Opération Chevesne
3 janvier 1984
Un détachement du 1/11 et du 2/11 effectue l’exercice Red-Flag aux États-Unis.
Le 4/11 est à N’Djamena, dans le cadre de l’opération "Manta", le 3/11 en revient, en parfaite condition opérationnelle : vol en très basse altitude, rejointe silencieuse et autonome des ravitailleurs C-135 ou C-160, décollage lourd avec armement réel, tirs de munitions "live" dans le désert, toutes les procédures de guerre sont bien assimilées.
Ce jour-là, les souvenirs intenses de la “ligne rouge” du Tchad occupent encore les esprits : nous avons laissé quelque chose d’inachevé, et d’autres nous ont remplacés. Pour le 3/11 de retour, janvier sera consacré au repas familial avant un départ prochain en Afrique, où à la routine sur une base trop calme.
Le 3 janvier 1984, le téléphone a sonné très tôt, il n’y aura plus de vacances pour le 3/11. Le Cdt de base tient à nous parler… du Liban.
Le porte-avion "Clemenceau" ne peut pour des raisons techniques assurer sa présence au large de Beyrouth. L’Armée de l’air prendra le relais du mois de janvier à partir de Solenzara avec une dizaine de Jaguar.
Nous sortons quelque peu ahuris du briefing pour découvrir 3 Transall prêts à être chargés de munitions réelles. C’est donc vrai, c’est pour nous et tout de suite. Alors le temps s’arrête, N’Djamena se confond avec Toul malgré la grisaille.
Les automatismes se remettent en marche pour la constitution de la cellule "Rapace" : désignation des pilotes, mécaniciens, choix des avions, des armements, préparation des contre-mesures, des cartes… Une seule directive est donnée : destination inconnue, mission Top Secret. Secret de Polichinelle puisque le journal “Le Monde” dévoilera deux jours plus tard notre mission.
Le 4 janvier l’alerte est prise à Zara et les pilotes se familiarisent avec la Corse et la Sardaigne tandis que les mécaniciens stockent les armements. Le 5 janvier à Hyères, nos amis de la 17F qui ont bombardé la plaine de la Bekaa deux mois plus tôt nous livrent leurs “trucs”, cartes, photos et conseils précieux.
À 16 h 00, le patron de l’opération "Chevesne" donne à Istres un briefing mémorable aux chefs de détachement Transports, Ravitailleurs et Jaguar : quelques semaines auparavant, nous étions tous sans exception à N’Djamena. Le temps se répète.
But de l’opération : effectuer une mission de bombardement au Liban avec six Jaguar. Les objectifs virtuels sont donnés. Seuls trois messages codés des Jaguar intéressent la base : nombre d’avions touchés, nombre d’avions abattus, armement délivré ou non.
Le décor vient de tomber brutalement. Ce n’est plus une vague alerte, c’est une préparation de mission de guerre à 1.600 NM de sa base. Et pour clore ce briefing, de découvrir l’angoisse de l’État-Major : est-on en état de délivrer précisément son armement après 3 h 1/2 de vol ?
Qu’à cela ne tienne : 4 Jaguar effectueront un tir de bombes 250 kg demain matin à Captieux après 4 h de vol. Les C-135 décollent d’Istres et nous de Zara, il nous faut rapidement “monter” la mission, deuxième édition des missions Tchad.
Mon pilote de Fouga, plus gradé, s’impatiente car il n’est pas lâché de nuit, et le crépuscule est déjà loin. Le temps s’accélère.
- « Écoute bien, rendez-vous 07 h 00 Z, niveau 240, coordonnées X Y (en Méditerranée), rejointe standard, tu me ballades où tu veux et tu me lâches 3 h 1/2 plus tard à 200 NM plein Ouest de Cazaux. Rejointe radio-radar sur Marsan après le tir. Ça marche ? »
- « Pas de problème ».
- « Sois à l’heure demain ».
Et le lendemain, ça a marché : vol de 5 h 1/2, les bombes au but en passe ops et en patrouille. L’État-Major était rassuré sur la crédibilité de la mission et satisfait de ses ouailles. Il ne lui manquait que quelques menus détails qui auraient modéré ses louanges : survol du territoire pendant 3 h avec armement réel (on avait oublié que ce n’était pas autorisé), des cumulonimbus sur Marsan et des parties de cache-cache avec le ravitailleur, d’où des débuts de ravitaillement avec seulement 600 kg restant et “ça a marché” parce que nous sommes certains d’être aguerris, surentraînés et les meilleurs.
Nous baptisons ce cocktail du nom de Baraka (eh oui, Charlie) et nous décidons de garder ce nouvel ami tout le mois de janvier. Le décret est approuvé au bar à l’unanimité.
Surentraînés, nous le sommes puisque le 16 novembre, JR et Brun ont fait un vol de 07 h 40, et que le 15 décembre Polo, Patrick, Jean-Michel et Guy ont fait un vol de 10 h 20 en biplace. Ce vendredi soir, nous repassons le film de la semaine, envisageons le travail de préparation, l’organisation, le mode d’entraînement et puis vaticinons. Nos idées étaient claires quand le bar fut vide. Le vendredi soir, le temps s’assagit.
La préparation
La base de Solenzara offre des conditions exceptionnelles de préparation et d’entraînement à une “opération chirurgicale”. Protégés des sollicitations quotidiennes par la Méditerranée, rassurés par l’environnement coutumier, isolés et concentrés sur un projet unique, les personnels sont rapidement au maximum de leur efficacité. Par ailleurs, la “contubornalité” crée l’esprit d’équipe, développe connivence et complicité nécessaires aux vols en patrouille en silence radio. Mais c’est au plan tactique que Zara présentait un avantage déterminant : le relief de la Corse est très similaire à celui du Liban. Ceci saute aux yeux lorsqu’on juxtapose les cartes en relief : barrière montagneuse à l’Ouest avec des vallées encaissées et plaines à l’Est. Ainsi, pour effectuer l’entraînement quotidien proche de la réalité, il suffisait de déterminer des objectifs en Corse dans un environnement comparable à celui du Liban et des itinéraires d’accès (vallées) ressemblants.
La piste de Solenzara-Venturi
À la fin du week-end, les missions étaient prêtes, les cartes tracées. Les pilotes s’étaient répartis en différents groupes de travail, responsables chacun d’une partie de la mission :
- Rejointe des ravitailleurs et convoyage aller-retour,
- Percée, itinéraire basse altitude aller-retour,
- Approche et attaque de l’objectif.
Les grandes nouveautés de ce détachement étaient :
- L’utilisation de cartes en relief, indispensable pour apprendre par cœur un itinéraire tortueux,
- L’intervisibilité, ou comment grâce aux ordinateurs déterminer l’itinéraire le moins vulnérable.
L’artillerie sol-air était d’une densité rare, et nos trois officiers de renseignement recevaient chaque jour l’actualisation des positions des sites ZSU ou missiles. Ainsi chaque jour, il fallait vérifier ou modifier nos itinéraires et la préparation était toujours inachevée. Mais elle était suffisamment avancée pour que l’on commence l’entraînement.
ZSU-23-4
L’entraînement
Les patrouilles de guerre sont formées. Chaque leader a son équipier attitré pour la durée du séjour. Chacun apprend à voler à sa place. Les Cdt d’escadrilles programment un vol de 6 Jaguar par demi-journée, dont le profil est toujours le même : décollage, montée FL 200, percée à 100 NM plein ouest de la CORSE, pénétration très bas sur l’eau puis dans les vallées en colonne de patrouilles, suivi de terrain jusqu’à un objectif et retour TTBA jusqu’à la côte.
La cote de Corse approche (Ph. Cassar)
La partie “équivalente” est alors terminée et le retour se fait via le champ de tir de Diane pour un tir OPS de 2 ou 3 bombes. Le dernier avion de la patrouille est souvent un biplace qui permet d’emmener un pilote de passage ou d’une autre escadre. À la vue de son visage en retour de mission, nous mesurons les progrès de la patrouille. Car ce qui restera dans les mémoires de tous les participants, ce sont les fonds de vallée, les passages 3/4 dos le long des reliefs, les plongeons dans l’autre versant après l’effleurement des cimes, les largages d’IR (infra rouge), sur l’eau pour connaître l’altitude minimum de tir (ces nouveaux équipements arrivent pour l’occasion). Mais plus les jours passaient, plus nous étions prêts et plus le retour du "Clemenceau" approchait. Cet entraînement, ces efforts allaient-ils perdre leur sens ?
Vallées corses …
Beyrouth
Le 18 janvier à 16 h 00, l’ordre tombait : mission de reconnaissance sur Beyrouth à 4 avions. Mission tactique, quadrillage photo d’un quartier pour l’Ambassade de France menacée, et mission politique, démonstration de la présence effective de l’Armée de l’air.
Ambassade de France à Beyrouth
Le lendemain, un C-160 décollait très tôt avec des mécaniciens prêts à nous secourir en cas de déroutement de Jaguar sur l’itinéraire. À 8 h 30, nous décollions de Zara, Lascou, Duduche et Engie, et le spare Wagner qui ferait demi-tour, dès le rassemblement avec les ravitailleurs effectué.
Exceptionnellement, la météo était mauvaise et les contrôleurs d’interception en sport. La rejointe IMC fut laborieuse, je rassemblai le deuxième ravitailleur, puis tout revint dans l’ordre : ravitaillements, interception par deux F-14 à 300 NM de Beyrouth, percée, passage sur le "Suffren" au large de Beyrouth, survol de la ville à 12 h 00 précises avec largage de paillettes et d’infra-rouge, rejointe des ravitailleurs et long, très long retour.
Les films étaient rapidement développés et envoyés dans l’heure à Paris, au ministère. Le champagne coulait à flot lorsque le C-160 des mécaniciens atterrit. Il y avait 4 bienheureux qui revenaient d’une mission de 6.000 km, mission plus simple que celles qui étaient préparées. Mais nous venions de manger la cerise sur le gâteau, la perspective d’une mission réelle s’amenuisait chaque jour.
Triste fin
Le retour du porte-avions était prévu le 26 janvier. Mais le 25, l’avion de notre ami Croci était abattu au Tchad. Plusieurs avions quittaient le soir même la Corse pour Istres, et Amourette nous lâchait pour prendre l’alerte le lendemain… à Bangui.
Le “Clemenceau”, était en route pour le Liban. Au large de la Sardaigne, un défilé de 7 Jaguar, leadé par JEL, lui souhaitait bonne chance. Nos missions ne pouvaient plus avoir le même sens. Le dimanche 29, les 7 Jaguar étaient de retour à Toul, dans la plus grande intimité.
La relève avec le PA
La veille, le retour du Red-Flag avait été fêté en grande pompe. Les préoccupations de l’Armée de l’air s’étaient déplacées vers le Grand Sud.
L’opération "Chevesne" c'était déjà un souvenir. Mais quel souvenir !
Épilogue heureux
Ces expériences, Red-Flag, Tchad, Liban, ont enrichi l’acquis professionnel et culturel des unités de Jaguar, puis de l’Armée de l’air. Partagées dans les escadrons, transmises en vol aux nouvelles générations, elles ont élevé leur niveau opérationnel. Les jeunes pilotes de l’opération "Chevesne" étaient Cdt d’escadron lors de la guerre du Golfe.
À notre tour d’être fiers d’eux.
LCL DURAND
Date de dernière mise à jour : 15/04/2020
Ajouter un commentaire