie fusée en allemand. J’ai compris qu’il faisait allusion à la présence aux alentours de Split de missiles sol-air. À bon entendeur salut !
Décidément, Sarajevo, ville martyre et sa tristement célèbre Sniper Alley n’était pas une escale recommandable.
Je me suis souvenu que, pendant le virage que je n’aurais pas dû effectuer, j’ai aperçu fugitivement un C-130 britannique très bas au-dessus des cailloux. Cet avion n’était pas loin du nôtre sur le parking de Split. On ne savait pas quelle était sa mission. Je me demande s’il n’était pas à l’origine de la mauvaise humeur de l’officier serbe.
La ville et le terrain de Sarajevo sont situés en zone montagneuse dans une vallée encaissée. L’atterrissage se fait face au relief et le décollage dans l’autre sens un peu comme à Ajaccio. Compte tenu des conditions peu sûres, nous descendions le plus tard possible pour effectuer une approche sur une pente nettement supérieure à la normale. C’était facile avec le Transall qui est équipé d’aérofreins pilotables de 0 à 100%. Nous avions un carton où était dessiné le profil vertical de la descente avec les reports d’altitude en fonction de la distance. Nous adoptions la configuration volets 40° et les aérofreins à la demande pour gérer la vitesse.
Compte tenu de ces conditions, il fallait obligatoirement effectuer une approche à vue. Après l’atterrissage, on dégageait la piste par l’unique taxiway central. L’œil de lynx d’un membre d’équipage avait repéré pile dans l’axe de piste une petite maison à moitié démolie mais qui semblait occupée par un char dont on voyait le canon sortant d’une fenêtre et pointé sur les avions à l’atterrissage !
Le 16 janvier 1996, nous procédions au chargement de l’avion pour notre deuxième rotation du jour. Il y avait quelques passagers dont un homme grand, mince, habillé d’un costume un peu élimé. Cet homme avait déposé aux pieds de la rampe arrière une grosse valise. J’ai voulu aider le soutier et j’ai saisi la valise pour la mettre en soute. La poignée m’est restée dans la main. Ce bagage me semblait bien lourd. J’ai discrètement regagné ma place gauche.
Arrivés à Sarajevo, le déchargement a aussitôt commencé. Pas de temps à perdre. Le terrain était tenu par les français. Nos paras assuraient le transport des palettes et conduisaient entre les avions à une vitesse qui ne laissait pas de m’inquiéter. J’espérais qu’ils maîtrisaient leurs engins dont les grandes lames auraient bien pu percer la peau de l’avion.
Nous étions restés bien au chaud dans le cockpit, chacun à sa place. L’APU tournait avec son bruit habituel et infernal. Nous portions tous un gros casque radio, pas très confortable mais qui nous isolait bien du bruit ambiant. L’avion était prêt pour le vol. Tout allait bien. Déchargement terminé, le soutier a fermé la rampe. Il fallait laisser la place pour l’avion suivant.
Tout à coup nous ressentons un choc accompagné d’un gros boum. Ça y est. Ils ont percuté l’avion avec leurs satanés engins ! Puis deux autres boums. Nous avons vu les impacts sur le ciment du parking à une vingtaine de mètres devant nous. Avec deux nuages de fumée grise. On nous tirait dessus probablement avec un mortier léger. La tour nous appela aussitôt :
« UN 101 you are cleared to start up, taxi and take off » *
Le mécanicien navigant aux commandes avança les deux robinets carburant HP et lança la séquence de démarrage sur les deux moteurs en même temps. Je n’avais jamais vu ça. Et ça a marché. Merci aux Rolls-Royce Tyne 22. Avant que les moteurs n’aient atteint leur régime de ralenti sol j’ai relâché le frein de parking et commencé à rouler lentement vers la piste. Pas un mot dans le cockpit. J’ai sorti les volets 20°. Aucune check-list n’a été exécutée. Nous avons décollé directement sans remonter la piste. La montée s’est effectuée à la vitesse de pente maximale dans un silence tendu.
Après notre départ le terrain a été fermé. Arrivés à Split, une inspection n’a montré aucun dégât. Pourtant le premier obus était tombé entre l’avion et la tour de contrôle qui n’était pas bien loin.
Nous avons rejoint nos logements dans les bungalows de l’ancienne cité olympique au bord de l’Adriatique. C’était un endroit très agréable au calme surprenant. Nous appréciions beaucoup de faire un petit tour le matin au bord d’une eau limpide qui léchait gentiment la superbe côte rocheuse.
J’ai appris plus tard que le grand bonhomme à la valise n’était pas bienvenu à Sarajevo. Un obus de mortier est tombé sur un rond-point de l’aéroport derrière la tour de contrôle sans doute dans le but de l’éliminer. Je n’ai jamais su de qui il s’agissait.
* United Nation 101 vous êtes autorisés à mettre en route, rouler et décoller.
La clearance la plus courte et la plus concise de ma carrière…
Didier GAITTE
Date de dernière mise à jour : 11/03/2022
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