La mission du 13 janvier 2013
Vendredi 11 janvier 2013, j’ai repris le travail sur la base d’Istres en début de semaine après la coupure d’année. 08 h 00, j’arrive comme d’habitude à l’escadron après une petite heure de route. Mais l’ambiance, elle, n’est pas comme d’habitude. C’est le branle-bas de combat.
J’apprends très rapidement qu’un C-135 vient de décoller pour N'Djamena au Tchad afin de renforcer le détachement déjà présent là-bas. Mes doutes de la veille se confirment : la France va sûrement intervenir au Mali.
Au cours de la journée, j’apprends que le C-135 en détachement permanent au Tchad, dans le cadre de l’opération "Épervier", a décollé de N'Djamena avec des chasseurs pour effectuer une mission d’attaque au sol au Mali. Je n’ai plus aucun doute : la France est entrée en guerre au Mali. Tous les media diffusent en boucle cet événement.
Vu les circonstances, le Cdt d’escadron demande à une majorité du personnel de rester disponible pour le week-end et les jours à venir.
L’attente ne fut pas très longue.
Le samedi, vers 12 h 00, alors que je suis en famille, le SOPO (Sous-Officier de Permanence Opérationnelle) m’appelle en m’indiquant que l’alerte est déclenchée et que je suis attendu à l’escadron avec mes bagages pour 14 h 00. Sans attendre, j’embrasse une dernière fois mes proches en leur expliquant que je dois partir pour une durée indéterminée, et, l’expérience aidant, fonce à mon domicile préparer un bagage, au cas où...
Vers 14 h 00 j’arrive enfin à l’escadron sur la base d’Istres. Le Cdt d’escadron, et une grande partie du personnel déjà présent, m’informent que l’on risque de décoller avec un C-135 ce soir en direction de N'Djamena pour un convoyage de plusieurs chasseurs via l’Algérie et le Niger. Le but étant de continuer à renforcer le dispositif déjà stationné sur place.
À cet instant, les équipages ne sont pas encore constitués, le profil de la mission, le trajet exact ainsi que le nombre d’avions ne sont pas encore définis, tout est encore très flou et incertain. Malgré cela, tout le personnel présent à l’escadron commence à réunir toute la documentation opérationnelle nécessaire pour effectuer un vol à destination de l’Afrique.
Après quelques heures d’attente qui me semblent interminables, aux alentours de 20 h 00, la mission se précise enfin et change radicalement de profil. Ce n’est pas un simple convoyage mais une mission de bombardement par 4 Rafale des positions djihadistes au niveau de la ville de Gao au Mali, avec un atterrissage sur le terrain de N'Djamena à l’issue. Sans en avoir conscience, nous sommes sur le point de décoller pour réaliser la mission de bombardement la plus longue de toute l’histoire de l’Armée de l’air française.
En même temps que l’on reçoit le "task" de cette mission, et les livraisons de carburants demandées par les chasseurs, la cellule de Préparation Mission Étranger du GRV nous indique que, toutes autorisations de survol n’étant pas reçues malgré le travail diplomatique, un nouveau trajet doit être envisagé : ce sera l’Espagne, le Maroc, la Mauritanie puis le Mali, le Niger et enfin le Tchad.
Le verdict est sans appel, nous avons besoin d’au moins 3 tankers avec le plein de carburant maximal pour réaliser cette mission. Malgré mon expérience en matière de convoyage et mes nombreux détachements opérationnels, je réalise à ce moment-là qu’il s’agit de l’une des missions les plus complexes que j’aie eu à préparer et sûrement exécuter.
Le "dispatch" des équipages est alors effectué :
- un premier équipage est désigné pour effectuer le "Préravitaillement" et rentrera sur Istres,
- un deuxième ravitailleur rejoindra le dispositif et accompagnera ensuite les quatre Rafale sur leurs objectifs au niveau de la ville de Gao puis ira se poser seul à N'Djamena, et enfin,
- un troisième équipage effectuera le "Post-ravitaillement" et convoiera les 4 Rafale à N'Djamena.
Je suis désigné pour être le CdB du deuxième tanker. Je réunis le reste de mon équipage pour compléter notre préparation avec les derniers éléments disponibles.
Il est 23 h 00, l’heure de décollage n’est pas encore définie, on reste en état d’alerte car le "GO" n’est pas encore donné et peux être lancé à tout moment. La décision est prise d’arrêter la préparation et d’aller essayer de se reposer un peu. Je me rends dans une chambre sur la base qui avait été réservée par l’escadron. Il m’est quasi impossible d’arriver à fermer les yeux tellement l’anxiété et le doute sont présents.
Il est 4 h 00 du matin, on est dimanche 13 janvier 2013, cela fait à peine 3 h que je dors profondément quand un appel du SOPO vient me réveiller pour m’ordonner d’être présent à l’escadron à 5 h 00 en vue d’un décollage à 7 h 00 locales. Ca y est le "GO" est donné !
Lorsque j’arrive à l’escadron, le chef réunit les trois équipages afin de donner les derniers changements qui sont intervenus durant la nuit. D’une part, nous sommes informés qu’il y aura 2 Rafale qui décolleront de la base de Mont-de-Marsan et 2 autres Rafale en provenance de celle de Saint-Dizier et d’autre part, nous apprenons que le trajet le plus long est retenu car l’Algérie n’a pas encore accordée le survol de son territoire. Les équipages finalisent en moins d’une heure la préparation de leurs missions et briefent sur la manière dont se feront les rejointes et les séparations entre les 3 C-135. Ce qui est un point essentiel et vital de notre mission afin d’assurer la déconfliction du dispositif tout au long du vol.
Je suis informé à cet instant qu’il y aura aussi une vingtaine de passagers présents à bord de mon avion : des pilotes et des mécaniciens Rafale venus de la base de Mont-de-Marsan durant la nuit. Ce qui rajoute une contrainte supplémentaire avant notre départ pour cette longue et complexe mission de guerre.
Vers les avions
A 6 h 00 locales, les trois équipages procèdent simultanément à la préparation de leurs avions et sont en contact radio VHF permanent entre eux afin de se tenir au courant de "l’état de santé" de leurs avions respectifs. En parallèle, une coordination est effectuée pour nous assurer du décollage des 4 Rafale avant de faire décoller les 3 C-135.
Vers 7 h 00, les 3 tankers décollent de la base d’Istres à 5 mn d’intervalle. Tous les protagonistes ont décollé sans encombre, la mission peut être poursuivie. La tension est à son maximum. Pour autant, j’ai le sentiment de savoir exactement ce que j’ai à faire dans la mesure où ce profil de vol, je l’ai répété à maintes reprises au cours des entraînements à la mission de dissuasion nucléaire.
- Le premier ravitailleur effectue la rejointe avec les 4 Rafale en Méditerranée au sud d’Istres au FL 250 et met le cap vers l’Est de l’Espagne en procédant à un premier ravitaillement en vol.
- Les deux autres C-135 suivent le dispositif respectivement au FL 260 et 270.
Dans le deuxième C-135, que je pilote, nous sommes chargés de contacter via la radio HF le CPCO situé à Paris (Centre de Planification et de Conduite des Opérations) pour informer les plus hautes autorités de l’état de l’avancée du raid. À cet instant, je prends vraiment conscience de l’importance de notre mission et des responsabilités qui nous sont confiées. L’erreur n’est pas admise. La mission doit réussir.
Après environ 2 h de vol vers Casablanca au Maroc, nous doublons le premier C-135 avec ses 4 Rafale et devenons leader du dispositif.
Les 4 Rafale nous rejoignent et effectuent un deuxième ravitaillement en vol. Le premier C-135 fait demi-tour et rentre en France.
Alors que nous informons par radio HF de notre entrée en Mauritanie, le CPCO nous demande de retransmettre aux chasseurs des changements d’objectifs notables par rapport à ceux initialement préparés. Je réalise alors que grâce à notre vieille radio HF, nous sommes à cet instant précis un maillon essentiel de la chaîne de commandement dans l’exécution de cette mission. Et une fois de plus, nous confirmons que la mission de ravitaillement en vol est devenue indispensable dans la conduite des opérations aériennes, bien au-delà du "simple fait" de délivrer du carburant aux chasseurs.
Un équipage au travail
Après plus de 4 h de vol, nous franchissons enfin la frontière du Mali. Nous effectuons un troisième ravitaillement en vol pour faire le plein complet des 4 Rafale avant de mettre le cap vers la ville de Gao.
Une heure plus tard, nous descendons au FL 150, et nous nous mettons en attente au nord-ouest de Gao pour environ 15 nautiques et libérons les 4 Rafale qui foncent détruire leurs objectifs. Nous restons en support tant qu’il nous reste du carburant disponible à livrer, dans l’attente de l’arrivée du troisième C-135 qui prendra le relais.
En attente
Après une quinzaine de minutes d’attente, nous assistons aux passes de tirs des 4 Rafale : 21 bombes sont larguées, quasi-simultanément, sur les positions djihadistes. Des immenses panaches de fumées noires s’élèvent dans le ciel malien. Nous sommes aux premières loges pour assister à ce déluge de feux. Nous rendons compte en temps réel à l’état-major par radio HF des tirs effectués par les chasseurs. Je prends alors conscience que cette mission est sûrement sans précédent dans l’histoire de l’Armée de l’air.
Après plus d’une heure sur la zone de combat, notre C-135 arrive au "bingo fuel", au même instant nous voyons le troisième C-135 nous rejoindre et prendre ainsi le relais pour assurer le support radio et carburant aux chasseurs.
Nous quittons seul le Mali en direction de N'Djamena. Après 9 h de vol, 30 h de services entrecoupées de quelques heures de repos, nous atterrissons enfin sur la base de N'Djamena au Tchad, fatigués mais avec l’impression du devoir accompli et un sentiment de fierté difficilement descriptible.
Atterrissage à N'Djamena
Le troisième C-135 et les 4 Rafale se posèrent 30 mn plus tard après avoir effectués un dernier ravitaillement en vol nécessaire pour rejoindre comme prévu la base de N'Djamena.
Philippe B.
Date de dernière mise à jour : 26/04/2020
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