Pas de quoi s'affoler
Nous revenions sur Tananarive en provenance de la côte ouest avec un chargement de poissons. Ce jour-là, Benoît effectuait l'étape en place gauche du Goéland. J'étais à droite, devant le passage donnant accès à la cabine. Peu de temps avant d'aborder les Hauts-Plateaux, le moteur droit fit entendre un bruit sourd et se bloqua complètement, sans que je puisse passer l'hélice en drapeau malgré mon action sur le switch du système électrique Ratier, ce qui freinait terriblement l'avion.
Impossible d'atteindre Tana dans ces conditions, nous décidâmes de dérouter sur Tsiroanomandidy (là où il n'y en a pas deux qui commandent mais un seul), important village isolé en brousse dans une région réputée pour ses nombreux zébus donnant une viande de première qualité.
Il faisait très chaud et l'avion perdait lentement de la hauteur par rapport au sol, ce qui m'obligea à délester en ouvrant la glace latérale droite par laquelle je balançai, aussi vite que je le pouvais, de gros poissons pris dans les bacs à glace situés derrière moi dans la cabine, pendant que Renault grommelait sans arrêt :
- « Merde de merde on n'y arrivera jamais avec c'te putain d'hélice qui veut rin savouère. »
Avec son accent d'Avranches, qui déclenchait chez moi une crise de fou-rire malgré le tragique de la situation, Renault ralôchant :
- « ï a pourtant pas d'quoi s'marrer, grouilles-toi avec les bestioles, sinon on va y'avoir drouét. »
Torse nu et transpirant, les mains poisseuses et parfumées, pendant quelques minutes je réussis à en éjecter une bonne partie, ce qui nous permis d'arriver à la verticale du village qui bénéficia également de cette manne tombée du ciel, les villageois n'en comprenant pas la raison, les vazahas ayant parfois d'étranges habitudes...
À bout de souffle, nous nous posâmes de justesse sur la piste en latérite, du genre porte-avions amélioré, située en bordure immédiate du village, le terrain étant envahi par des zébus. Plus tard, nous apprîmes que c'était le jour de la foire aux bœufs. C'est par miracle que nous passâmes à travers les bêtes qui détalaient devant nous, certaines tombant dans le ravin.
Durant trois jours, nous eûmes la chance d'apprécier l'hospitalité d'un merveilleux petit hôtel de brousse, tenu par une française d'une soixantaine d'années, seule européenne du coin, veuve d'un colon ayant décidé de terminer sa vie dans le pays. Nous ne vîmes pas d'autre européen durant notre séjour embaumé par l'odeur des poissons mis à sécher au soleil sur tous les toits en tôles des cases du village, les indigènes n'ayant encore jamais vu des poisons de mer dans cette région perdue...
Le diagnostic moteur que nous examinâmes était sans appel, une bielle cassée net bloquant tout l'ensemble.
L'unique employé de la petite agence postale réussit à contacter Tana en télégraphie pour envoyer un message à notre patron, Michel Champion, lui indiquant la nature de la panne et en demandant à notre mécanicien Jean Belot de venir avec la camionnette nous amener un autre moteur.
Dans l'après-midi, nous fûmes empestés par un taxi-brousse arrêté devant l'hôtel et dégageant une odeur pestilentielle. Ayant perdu le bouchon de vidange du pont arrière, toute l'huile s'était répandue sur la route. Système D oblige, le conducteur l'avait remplacée par de la bouse de vache fraîche et obturé l'orifice avec un bouchon de bois taillé au couteau. Mal ajusté, il avait cédé devant l'hôtel, libérant les excréments surchauffés parfumant l'atmosphère...
Le troisième jour notre mécanicien arriva avec Champion complètement affolé à l'idée de nous trouver en piteux état au petit hôpital du village, l'opérateur de Tana ayant mal décrypté le message en morse, au lieu de lire «bielle cassée» il avait transmis à Champion «billes cassées» d'où l'inquiétude de Michel nous imaginant la tête enveloppée de pansements...
Jacques LALUT
Extrait de "Des histoires de l’air" (Éditions Vario - 2011)
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Date de dernière mise à jour : 09/04/2020
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