Ouadi-Doum

7 janvier 1987, une 2ème frappe "chirurgicale"

Depuis l’indépendance du pays, en 1960, et peu après le début de la présidence de François Tombalbaye, en 1962, le Tchad est embrasé régulièrement par des luttes de clans soutenus plus ou moins ouvertement par la Libye du colonel Kadhafi qui veut faire passer ce voisin sous sa coupe. Pour mettre un frein aux visions expansionnistes du leader libyen, la France fut contrainte d’intervenir à plusieurs reprises (Opérations Tacaud, Manta et Épervier, laquelle est encore aujourd’hui d’actualité).

L’Armée de l’air lança notamment deux raids sur l’aérodrome de Ouadi-Doum, à 11 mois d’intervalle (16 février 1986 et 7 janvier 1987)

La lutte pour le pouvoir au Tchad avait commencé dès le début des années soixante, époque où ce pays grand comme deux fois la France, en grande partie désertique, avait accédé à l’indépendance. La France, à la demande des autorités au pouvoir à N’Djamena, était intervenue très tôt (1968) dans le conflit à la fois ethnique, clanique et politique opposant le président Tombalbaye au Front de libération nationale du Tchad, le Frolinat.

Les premiers aéronefs français s’étaient posés sur le territoire tchadien en août 1968. Ils avaient à peine quitté le pays qu’en 1973 la Libye s’immisçait dans le conflit, soutenant d’autant mieux les rebelles d’Hissène Habré qu’elle avait des visées expansionnistes sur le Tchad.

De rebondissement en rebondissement, la crise dégénéra à un point tel que la France, en dépit de la répugnance qu’elle éprouvait à s’engager dans une nouvelle intervention, fut contrainte de le faire, dès la fin de l’année 1977, en déclenchant l’opération Tacaud.

De Manta (83-84) à Épervier (86-en cours)

Le déploiement de quelques Jaguar A depuis Dakar n’empêcha pas le Président Maloum, successeur de Tombalbaye, d’être renversé par deux hommes qui allaient vite devenir des frères ennemis : Hissène Habré et Goukouni Oueddei. Ce dernier, soutenu par le colonel Kadhafi, entra en lutte ouverte contre Habré et s’empara de N’Djamena, mais il en fut chassé en juin 1982.

Un an plus tard, Goukouni Oueddei, toujours épaulé par les Libyens, repartit à la conquête du pays et s’empara de l’oasis de Faya-Largeau, une position stratégique essentielle dans le Borkou, au nord du pays.

Le Tchad reçut aussitôt l’aide du Zaïre, qui y expédia quelques soldats et avions, ainsi que celle, en août 1983, de la France. Engageant sur place, dans le cadre de l’opération Manta, des Jaguar, des Mirage F-1C, un C-135F et un Atlantic, les autorités françaises déterminèrent une ligne dite "rouge" que les Libyens et leurs alliés ne pourraient pas franchir sans amener une intervention automatique.

Le 25 janvier 1984, à l’occasion d’un accrochage avec une colonne ayant fait prisonniers des médecins belges de MSF, le Capitaine Michel Croci (1), de l’Escadron de Chasse 4/11 Jura" de Bordeaux Mérignac, était abattu par un canon de 23 mm libyen.

Après le décès du Capitaine Croci, le Président Mitterrand décidait de remonter la ligne rouge du 15° parallèle nord au 16°N. Puis, quelques mois plus tard, en septembre de la même année, les deux parties en présence conclurent un accord prévoyant le retrait de leurs forces respectives. Dès lors, les Français retirèrent une partie de leurs éléments, mais des reconnaissances menées par un Mirage IV A révélèrent bientôt que les Libyens procédaient à l’édification d’un aérodrome à Ouadi-Doum, à 150 km au nord-est de Faya-Largeau.

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La piste de Ouadi-Doum (Google Earth) 

L’Armée de l’air reçut l’ordre d’attaquer ce terrain, dont la longueur atteignait 3800 m, et qui représentait une menace inacceptable pour N’Djamena. Le raid mené par 11 Jaguar (2) le 16 février 1986 constituait non seulement une entreprise à caractère militaire, mais aussi une action politique par laquelle la France voulait montrer à Kadhafi qu’elle ne tolérerait pas une nouvelle tentative sur N’Djamena. 

L’attaque conduite par les pilotes de l’EC 1/11 "Roussillon" (3) fut une complète réussite, malgré les réserves de la presse à l’époque. Utilisant des bombes anti-pistes BAP 100 et des bombes classiques de 250 kg, les Jaguar, partis de Bangui, en République centrafricaine, endommagèrent gravement la piste libyenne.
 
Kadhafi ne tarda guère à réagir, puisque le lendemain, 17 février, un Tupolev Tu-22, bombardier triplace de fabrication soviétique, largua trois bombes, heureusement sans dommages, sur l’aéroport de N’Djamena. 

Tu22 blinder
Tupolev 22  "Blinder"

Mais l’escalade que tout le monde redoutait ne vint pas, le dispositif Épervier (4) qui débutait sa montée en puissance, jouant parfaitement son rôle dissuasif

Cependant, les Libyens ne renonçaient pas à leurs visées sur le Tchad. Le 14 novembre 1986, ils s’emparèrent de Fada, située à 250 km à l’est de Faya-Largeau, dans l’Ennedi. Hissène Habré, toujours au pouvoir, répondit en lançant une offensive de grande envergure vers le nord du 16°N, occupé par Goukouni Oueddei et ses alliés libyens. Partie le 2 janvier 1987, l’attaque gouvernementale submergea Fada le même jour, au prix de nombreux blessés Goranes de l’ethnie d’Habré.

En représailles, l’aviation libyenne bombarda les positions françaises de Biltine, Oum-Chalouba et Arada, au sud de la ligne "rouge" occupées par des légionnaires et des marsouins.

Craignant pour la sécurité des avions entassés sur un petit parking au sud du terrain de N’Djamena, en raison de grands travaux lancés à l’automne 86, le colonel Yves J…, commandant les éléments de l’opération Épervier (COMELEF), décida de les disperser.

Ainsi, une douzaine de Jaguar de la 11ème escadre de chasse furent déployés à Libreville, au Gabon, tandis que deux Mirage F-1CR de la 33ème escadre de reconnaissance rejoignaient, à Bangui, en Centrafrique, les quatre Jaguar de l’escadron de chasse 3/3 "Ardennes".

Quatre C-135F des FAS étaient répartis entre Libreville et Bangui. Seuls huit Mirage F-1Cdes 5ème, 12ème et 30ème escadres de chasse, un Breguet Atlantic de l’Aéronavale et quelques C-160 Transall demeurèrent au Tchad.

Le hasard des relèves des détachements faisait que les pilotes "chasseurs bombardiers" des Jaguar de Libreville étaient ceux de
l’EC 1/11 "Roussillon" de Toul qui, pour certains, avaient participé à la mission du 16/2/86, les pilotes des Mirage F-1CR "reco" étaient ceux de l’ER 1/33 "Belfort" de Strasbourg, et les pilotes de Mirage F-1C, ceux de l’EC 3/12 "Cambrésis" de Cambrai.

Ne pouvant laisser impunie l’intervention de l’aviation libyenne, Paris ordonna une nouvelle frappe chirurgicale sur l’aérodrome de Ouadi-Doum. Cette fois, il s’agissait de détruire les radars qui assuraient la sécurité de la base libyenne, toujours menaçante et très renforcée depuis le raid de début 86 !

Un coup pour rien

La nuit est déjà tombée lorsque les deux Mirage F-1CR se posent à Bangui-M’Poko, en ce 5 janvier. Toutefois, la salle d’OPS de l’escadron de chasse 3/3 "Ardennes" de Nancy-Ochey est en pleine effervescence. 

La frappe chirurgicale, c’est leur job avec leurs missiles Martel. Les quatre pilotes choisis pour la mission du lendemain n’ont pu profiter de leur dimanche. Depuis que l’ordre est tombé de l’Élysée, ils s’affairent sur leurs cartes, effacent, retracent, calculent le pétrole nécessaire, celui qu’ils demanderont aux ravitailleurs. Ils révisent les performances des radars qu’ils doivent attaquer, des avions qui pourraient les intercepter.

Tout est réglé, ils peuvent aller se coucher. Ils sont, comme les autres pilotes, arrivés sur le théâtre une semaine et demi plus tôt, entre les fêtes de fin 1986 ! Ce n’est pas la première fois que Guy W…, Jean-Paul S… et Patrick G… viennent en Afrique. En revanche, le chef de détachement, le commandant Thierry L…, vient d’être affecté au 3/3, sur Jaguar, après avoir volé quelques années durant sur Mirage IIIE à la 4ème escadre de chasse de Luxeuil.

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"Jaguar" avec missile "Martel"

L’Afrique, il ne connaît pas ; le Jaguar, il vole dessus depuis l’automne précédent et n’en a qu’une centaine d’heures à peine. Mais il est le chef, il sera en tête de la formation d’attaque. Une multitude d’images se télescopent dans son esprit. Comme ses camarades, il n’arrive pas à trouver le sommeil. L’angoisse, la peur ? 

L’appréhension de mal faire, plutôt ! La nuit se déroule très vite. Endormis vers 2 h, les pilotes se lèvent à 3. Surprise en ouvrant les volets de la chambre : l’Oubangui et la capitale sont noyés dans un épais brouillard. On n’y voit pas à 100 m. Mais il faut quand même y aller. Le stress bloque les tripes jusqu’au moment de la mise en route du premier moteur. Alors le professionnalisme reprend le dessus.

Guy W… est contraint, la mort dans l’âme, de rester au sol. Son missile s’est révélé défectueux lors des tests après la mise en marche des moteurs. Il regarde ses trois camarades s’enfoncer dans le brouillard de M’Poko et descend de son avion, le A-100, moite de transpiration. Il est 4 h 30 du matin et il fait déjà 28°C. Du merlon où il s’est perché, Guy W…aperçoit les dards des postcombustions se casser sur la piste en déchirant le brouillard. Thierry, qui a lâché les freins trente secondes avant Jean-Paul, essaie de conserver l’avion sur son axe en se basant sur les balises qui bordent la piste.

Les ravitaillements avec le C-135F se passent comme prévu, dans un silence radio total. Jean-Paul ressent un petit pincement au cœur quand il s’éloigne du ravitailleur et franchit le 16° parallèle. Les trois Jaguar survolent à présent le territoire ennemi. Thierry disparaît devant Jean-Paul et Patrick, qui le suivent à trois minutes. Ils ont décollé depuis plus d’une heure et le jour s’est levé. Ici, la visibilité est infinie et les paysages de l’Ennedi sont superbes. Comme ils approchent de l’objectif, les trois pilotes sont concentrés à l’extrême.

La mission du lundi 6 janvier n’aboutira pas. Les radars libyens n’émettaient pas. Pour que les missiles AS-37 Martel utilisés à cette occasion remplissent leur office, il aurait fallu que les appareillages électromagnétiques déployés par l’adversaire à Ouadi-Doum eussent été mis en marche. De cette façon, les missiles auraient détecté leur rayonnement et se seraient dirigés vers la source. Les trois Jaguar gagnèrent donc N’Djamena, où ils se posèrent au terme d’un vol de 3 h 25.

Pour contraindre les Libyens à faire fonctionner leurs radars, l’état-major des armées (5) décida de lancer par l’ouest une patrouille offensive de Mirage F-1CR que le radar avancé de Faya-Largeau, véritable sonnette d’alarme de Ouadi-Doum, détecterait à coup sûr. Dans la journée du 6, tous les avions de combat furent rassemblés à N’Djamena, les ravitailleurs restant basés, quant à eux, à Libreville et Bangui.

Veillée d’armes au Camp Kosseï de N’Djamena

La mission confiée aux pilotes français était d’une grande complexité. Depuis onze mois, époque du premier raid aérien français, les défenses de Ouadi-Doum avaient été notablement renforcées. La piste avait été refaite et les défenses anti-aériennes fortes de cinq sites de missiles SA-6, de huit postes de canons quadri tubes à guidage radar ZSU 23/4 de 23mm et de quarante-deux points d’appui- étaient très puissantes. Par ailleurs, les avions d’attaque français pouvaient se heurter à une éventuelle patrouille en alerte de Mirage F-1 ou de Mig-23 libyens. Le radar de surveillance lointaine Flat Face de Ouadi-Doum et les radars d’acquisition Straight Flush des SA-6 étaient prêts à fouiller l’espace aérien afin d’y découvrir un éventuel assaillant.

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Radar "Flat Face"

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Radar " Straight Flush" et SA-6

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ZSU 23/4

Les informations les plus récentes concernant l’objectif furent apportées de Paris par le Lcl Bernard G…, du 2ème bureau de l’État-major de l’Armée de l’air. Elles révélaient que les terrains d’Aouzou, à 400km au nord-ouest et de Maatan-Sahra, à 300km au nord, débordaient d’activité.

L’adjoint tactique du COMELEF, le Lcl Jean-Marie P…, qui fêtera ses quarante-quatre ans le lendemain 7 janvier, réunit tous les commandants de détachement : le Lcl Dominique C…, chef des ravitailleurs, le Cdt Jean B…, chef des C160 Transall, dont une citerne volante, le Cdt Pierre R…, chef du détachement de la 12ème escadre, le Cdt André C…, commandant de l’EC 1/11, qui a déjà participé à la mission du 16 février 1986, le Cdt Yvon G..., commandant de l’ER 1/33, le Cdt Thierry L…, chef du détachement et commandant en second de l’EC 3/3, et le LV C…, chef du détachement du Breguet Atlantic de la Marine nationale.

Il est 17h30, ce 6 janvier. Le soleil est déjà bas sur la fabrique de bière Gala, qui ne fonctionne plus depuis longtemps. Le Col Yves J... et le Col Jean-Claude M…, son adjoint, achèvent l’inspection de la base et considèrent d’un regard inquiet les vingt-six avions de combat entassés sur la plate-forme pour les besoins de la mission. La réfection de la piste et des parkings, entamée quelques mois auparavant, se termine. Le Génie de l’air a fait des merveilles. Le conseil de base quotidien a été annulé afin de permettre la préparation de l’opération.

Dans les trois grands hangars qui abritent les détachements, la tension monte, les esprits s’échauffent. On parle de la mission avortée du matin, et notamment du décollage des Jaguar de Bangui. Impressionnant ! Pourvus de deux réservoirs auxiliaires de carburant de une tonne chacun, de systèmes de contre-mesures et d’un missile AS-37 sous le ventre, le Jaguar atteint sa masse maximale autorisée au décollage. Les mécaniciens en sont béats d’admiration. Qui va encore critiquer le Jaguar après pareille performance ! On parle, on parle, sentant bien que quelque chose se prépare.

Le Cne Pierre G…, officier mécanicien du détachement de la 33ème escadre, est en grande discussion avec Adc F..., chef de piste, et ses collègues des 3ème et 11ème escadres. Personne ne connaissant encore les caractéristiques de la mission ordonnée par Paris, on envisage toutes les possibilités. Installera-t-on sur les avions des BAP-100, bombes anti-piste qui avaient été utilisées 11 mois plus tôt, des BAT-120, bombes d’appui tactique de 120 mm, des bombes de 250 kg freinées, des roquettes de 68 mm ?

Les mécaniciens de la 12ème escadre se montrent plus sereins. En effet, les huit Mirage F-1C du détachement ont déjà été armés de missiles air-air Matra Super 530F et Matra Magic 550, configuration classique des escadrons de la "Défense aérienne".

La quarantaine de pilotes de combat attend patiemment, qui allongé dans un transat, qui s’occupant à un concours de fléchettes. Un poste radio à transistor posé sur le rebord d’une fenêtre diffuse les informations de la station des troupes gouvernementales. Fameux guerriers, ces Goranes, ethnie qui forme les troupes d’élite d’Hissène Habré. Ils ont attaqué des chars T-55 libyens avec des Toyota armées de mitrailleuses de 12,7mm et des AML-90 de fabrication française, et provoqué une véritable débâcle parmi les troupes de Goukouni Oueddei et de Kadhafi.

Les bombardements incessants des SU 22 et des Mig 23 libyens n’ont pas entamé leur ardeur. Ils gagnent toujours du terrain, mais au prix de pertes telles que nos équipages du COTAM ont dû intervenir pour évacuer leurs blessés et que nos convoyeuses de l’air et nos chirurgiens interarmées ont déployé de nombreux efforts pour les remettre en état de combattre.

Il est 18h45. La porte s’ouvre sur la réunion qui vient de prendre fin. Les hommes ont les traits tirés, chaque responsable rassemble les pilotes qu’il a choisis comme équipiers pour la préparation et le tracé de la mission. Le commandant Thierry L., le commandant Yvon G, le commandant Pierre R. et le lieutenant-colonel Dominique C. mettent au point les phases de ravitaillement et les consignes de sécurité y afférant. Le tracé terminé, chacun "briefe" ses équipiers. Le commandant André C. et les pilotes de l’EC 1/11 quittent la salle en compagnie de ceux qui ne participeront pas à la mission du lendemain, tous très déçus.

Les six pilotes de Mirage F-1CR de l’ER 1/33 et de Jaguar de l’EC 3/3 s’isolent quelques instants. Ils en ont besoin. Est-ce la peur ou simplement l’appréhension ? Chacun mesure les risques. Les contre-mesures seront efficaces, ils le savent bien, mais que feront les intercepteurs ennemis ? Auront-ils affaire à des Libyens ou à des mercenaires bien entraînés ? Tout cela se déroule à une vitesse folle dans l’esprit de chacun.

On plaisante, pour se détendre, avec les huit gars de la 12ème escadre chargés de la protection des quatre ravitailleurs et de l’Atlantic, PC volant à bord duquel se trouvera le chef de la mission, le Lcl Jean-Marie P…, COMTAC (adjoint tactique) du COMELEF. On est prêt…

19h30 : tout le monde se retrouve au mess pour un des moments privilégiés de la journée. L’ordinaire est toujours excellent, nos cuisiniers se surpassent.

22 heures : le Lt Claude D., surnommé le "Libyen" par ses camarades, est fatigué, mais il ne parvient pas à trouver le sommeil, comme d’ailleurs la plupart de ceux qui prendront part à l’opération, demain. Son teint basané, qu’il doit à deux séjours précédents au Tchad, est accentué par une moustache sombre taillée à la gauloise. Le Lt Alain H., qui partage sa chambre, lui prodigue quelques recettes de grand-mère pour dormir. Le médecin du personnel navigant leur donnera à chacun une médication appropriée.

Derniers préparatifs

Mardi 7 janvier. Réveil à 6 heures. Après un petit déjeuner copieux, tout le monde se retrouve en salle d’opérations pour se remettre en tête la mission et les nombreux mots codés qui s’y rapportent. Le décollage du PC volant, l’Atlantic de la Marine, est prévu à 9 h. L’équipage de l’Aéronavale fait route vers la fameuse "ligne rouge" afin d’écouter le radar libyen de Faya-Largeau. Celui-ci fonctionne par intermittence, probablement pour surveiller l’Atlantic qu’il a détecté. Le chef de la mission, à bord, pense que le moment est venu. Il doit donner l’ordre de décollage à l’ensemble du dispositif en transmettant, sous forme codée, l’heure "H" de la frappe.

Cette heure "H", reçu en salle d’OPS du camp d’Ali Kosseï de N’Djamena, où stationnent les troupes françaises, est aussitôt répercutée vers Libreville et Bangui d’où les ravitailleurs ouvriront le bal. Ce coup-ci doit être le bon pour Jean-Marie P…, le jour de son anniversaire !

Les pilotes enfilent leurs pantalons anti-g et leurs holsters contenant une arme de poing. Il leur reste pourtant une heure avant de prendre place à bord de leurs appareils. Mais ils veulent se conditionner, se concentrer sur les différentes phases de vol.

11 heures : les deux pilotes de la 33è escadre sont les premiers à se diriger vers la piste et leurs avions (Yvon le 620 et Claude le 632). Il fait déjà très chaud, de l’ordre de 35°C à l’ombre ! Les camarades de la 3è escadre n’auront pas trop des 2.800 m de piste pour arracher leurs Jaguar, armés de Martel, du tarmac. Les quatre ravitailleurs C-135F doivent être déjà en route vers les points de rendez-vous. Ceux-ci sont prévus à Ati pour les deux F-1CR, à l’ouest d’Abéché pour les quatre Jaguar de l’EC 3/3 et en route pour les huit Mirage F-1C-200 (6) qui protégeront, par paire, les avions "lourds", en deçà de la ligne rouge.

À midi, chaque patrouille est en vue de son ravitailleur. Tout se déroule comme prévu. Les derniers litres de carburant sont difficiles à ingurgiter du fait de la traînée importante des avions. Les pleins achevés, la patrouille des deux Mirage F-1CR entame une descente par paliers, au cap nord, afin de passer sous la couverture radar de Faya-Largeau.

Les pilotes de "l’Ardennes", quant à eux, escortent leur Boeing jusqu’à un point convenu au briefing, qui leur sera indiqué par un signal sonore et leur permettra de recaler leur calculateur de navigation. À 160 nautiques au sud de l’objectif, la patrouille des quatre Jaguar se sépare en deux groupes espacés de trois minutes et commence la descente au cap d’attaque.

Missile parti : "Bingo !"

À bord de l’Atlantic, Jean-Marie P… fait des aller et retour entre la cabine de pilotage, la bulle de l’observateur avant et la table du "Tacot" (chef tactique de l’avion)

Il est 12h50, l’heure de la frappe approche. Le chemin parcouru par les deux patrouilles est reporté au crayon sur la table traçante : deux lignes parallèles espacées de plus de 100 nautiques (185 km) et orientées sud nord. Les Mirage F-1CR, qui suivent le trait d’ouest, ont encore un peu d’avance, mais les Jaguar, qui vont plus vite à ce stade de la mission, grignotent du terrain. Les deux pilotes du "Belfort" viennent d’atteindre le point de virage, au nord-ouest de Faya-Largeau. L’altitude moyenne de vol est de 300 pieds (environ 100 m) et leur vitesse de 450 nœuds ou Kts (environ 850 km/h)

À 12 h 51, les deux avions prennent leur cap d’attaque en virant de 90° par la droite et grimpent à 6000 pieds (~2000m)

Comme prévu, les détecteurs d’alerte radar annoncent aux pilotes qu’ils ont été accrochés par le Flat Face de Faya-Largeau. L’alerte doit avoir été donnée, notamment à Ouadi-Doum. Aucun mot n’a été échangé entre Claude et Yvon depuis le décollage.

Le paysage est superbe, mais les deux pilotes n’ont guère le loisir d’en apprécier la beauté. Pourtant, à 50 km au nord, l’Emi Koussi, un gros volcan qui culmine à 3415 m, émerge de la brume de chaleur dissimulant les reliefs du Tibesti. Le Borkou présente une variété de paysages inhabituels : désert de rochers noyés dans une immensité sablonneuse. Peu de pilotes ont eu, jusqu’à ce début d’année 1987, le privilège de survoler cette région située au nord du Tchad, hormis les équipages du COTAM.

À bord du Breguet, les spécialistes des écoutes se régalent. Le radar Flat Face de Ouadi-Doum s’est mis en émission continue, les fréquences radio entre Faya et Ouadi-Doum sont en ébullition, l’adversaire s’affole (7).

Pendant ce temps, les Jaguar approchent de l’objectif à une vitesse de 500 kt (950 km/h), à 200 pieds (60 m) sol. Ils sont à 50 nautiques (~92 km) de l’objectif. Thierry et Guy, de front à 2 km l’un de l’autre, sont les premiers à entrer dans le domaine de leurs Martel. Tout est testé, les missiles sont activés et les aiguilles balaient la plage des cadrans à la recherche d’une émission radar. Plus que quelques secondes avant le verdict.

Un calme presque irréel règne sur cette étendue de sable et de rocaille. Pas un son à la radio, pas une oasis… pas un avion ennemi. Le calculateur de Guy indique 35 nautiques lorsque l’autodirecteur émet un signal strident. La tension monte. Après un lever de doute rapide, Guy s’aperçoit que le dépointage de 10° en azimut ne peut pas correspondre à la cible. Est-ce un radar leurre ? Pas le temps de réfléchir. On agit en professionnel. L’entraînement quotidien doit faire ses preuves… Il grimpe à une altitude de 300 pieds afin de faciliter l’accrochage, mais le volume de détection du premier site de SA-6 est très proche. Pas question donc de monter plus haut.

Ça y est, le son reprend, la bonne fréquence s’inscrit dans le cadre et l’aiguille s’immobilise à "midi". Le témoin vert confirme le domaine de tir lorsque Thierry, apparemment moins chanceux, entame un virage de 180° dont la trajectoire coupe celle de Guy. Ce n’est que lorsque Thierry a disparu de sa glace frontale que Guy autorise le tir. Après une fraction de seconde qui paraît interminable, le missile quitte sa poutre avec un bruit sourd. Guy ressent d’abord le gain de poids, puis voit apparaître l’engin sous le nez de l’avion, majestueux, accroché à sa fusée d’accélération. Il le suit des yeux un bref instant avant de dégager vers le sud, de toute la puissance de ses deux moteurs, à une altitude inavouable. Il est tout juste 13 heures.

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Missile "Martel" AR

Derrière Thierry et Guy, Jean-Paul et Patrick ont eu moins de chance et ont fait demi-tour, non sans avoir agacé les Straight Flush des systèmes d’acquisition des SA-6. Au même moment, à 60 km au nord-ouest, les deux pilotes de Mirage F-1CR ont plongé vers une altitude de 150 pieds afin de disparaître des scopes de Ouadi-Doum et de Faya.

Ils ont commencé à virer vers le sud-ouest lorsqu’ils entendent le mot de code lancé par Guy, annonçant le tir de son missile. C’est la première fois que le silence radio est rompu depuis le début de la mission. Le commandant Yvon G. et le lieutenant Claude D. restent malgré tout concentrés, car la "ligne rouge" est encore loin.

À une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Faya-Largeau, Claude rompt le silence une seconde fois :
- "BF 10 h - 9 h - 8 h",

Le BF étant un détecteur équipant les Mirage F-1 et signalant au pilote qu’il est illuminé par un radar. Aucun ordre n’est nécessaire. Les deux pilotes poussent simultanément sur le manche et mettent plein gaz… Les cheminées de fée sont contournées comme le feraient deux skieurs dans une épreuve de slalom parallèle. Le point de montée calculé lors de la préparation est atteint, mais il n’est pas question, bien sûr, de "grimper", car la conduite de tir qui a détecté les deux avions doit s’appliquer à les retrouver afin de leur expédier un missile ou une volée d’obus de 23 mm.

Retour au bercail

La vitesse et l’altitude sont maintenues pendant encore 200 km (8). Il faudra se ravitailler en carburant pour pouvoir rentrer, ce qui n’aurait pas été nécessaire si tout s’était passé comme prévu. Le 17è parallèle nord est franchi. La concentration des pilotes demeure toujours très grande, mais la tension nerveuse est un peu tombée. Les deux appareils commencent leur montée pour atteindre l’altitude de 15.000 pieds.

Le leader de la patrouille appelle le PC volant afin d’être guidé vers le ravitailleur le plus proche. Ça y est ! L’écho radar d’une des quatre nounous apparaît sur l’écran du Cyrano IV MR (radar du F-1CR) : 20 NM, 15 NM, 10 NM. Claude annonce le visuel.

Il était temps ! Quand les avions passent la "ligne rouge", le kérosène qui leur reste correspond à celui qu’ils auraient dû avoir à leur atterrissage à N’Djamena, éloigné de 300 nautiques (555 km) ! Le leader manque son premier contact avec le réceptacle de ravitaillement (9). Le premier enquillage s’est révélé trop brutal, l’avion étant beaucoup plus léger que lors du ravitaillement effectué à midi. Claude reste calme sur la perche (position d’attente dans laquelle se place un chasseur avant de se ravitailler). Le plein d’Yvon est terminé. Claude peut y aller à présent. Tout se passe bien pour lui. Les deux pilotes respirent…

Ils reprennent alors leur route vers N’Djamena à l’altitude de 30.000 pieds. Il fait chaud dans les habitacles, mais la sueur qui ruisselle dans leur dos les refroidit un peu. Les Mirage F-1C et les Jaguar viennent de se poser quand les deux pilotes du 1/33 se présentent en finale, presque trois heures après le décollage.

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Mirage F-1CR

La piste est dégagée et, pendant le retour au parking, chacun regarde le Jaguar A-100 de Guy W… dont le missile AS-37 n’est plus accroché sous le ventre. Les serveurs des bitubes de 20 mm exultent lorsqu’ils aperçoivent l’avion. C’est réellement la joie sur la base.

Le COMELEF et tout son état-major nous accueillent au pied de l’avion avec une flûte de champagne bien méritée. La mission est un succès total.

Plus tard dans la soirée, Yvon et Claude apprendront par les marins de l’Atlantic qu’ils ont été poursuivis par un chasseur libyen sur une distance de 100 km. Mais celui-ci n’a pas pu rattraper deux F-1CR filant à 570 kt (environ 1000 km/h) et à 100 pieds sol (30 m) !  

Sueur froide rétrospective tout de même…

Yvon GOUTX

Origine du texte : Site Internet des "Vieilles Tiges"

(1) J’étais commandant d’escadrille au 4/11 avec lui de début 79 à septembre 81
(2) Un Jaguar est tombé en panne à la mise en route
(3) Le leader était le Cdt Alban de Tellier qui était commandant de l'EC 1/11 à cette époque
(4) Le premier "COMELEF" du dispositif a été le Colonel Hector Pissochet
(5) Le CEMA était le Général d’Armée aérienne Jean Saulnier
(6) J’ai appris, beaucoup plus tard, que le COMELEF avait "gardé" 4 F-1C à N’Djaména

Date de dernière mise à jour : 24/04/2020

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