La plus belle peur de ma vie

19 mars 2004

Ma pensée fait soudain un bond de 50 ans en arrière pour revivre cette nuit du 19 mars 1954 qui restera gravée dans ma mémoire, parce qu’elle m’a fait connaître la plus belle peur de ma vie.

Ce sentiment fort fait que je me souviens parfaitement de l’évènement lui-même, mais que j’ai oublié tous les détails annexes. J’espère que les protagonistes de cette petite aventure ne m’en voudront pas, et que, s’ils lisent ces lignes, ils rafraîchiront et complèteront mes souvenirs confus.

Mon carnet de vol mentionne à cette date :

- (ma) fonction à bord : pilote
- Navigateur commandant d’avion : Lt de La Bourdonnaye
- Type d’avion : B-26 n° 479
- Heures de vol de jour : 1h15
                       - de nuit : 2h00
- 1 atterrissage de nuit
- Mission : BBT (bombardement) en VJ 140.723
- 125ème mission de guerre.

Il ne mentionne pas, malheureusement, le nom du mécanicien-navigant-mitrailleur, et je le regrette. Ces spécialistes, très méritants, travaillaient au sol à rendre les avions opérationnels, et en l’air encaissaient des « g » dans les bombardements en piqué et les mitraillages au sol.

Ce soir-là, donc, nous décollons, environ une heure avant la nuit, de Cat-Bi, terrain de Haï-Phong (Indochine), où est stationné mon unité, le Groupe de Bombardement GB 1/25 "Tunisie", commandé par le Commandant Barras.

Nous sommes en formation de plusieurs groupes de trois appareils A-26 Invader, improprement appelés B-26 :

- version "Bomber" : nez vitré avec appareil de visée où le navigateur-bombardier fait ses calculs pour le lâcher des bombes,
- version "Straffer" : nez plein équipé de 8 mitrailleuses 12,7 ou de canons.

La nuit est tombée lorsque nous arrivons près de l’objectif, en l’occurrence la cuvette de Diên-Biên-Phù. Notre mission consiste à bombarder les pitons autour du camp, là où les Viets sont postés, assiégeant nos troupes.

De nuit, nous ne pouvons, évidemment, qu’effectuer un bombardement en vol horizontal. Nous nous mettons donc en formation serrée. Comme chaque ailier, je colle à mon leader, qui va effectuer la visée pour nous. Cette méthode de bombardement nécessite une assez longue ligne droite et une tenue parfaite du cap et de l’altitude pour permettre la visée précise, et les trappes ouvertes, ce qui réduit la vitesse.

Tout de suite, j’aperçois une lueur sur ma droite, puis une autre sur ma gauche, puis devant moi.
Un feu d’artifice ? Nous ne sommes pas le 14 juillet ! Non, je réalise immédiatement : c’est la flak viet ! Il ont des canons anti-aériens et nous tirent dessus ! Le silence radio imposé m’empêche d’exprimer mes craintes. D’ailleurs, tout le monde a vu comme moi.

Je ne suis pas touché, mais je me dis que la densité du tir ne nous permettra pas d’y échapper.
Que faire ? Rien ! Impossible de changer de cap ou d’altitude : un avion à ma gauche, un avion à ma droite, un devant, et, je ne le vois pas, mais je sais qu’il y en a un derrière, plus haut ou plus bas.

C’est ce sentiment d’être pris au piège qui est le plus insupportable. Je dois, bon gré mal gré, continuer en serrant les fesses. Et en me disant que le prochain obus sera pour nous !

Le trajet sur l’objectif a sans doute duré moins d’une minute, mais il m’a paru sans fin. Enfin, les bombes larguées, nous recevons l’ordre de fermer les trappes, et le leader prend le cap du retour.

B26 bombardant
Douglas A-26 Invader "straffer-bomber" du Groupe Bretagne au-dessus du Tonkin en 1954
(on notera les huit mitrailleuses de 12,7 mm dans le nez)

Arrivés à la base, nous avons beau inspecter minutieusement l’appareil, pas de trace d’impact !
Les Viets ne sont pas si forts que ça, après tout ! « Plus de peur que de mal », c’est le cas de le dire.

Le lendemain, la peur a disparue. L’homme a la faculté extraordinaire d’oublier les mauvaises choses, heureusement. Je n’ai pu, ensuite, m’empêcher de penser aux équipages de la guerre 39-45 qui ont dû maintes fois éprouver cette peur en bombardant la Ruhr.

J’avais 23 ans, mais je me souviens encore de cette nuit sur Diên-Biên-Phù (qui tomba quelques semaines plus tard). J’y ai repensé, avec d’autres souvenirs d’aventure, en retournant, en 2001, dans ce qui est maintenant le Viet-Nam.

Et cette fois, avec un petit sentiment de culpabilité. Mais… service commandé !

 

Pierre DECROIX

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Date de dernière mise à jour : 04/04/2020

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