Perfide météo
« Des dragons noirs défendaient l'entrée des vallées, des gerbes d'éclairs couronnaient les crêtes »
Saint-Exupéry (Terre des hommes)
Angleterre 1973.
Bénéficiant d'un échange de pilotes entre la Royal Navy et la Marine Nationale pour une durée de deux ans, me voici fraîchement affecté au 845ème Commando Squadron. Spécialisé dans l'assaut, il est équipé d'hélicoptères Wessex 5 : la cellule du traditionnel Sikorsky, propulsée cependant par deux turbines et non plus par un unique moteur à pistons. C'est un appareil robuste et puissant bien adapté au travail avec les Royal Marines, complété en outre par un armement constitué par des paniers lance-roquettes ou des fusils-mitrailleurs axiaux.
Westland "Wessex 5"
Contrairement à la Marine française, il n'y a pas de copilote, le siège de gauche est donc désespérément vide, et seul un crewman, dans le cargo, complète cet équipage à deux dont les seuls contacts se font par l'intermédiaire du téléphone de bord.
Basés à Yeovil, dans le sud de l'Angleterre entre Bristol et Weymouth, il nous faut aujourd'hui rallier le nord de l'Écosse pour une période d'exercices avec les Royal Marines qui doit se dérouler à Arbroath.
Les "Wessex" de mon escadron à l'entraînement (Coll. M. Heger)
La météorologie n'est pas bonne (mais l'est-elle jamais au Royaume-Uni ?). Un secteur chaud couvre le pays du nord au sud en engendrant des stratus bas, des brouillards et de la bruine... Un temps que n'aiment guère les hélicoptéristes : suffisamment acceptable pour permettre de tenter le vol en contournant les points difficiles, suffisamment mauvais pour se faire piéger si l'on n'a pas bien évalué "jusqu'où l'on pouvait aller trop loin".
Nous sommes huit appareils. Notre leader, le lieutenant commander Mathews, a choisi un vol en vue du sol tout au long du parcours. Il est optimiste, trop peut-être !
Aux champs bucoliques, éclaircis ça et là par quelques blancs ruminants, a succédé une eau sombre, brune, parcourue de toutes sortes de navires, chalutiers colorés, cargos, blancs voiliers aux routes plus fantaisistes. Une mer bien fréquentée comme il convient à une nation maritime par excellence.
À 6 km de Cheptstow, les nuages se font plus bas, plus gris, plus sombres, mais dans ce pays on en a l'habitude. Et puis l'on peut descendre au ras des arbres, ralentir, ou encore faire demi-tour sur place, avantages de l'hélicoptère qui font que, dans ces circonstances, on tente toujours sa chance. Chance est bien le mot, et les Anglais ne s'y trompent pas pour qui "to take a chance" veut dire prendre le risque... en espérant que tout ira bien ! C'est très exactement ce que nous n'allons pas tarder à faire bientôt, car maintenant le ciel nuageux se referme sur nous.
- « Line astern, line astern ! »
Notre leader nous ordonne la ligne de file serrée, puis descend dans le relief, cherchant une route vers le nord nous conduisant vers des sols moins élevés. L'une d'elle semble prometteuse et notre chenille aérienne s'y engage prudemment.
- « Reduce to forty ! »
La vitesse tombe à quarante nœuds. Ça ne va pas trop bien devant. On est déjà au ras des arbres. Le décor était triste, il devient franchement sinistre. Les parois se rapprochent. Soudain, l'hélicoptère de tête se cabre pour un arrêt brutal. Coup d'accordéon derrière ! Le dernier appareil est surpris, il ne peut s'arrêter à temps et s'échappe... dans les nuages ! Exit le numéro huit.
Les sept autres, en vol stationnaire, effectuent sur place un demi-tour chacun, ce que l'on appelle joliment un "valley turn". Le ciel nous a coiffés et, comme au paradis, les derniers se retrouvent les premiers... Dieu merci, tout le monde arrive un peu plus tard au-dessus du Bristol Channel, à la recherche du numéro huit, dont le pilote est un tout jeune midshipman. Mais celui-ci s'en sort plutôt bien : après quelques minutes passées dans les nuages, il se débrouille pour effectuer tout seul une percée "sauvage" près de Seven Bridge et rejoint finalement notre groupe au-dessus du canal de Bristol.
On efface tout et l'on recommence. Le leader entame la Severn Valley vers Worcester à une altitude plus académique dans l'intention d'effectuer à Shawburry un ravitaillement devenu très pressant.
Kérosène pour les appareils, café pour les hommes. La pause est animée. On s'en est sorti, non ? On crâne même un peu... Le leader en tout cas n'a rien perdu encore de son optimisme béat.
Je ne suis pas très rassuré pourtant. Rien n'indique dans les prévisions météo une quelconque amélioration, le terrain qui nous attend est difficile, et la route bien longue. Dans ce genre de vol la radio est primordiale. Chaque mot peut être vital. Or si la langue adoptive de Conrad n'est déjà pas commode à comprendre du côté d'Oxford, imaginez ce qu'elle peut devenir une fois déformée par le laryngophone et l'accent irlandais, écossais ou cockney !
C'est la fin du briefing. Je me tourne vers le leader :
- « Tony, tu ne parles pas de la procédure d'éclatement en cas d'entrée intempestive dans les nuages »
- « Et pour cause. Nous n'entrerons pas dans les nuages ! »
- « Tu es bien sûr ? Tout à l'heure, pourtant... »
- « Un peu nerveux, non, notre Français ? T'inquiète pas, cette fois-ci ce sera bon ! »
Ça y est, le "Français" va passer pour un angoissé ! J'insiste encore un peu mais sans trop forcer. Pourtant, je sais très bien que si huit hélicoptères entrent dans les nuages sans être convenus à l'avance de routes divergentes et d'altitude de séparation, il y a un risque majeur de collision. Alors à la radio ce sera la cacophonie... en laryngo-anglo-écossais ! Et un hélicoptère ce n'est pas l'ONU, il n'y a pas de traduction simultanée. Enfin on verra bien.
Les informations de Liverpool indiquent du mauvais temps à l'intérieur des terres. Aussi le leader a choisi d'atteindre Carlisle, dans le Cumberland, en passant par la mer d'Irlande que l'on atteindra par l'estuaire de la Dee, près de Liverpool.
Pas de problème pour l'instant au décollage. Mais très vite on voit des nuages bas se dessiner du côté de Chester. Le leader infléchit sa route vers l'ouest, précisément vers le relief, les stratus bas et les nuages !
- « Line astern, Une astern ! »
On commence à connaître. Nous voici de nouveau en ligne de file dans la crasse, préoccupés au plus haut point de ne pas perdre de vue l'appareil qui précède, sans pour cela lui brouter le rotor de queue. Il faut encore descendre. On est au ras des arbres et nous suivons l'autoroute A55, sur le côté gauche bien entendu, à vingt nœuds - moins de 40 km/h - pas de quoi se faire prendre par les radars de la police !
Malheureusement quelques lignes à haute tension traversent notre chemin. Les pylônes se plantent dans les nuages. Première ligne, ça passe. Deuxième ligne, ça passe. Troisième ligne : chaque hélicoptère se retrouve tour à tour dans le coton, le temps de sauter le pylône, brève excursion dans l'inconnu. Chance encore !
Tout le monde est passé. Le plafond remonte maintenant. Cela devient bientôt confortable, et l'on peut voir l'estuaire de la Dee sur notre avant droit.
Qu'elle est belle cette mer d'Irlande soudain ! La visibilité atteint huit à dix kilomètres : le luxe ! Le moral revient. J'entends mon crewman moduler un air irlandais (il est Irlandais !). Mélopée pour l'acier des vagues, la douceur des lumières, les taches, vives parfois, de quelque chalutier tenace.
On atterrit enfin à Carlisle.
On y complète les pleins, car le chemin va être long maintenant pour atteindre Arbroath sur la côte est de l'Écosse : un chemin pavé de terres hautes qui retiennent les nuages. Au briefing, la situation météo n'apparaît toujours pas des plus réjouissantes.
Le plan de navigation est simple, comme l'est souvent un plan avant d'être confronté avec la dure réalité : de Carlisle, on coupe à travers terres vers Newcastle et là, c'est gagné, il n'y a plus qu'à suivre la côte est de l'Écosse jusqu'à Arbroath.
- « Tony ? »
- « Non, Michel, on n'entrera pas dans les nuages. Tu peux me faire confiance, non ? »
- « C'est-à-dire justement que... »
Mais il me faut encore ravaler mes 2.000 h de vol au fond de mon carnet. Ces heures-là n'étaient pas anglaises, étaient-elles ? Pour mes camarades, je ne suis qu'un pilote comme les autres, nouvellement arrivé au Squadron. En clair je n'ai qu'à suivre... et la boucler !
Pourquoi les autres pilotes ne disent-ils rien ? Sont-ils inconscients ? Se doutent-ils seulement du danger ?
Le décollage ressemble aux précédents, dénué de tout enthousiasme. Les stratus sont encore là, à moins de deux cent cinquante mètres au-dessus du sol.
- « John ? »
- « Yes sir ? »
- « Vous êtes irlandais du Nord ou du Sud ? »
- « Du Nord, sir... et catholique ».
J'entame avec le crewman un dialogue sur l’IRA. Il est assez franc et le téléphone de bord n'est pas branché sur table d'écoute... On n'en est encore qu'aux grands principes d'ailleurs. Vingt minutes viennent de s'écouler depuis le décollage.
- « Line astern, line astern ! »
J'en étais sûr ! Il faut encore descendre, se resserrer, visser son regard sur le rotor de queue du copain qui précède. Je me sens maintenant crispé aux commandes. Ça commence à bien faire !
Tiens, le leader s'énerve.
Un mur gris et cotonneux se dresse en face de nous, imparable. Les sept premiers appareils sont absorbés comme de ridicules insectes. Le numéro huit, qui décidément donne dans l'originalité, réussit, au prix d'un surcouple, à faire demi-tour et rester en vue du sol.
Mais dans l'immédiat, la radio crache des ordres, des caps, des altitudes, je m'y perds, ces Anglais parlent trop vite ! Et ces sacrés laryngophones, ça vous mange la moitié des mots !
Je me cramponne à l'appareil qui me précède. On monte dans une crasse épaisse, je ne vois plus que sa poutre de queue, j'ai l'impression que je vais la découper en rondelles avec mon rotor. Il semble s'enfermer dans une spirale ascendante. Je le suis.
- « John ? »
- « Sir ? »
- « Qu'est-ce qu'ils ont dit ? »
- « Je n'ai rien compris, sir. Foutrement trop rapide. C'est un putain de bordel »
Mon cœur est dans un étau. Où sont les autres appareils ? Que font-ils ?
Soudain mon copain de devant disparaît, comme absorbé par la fumée blanche d'un magicien.
Je prends un cap sur la droite qui diverge de quarante degrés du sien, enfin du dernier cap que je lui connaissais, et continue à monter. Que font ceux qui me suivaient ? Y en avait-il ?
Je deviens œcuménique comme ce n'est pas possible. Tous les saints, tous les dieux qui me passent par la tête sont appelés à veiller sur nos deux vies. Je voudrais être une mouche et voir de tous les côtés à la fois. Mais sur la gauche je ne peux rien apercevoir et le siège du copilote est désespérément vide ! Au bout de quelques minutes, qui m'ont semblé des heures, le silence est rompu.
- « Ici leader. Je suis à 3.500 pieds en conditions de vol à vue entre deux couches de nuages. Ralliez-moi par homing. Ici leader, je suis à 3.500 pieds en... »
Cette voix dans les nuages qui nous appelle : « Ralliez-moi par homing, ralliez-moi par homing ! »...
On dirait un film de série B. Mais les minutes passent, martelées par la litanie du leader, et puis, soudain :
- « Number two visual ! »
- « Number three visual ! »
En voilà déjà trois de regroupés. L'espoir renaît. Je suis avec frénésie les indications de mon homer, une aiguille sur un cadran qui m'indique, sans grande précision d'ailleurs, la direction des émissions du leader.
Les minutes s'écoulent, denses.
- « Number four, visual ! »
Encore un qui a de la veine ! Je sors enfin de la couche nuageuse et cherche dans la blancheur qui nous entoure.
- « Nom d'un chien, où sont-ils donc ? »
Le crewman, en bas, passe d'un bord à l'autre de l'appareil, scrutant le ciel à travers les hublots, ou se penchant carrément à l'extérieur, par la porte latérale.
- « À droite, sir, plein travers, cap inverse, un peu au-dessus ! »
- « Number five, visual ! »
Je crie cela comme si j'avais marqué un essai au tournoi des Cinq Nations. C'est le soulagement. Quatre points noirs me croisent en effet assez loin, qui se suivent à distance : des canetons rattrapant leur mère. À mon tour je prends le leader en chasse.
- « Number six visual. »
- « Number seven visual. »
Le compte est bon maintenant, à l'exception du numéro huit qui est resté quelque part en bas. Stabilisée à 4.000 pieds, notre formation qui s'est dispersée sur plus de vingt kilomètres se resserre peu à peu, à un cap approximatif conduisant en principe vers Arbroath.
Pour l'instant le pire est passé. Encore faut-il aller quelque part, et surtout retraverser la couche nuageuse en toute sécurité pour reprendre la vue du sol. Mais où sommes-nous exactement ?
Le numéro quatre obtient enfin un contact avec Newcastle radar. On nous donne une position, il nous reste maintenant cent cinquante kilomètres à parcourir, toujours au-dessus de la couche, avant de pouvoir être repris par un autre radar : celui de la base aérienne de Leuchars, et être ramenés en vue du sol.
Avec la foi du charbonnier et nos réservoirs de plus en plus vides, nous mettons donc le cap sur cette base de la RAF.
- « Leuchars, ici Angel leader. »
Régulièrement, Tony essaie d'obtenir la base, sans succès. Cinq minutes encore. Nouvel essai.
- « Leuchars, ici Angel leader ».
La voix de notre leader est un peu prise maintenant.
- « Angel leader, ici Leuchars, parlez. »
Enfin une réponse, quelqu'un qui va nous dire où nous sommes, nous prendre par la main, nous ramener sur le plancher des vaches. On imagine déjà la percée par guidage radar : quelqu'un au sol vous donne des caps des vitesses. Une procédure banale et familière.
- « Désolé Angel leader, notre radar de percée est indisponible, il est en réparation. »
Quelle douche... écossaise ! Les yeux scrutent maintenant les jauges à carburant. C'est l'angoisse à nouveau. Il doit me rester vingt minutes de vol, pas plus.
- « De Angel leader, je compte rallier votre verticale par homing, puis percer au-dessus de la mer. Avez-vous une idée du plafond au-dessus de l'eau ? »
- « De Leuchars. La visibilité horizontale en mer est de cinq kilomètres, la couche est épaisse de trois mille pieds et le plafond, actuellement à mille pieds, s'abaisse rapidement. Vous avez une probabilité de formation de brouillard imminente de plus de quatre-vingt-dix pour cent. »
Consternation. Mais l'on n'a ni le choix ni une minute à perdre en tergiversations. Cap à l'est. Le leader donne quelques ordres que j'ai du mal à comprendre. Je ne suis pas sûr d'ailleurs d'avoir bien compris toutes les communications précédentes. Mon brave crewman a un accent irlandais si marqué qu'il ne m'est pas d'un grand secours, et d'ailleurs il commence lui aussi à être nerveux, ce qui renforce encore son accent naturel !
Toujours est-il que je vois soudain notre leader plonger résolument dans les nuages. Une minute plus tard, c'est le tour du numéro deux, puis du numéro trois... Silence, attente. Et enfin :
- « Ici leader. Hors couche, neuf cents pieds ! »
Voilà qui n'est pas si mauvais. Une minute encore.
- « Numéro deux. Hors couche huit cents pieds. Là c'est déjà moins bon. Un rapide calcul doit agiter tous les esprits. »
- « Numéro trois, hors couche sept cents pieds ! »
Alors se produit une chose dont la raison ne m'échappe pas tout à fait : je me retrouve seul dans le ciel, les numéros six et sept ont disparu. Aurais-je mal reçu une des communications radio ?
Je plonge à mon tour, les yeux rivés aux instruments : l'horizon artificiel, l'aiguille, la bille, le badin... l'altimètre !
- « Numéro cinq hors couche, cinq cents pieds. » Ça alors, qui a pris ma place ?
- « Six hors couche, quatre cents pieds. »
Je deviens donc malgré moi le numéro sept. Mais jusqu'où le plafond va-t-il descendre ?
Soudain une plaque grise, polie comme de l'acier, apparaît en dessous : la mer !
- « Sept hors couche, deux cents pieds ! »
Les premiers appareils doivent être déjà là-bas, au-dessus de la côte et suivre une large bande de sable qui remonte vers le nord.
À quelle distance suis-je de la terre ? La visibilité est loin d'atteindre les cinq kilomètres annoncés. Mettons le cap à l'ouest.
- « Ici leader. Attention bancs de brouillard sur la côte. »
Ça n'a pas l'air de s'améliorer devant.
En tout cas, eux, ils sont au-dessus de la terre...
Soudain, la côte. Quelque chose de flou et de vaguement linéaire, une bande de sable clair, tranchant le gris des eaux, en travers de ma route. Je vole maintenant à vingt mètres au-dessus du sol, remontant vers le nord. Mais, brusquement, l'appareil qui me précède de peu signale :
- « Numéro six, brouillard. Je me pose. »
Mon tour arrive, j'ai juste le temps de voir le feu à éclats du six, un peu devant. Partout le ciel est opaque. Je me pose derrière mon camarade.
Nous sommes sur la bordure maritime d'un champ de tir de l'armée. Dure, la journée. Mais terminée côté vols. Finies les émotions. Une Land Rover s'approche, phares allumés. Enfin quelque chose d'humain qui émerge de l'univers hostile dans lequel nous sommes plongés depuis ce matin. Quelque chose de bien terrien qui roule sur le plancher des vaches en s'y accrochant soigneusement de ses quatre roues motrices.
Trente minutes de cahots nous conduisent à nos camarades regroupés au mess d'Arbroath : sept équipages qui s'agrippent à la sacro-sainte pinte de bière, qu'à vrai dire j'apprécie cette fois-ci tout particulièrement. Il manque toujours le numéro huit.
Le leader est encore aux « opérations » pour essayer d'en savoir plus. Mais le voici qui revient.
- « Alors Tony ? »
- « Eh bien, heu ! Ça gueule de tous les côtés, surtout les civils ! Enfin, le huit vient de se poser sans casse à Edimbourg. »
- « Raconte ! »
- « Quand on a éclaté en entrant dans les nuages, on était en plein dans la zone d'approche de Newcastle. Le contrôleur avait un liner de la British Airways sur la pente d'approche. Il a failli avoir une attaque en voyant le feu d'artifice qu'on dessinait sur son scope. Il a dû faire remettre les gaz au liner, et avertir tous les centres de contrôle voisins. Bref le message Air Miss est déjà sur le bureau du boss. »
- « Et Johnny ? »
- « Ah ! Lui il s'est bien débrouillé, mais là encore il y a des trucs pas clairs. Quand il nous a quittés, il est retourné à Carlisle. De là-bas, il a téléphoné à notre base pour dire qu'il comptait en rester là et tenter sa chance demain. Eh bien, on croit rêver, un officier supérieur l'a persuadé de redécoller immédiatement pour essayer au moins de rejoindre Leuchars avant la nuit. Il paraît que la météo annoncée était bonne. Tu parles ! Quand j'ai appris ça, j'ai vite téléphoné à Carlisle pour l'empêcher de faire le con. Trop tard. II venait de décoller. On a téléphoné à Leuchars pour le dérouter sur Edimbourg. Bref, après être bien sûr entré dans la couche, Johnny a eu du mal à contacter quelqu'un à la radio, puis il a accroché Edimbourg. Il y a fait une percée contrôlée au radar. Il est sorti de la couche à cinq cents pieds et vient de se poser. Quand je pense qu'il n'a sa carte de vol aux instruments que depuis une semaine ! »
Dix heures se sont écoulées depuis que l'on a quitté Yeovil, notre base. La bière coule à flots maintenant. Douce sera la nuit !
Que mes amis britanniques ne m'en veuillent pas de raconter cette expérience. Qu'ils ne voient aucune perfidie de ma part, ce serait un comble !
Cette dure journée n'a pas de nationalité, ce fut une journée aéronautique comme peut-être d'autres flottilles ou d'autres squadrons en ont connues. Car aux commandes d'un aéronef, il n'y a jamais qu'un être humain, imparfait par essence, susceptible un jour où l'autre d'aberration ou de défaillance aux conséquences parfois dramatiques.
Quelques années plus tard, affecté à l'État-major de la Marine, aux opérations, j'ai vécu avec mes tripes la guerre magnifique des Anglais aux Falklands. Dans les récits parus plus tard, j'ai retrouvé les noms de quelques-uns de mes camarades du 845ème Squadron. Ils s'étaient couverts de gloire.
Michel HEGER
Extrait de "Une ancre et des ailes" (Éd : Éditions du Pen-Duick et Ouest-France - 1989)
- Shit : mot qu'aurait peut-être pu prononcer un général anglais si Cambronne... et si Napoléon avait gagné à Waterloo.
- Air Miss : message en usage dans la circulation aérienne, lorsqu'il y a eu risque de collision, et qui déclenche une enquête.
Date de dernière mise à jour : 11/04/2020
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