Mise en place à Telergma
Bouisville, samedi 20 novembre 1954, 5 h 30 du matin. Une douce fin de nuit d'automne oranais...
En ce qui me concerne en tout cas, je savoure pleinement mon bonheur de commander depuis peu une escadrille à l'escadron 2/6 Normandie-Niemen et, accessoirement, de loger à Bouisville.
Pour l'heure (il est 5 h 30 du matin, un début de week-end), je suis plongé au plus profond du royaume de Morphée. Un coucher tardif consécutif à une soirée gastronomique, au cours de laquelle j'ai légèrement abusé d'un couscous impérial arrosé d'un Sidi-Brahim rosé affichant gaillardement 15° à l'ombre.
Bref, avec le recul du temps, je ne me souviens plus très bien si ce sont les coups de klaxon, les coups frappés à la porte de la maison ou les coups dans les côtes assénés par mon épouse, que les coups précédents ont réveillée, qui ont fini par me faire émerger, mais, ce qui est sûr, c'est que l'on vient me réveiller à des heures indues et que ce réveil matinal me paraît en tous points désagréable.
Une voiture militaire de la base est arrêtée devant l'entrée de notre villa et son chauffeur est porteur d'un message à mon intention...
J'apprends donc que je suis convoqué d'urgence à l'escadre et que je suis prié de prendre des effets pour une absence de plusieurs jours. Le messager n'en sait pas plus, si ce n'est qu'il y a une certaine animation sur la base et que des ramassages de personnel sont en cours.
Le temps d'enfiler ma tenue et de boucler ma valise Mistral, bien connue des gens du métier de par sa couleur grise et son volume réduit (40 x 25 x 10 cm), j'abandonne lâchement ma femme à son foyer et saute dans la voiture qui met le cap sur la base à vive allure.
Il fait encore nuit lorsque j'arrive aux OPS escadre. Mon commandant d'escadron est sur place et me met rapidement au courant de ma mission. Un ordre émanant de l'état-major de la 5ème Région aérienne est arrivé dans la nuit ; il prévoit la mise en place dans les plus brefs délais d'un détachement de quatre avions de la 6ème escadre de chasse sur le terrain de... Télergma.
Les avions devront pouvoir opérer à partir de ce terrain pour une durée indéterminée, être dotés d'un potentiel maximum et armés en munitions de guerre. La maintenance des appareils est à la charge de l'escadre, le support étant fourni par la région aérienne. Quant à l'organisation opérationnelle et logistique, elle sera précisée ultérieurement.
Pour l'heure, c'est la mise en place qui prime sur toute autre considération. Un échelon technique léger sera acheminé par voie aérienne, le reste rejoindra par la route.
La piste de Télergma est praticable et un échelon d'accueil est prévu pour la réception des avions et des équipages.
Télergma ! C'est bien la première fois que j'entends parler de ce nom-là. Nous n'avons aucun renseignement précis : il s'agit d'un terrain aménagé par les Américains durant la guerre et non utilisé depuis. Situation géographique : 50 km au sud-ouest de Constantine. La piste est en dur et longue de 2.000 m.
Et, tandis que les mécaniciens rappelés d'urgence sur la base sortent et préparent quatre avions avec gros potentiel, je m'informe de la composition du détachement. Les pilotes désignés pour m'accompagner sont trois solides sur lesquels je peux compter. Il s'agit du Sgt Gaulejac en n° 2, du Lt Trouillas en n° 3 et du Sgt Vibert en n° 4.
Je prépare soigneusement ma navigation, car, bien entendu, nous ne disposons d'aucune aide pour nous guider sur Télergma. À nous donc la bonne vieille pratique de l'estime. À condition de pouvoir se recaler une fois de temps en temps, ça marche.
Un de nos prévisionnistes météo, ramassé aux aurores lui aussi, s'active de son côté pour récolter les observations les plus récentes et parvient, non sans mal, à nous brosser une vague synthèse des conditions météorologiques sur le parcours. C'est un gars opérationnel que nous connaissons bien et avec lequel il n'y a pas besoin de longs discours pour se comprendre. Une perturbation passée il y a douze heures laisse des résidus nuageux importants sur la première moitié du parcours ; le Djurdjura et les massifs de Kabylie seront encore accrochés, mais on devrait revoir le sol en arrivant sur le Constantinois.
Côté mécanique, la préparation des avions prend davantage de temps, les armuriers et les radios étant à la fête. Je me refais préciser quelques points importants concernant les aides à la navigation et la météo et ai toujours aussi peu de détails concernant le terrain de destination.
Le Sgt de Gaulejac s'installe à bord d'un "Mistral" (Coll. Didier de Gaulejac)
Montée snake en patrouille légère à 15 secondes. Mise de cap direct. Rassemblement au-dessus de la couche. On stabilisera à 30.000 pieds. Navigation estimée avec recalage sur points sols identifiés. On ne descendra qu'une fois passés à la verticale de Télergma et après avoir identifié le terrain. En cas d'insuccès, on se déroutera sur Bizerte où nos petits camarades de la 7 se feront un plaisir de nous accueillir.
Je compare mes éléments de navigation avec ceux de Trouillas. Ils concordent. Je précise les fréquences radio, les régimes adoptés, je rappelle les consignes de sécurité et... c'est parti !
Il est 9 heures quand nous nous dirigeons vers les avions. Installation rapide. Contact radio. Tout le monde est prêt. Mise en route. On se retrouve sur la fréquence roulage. Piste 25 en service, le vent est faible, le ciel est couvert vers l'est. Décollage en patrouille serrée. Trouillas me suit à quinze secondes et me donne son top décollage. Virage au cap de navigation, soit le 085. Top chrono travers base.
Début de montée. La couche est plus basse que prévue. Nous rentrons dans les nuages vers 5.000 pieds. C'est une succession de couches non soudées, mais suffisantes pour empêcher toute vue du sol et donc tout recalage de position. C'est le moment de bien tenir ses éléments.
Vers 20.000 pieds, nous sortons de la couche. Trouillas m'annonce la sortie, puis visuel. Baïonnette standard pour faciliter le rassemblement.
À 30.000 pieds, cap verrouillé en plein ciel de gloire, en formation de manœuvre isolée. La couche est continue à perte de vue. Environ dix minutes plus tard, nous passons sur la fréquence commune de secteur, en vue de contacter Alger. Impossible d'obtenir le moindre contact. Je m'y attendais d'ailleurs : ces fréquences communes sont soit super-encombrées, soit silencieuses.
Je renouvelle mon appel de cinq minutes en cinq minutes, toujours sans succès. Nous attendons encore un moment : et contre toute attente, c'est Boufarik qui nous appelle. Quel réconfort, que cette voix algéroise ! Le contact radio n'est pas parfait, mais nous nous comprenons, c'est l'essentiel. Cher Boufarik gonio ! La bonne volonté et la bonne humeur de ses contrôleurs sont sans égales. Qu'importe le côté plutôt fantaisiste de ses relèvements ! Rien ne remplace la chaleur de cette communication aux accents de terroir algérien.
Les méchantes langues disent qu'il passe invariablement le cap 052 aux gens venant d'Oran et le cap 236 à ceux qui viennent de Bizerte. Toujours est-il qu'après hésitation il nous fixe par le travers sud de sa station. C'est à peu près ce que donne mon estime.
Nous lui demandons la météo sur la région et, là encore, l'adorable côté narratif l'emporte sur l'objectivité...
- « Il fait tout noir sur Alger, mais chez nous c'est plutôt gris, il a plu tout à l'heure, mais on ne peut pas dire qu'il fasse tellement soleil. »
Il y a longtemps que je n'écoute plus. Loin devant, j'ai l'impression que la couche de cirrus se déchire. Encore dix minutes et le paquet nuageux se fait moins dense. Le prévisionniste ne s'est pas trompé. On va vers un ciel dégagé.
J'ai hâte de voir le sol pour me repérer avec précision. Ça y est, on voit le sol ; c'est plutôt montagneux, on voit même un gros bled ; après quarante-cinq minutes de vol, cela devrait être... Bordj Bou Arreridj. Nous sommes légèrement au sud de la route, quelques degrés à gauche. On distingue Sétif dans un trou. En principe, on devrait passer à la verticale dans dix minutes.
En bas, le sol est sombre et la couche nuageuse est encore tenace. Je maintiens l'altitude, décidé à identifier le terrain avant de descendre. On devrait commencer à l'apercevoir. Rien. Personne dans la patrouille ne distingue le moindre terrain. On devrait être à la verticale maintenant.
Je continue à maintenir le cap avec précision. On dépasse l'endroit prévu. Je poursuis deux minutes et amorce un virage. Je reprends mes repères. Le terrain devrait se trouver exactement là où se portent mes yeux. Je ne vois toujours rien. Il y a encore des nuages assez gênants et le sol est uniformément ocre ; rien ne se détache qui puisse ressembler à un terrain.
Et pourtant... Si, si ça y est !
À peine visible, je distingue une bande noire toute nue ; aucun bâtiment ou ouvrage pour le jalonner. Trouillas l'aperçoit à son tour et me confirme mon "visuel". Je commence la descente, rapide, aérofreins sortis. Au fur et à mesure de la descente, nous distinguons plus nettement la piste.
Passage verticale à 1.500 pieds. Personne. Le terrain paraît désert. À tout hasard, je prends contact sur la fréquence commune de la tour. Pas plus de tour que de réponse ! Je refais un passage en colonne de patrouilles légères, cette fois très bas. Aucune vie sur le terrain.
C'est décidé ; ce ne peut être que Télergma ; on a ordre de s'y poser. On se pose. En douceur s'il vous plaît. De fait, la piste est un vrai billard. Atterrissage de précaution. On s'attend en bout de piste. Commence alors le cheminement sol à la recherche du comité d'accueil annoncé. Je remonte toute la bande et emprunte à son extrémité ce qui doit lui servir de parking. Il n'y a pas beaucoup de place. Je fais demi-tour vers le bout de piste plus confortable. Nous nous rangeons du mieux possible sur cet emplacement. Nous coupons les réacteurs. Temps de vol : une heure quinze minutes.
Le ciel est couvert et il fait froid. Nous, nous débrêlons. Les plaisanteries fusent en descendant d'avion. On se regarde, on rit. Qu'est-ce qu'on est venu faire dans ce patelin ? On n'a même pas de quoi redécoller.
Je ne sais si dans vos carrières respectives il vous est arrivé de vous retrouver à la tête de quatre avions paumés sur un terrain désert, mais je vous assure que, le premier moment de stupeur passé, on se trouve plutôt idiot. Ce n'est pas le moment de se laisser aller.
Je laisse Trouillas et Vibert à la garde des avions et pars avec Gaulejac vers des baraquements situés non loin de là, à la recherche d'une âme qui vive.
C'est alors que le Messie se présente à nous en la personne d'un jeune Kabyle qui vient de courir depuis plusieurs minutes, car il paraît manifestement essoufflé. Il arrive de la Mechta, là-bas, m'indique-t-il ; il est aussitôt rejoint par deux ou trois copains.
- « Il n'y a personne, ici ? » lui demandai-je.
- « Non. Mais là-bas, oui, il y a des militaires. C'est la Légion. »
- « Tu peux m'y mener ? »
- « Oui, viens. »
Et c'est ainsi que j'ai fini par atteindre un détachement de l'Armée de terre, situé à trois bons kilomètres de la piste, guidé par ce fier aurésien, en combinaison de vol, avec mon équipier le sergent de Gaulejac ; nous n'étions nullement conscients que nous ouvrions une page de l'histoire guerrière de Télergma.
Accueil sympathique. C'est effectivement un détachement de la Légion commandé par un lieutenant qui se mit en quatre pour nous être agréable. Il n'était au courant de rien concernant notre mission ; grâce à lui, je pus faire passer à Oran un message de bonne arrivée et une demande de directives.
Il me rassura en m'indiquant qu'il pourrait sans problème nous héberger et assurer la garde de nos avions, de jour comme de nuit, jusqu'à l'arrivée de notre propre logistique.
Celle-ci fut assez lente à se mettre en place. Ce n'est qu'en début d'après-midi que je reçus des nouvelles et une pluie de directives qui venaient d'Oran et d'Alger. Nous eûmes également la joie de voir arriver notre détachement mécanicien, dont le voyage ne s'était pas effectué sans quelques tribulations.
Mais il est difficile d'oublier que nous dûmes à l'hospitalité de ce détachement de la Légion d'avoir le gîte et le couvert assurés pour la première journée et la première nuit.
Je nous revois encore, avec Trouillas, partir le lendemain au tout petit jour inspecter nos avions, accompagnés par notre hôte, visiblement intéressé par les premiers jets qu'il pouvait voir de si près. Il faisait un froid de gueux et une mince pellicule de givre recouvrait les tôles de nos Mistral, sagement alignés sur ce qui leur servait de parking et jalousement gardés par une sentinelle complètement frigorifiée.
Cette deuxième journée vit l'arrivée d'un échelon de soutien plus étoffé, et notamment la mise en place d'une équipe des transmissions Air, flanquée d'un volumineux half-track. Nous assurâmes même un vol de calibration de Télergma gonio, dont les premiers balbutiements remontent à cette époque de pionniers.
Mécaniciens de la 6 à Telergma (Coll. André Lemaître)
Bref, après notre arrivée de romanichels, les choses prenaient enfin une allure plus sérieuse côté logistique, ce qui eut pour conséquence heureuse de redorer notre blason, qui en avait besoin vis-à-vis de nos camarades de l'Armée de terre. Nous restâmes quatre jours à Télergma, effectuant une sortie par jour et rentrâmes le 24 novembre, relevés par une patrouille du 1/6 Oranie.
Nous étions loin de nous douter que ce qui avait paru n'être qu'une manœuvre limitée sans lendemain, vu son état d'improvisation évident, marquait le début d'un conflit qui durerait huit ans et verrait Télergma devenir en 1959-1960 une base solidement équipée et abritant un nombre important d'unités opérationnelles : T-28, Corsair, Mistral, H-34, Skyraider.
Henri MASLIN
Extrait de « Régiment Normandie-Niemen » de Alain Vézin (Éd : ETAI - 2009)
Date de dernière mise à jour : 06/04/2020
Commentaires
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- 1. Bernard Gaudineau Le 16/06/2020
Depuis la BAO de Télergma voici les nombreux postes qu'avec mon équipage du GT 3/62, sur "Dakota" , nous avons pu ravitailler par parachutages : Aïn Mimoun, Djeurf, Mizab, Khanga, El Ouljda, Ferkane, Négrine, Soukiès, Khenchela, Telidjène, Guentis,Haalat el trab, Aïn Bou Ziad, Mizab, Kheirane, Rouffi, Boulhermane, Bordj Seline, etc. etc. …. (merci au carnet de vol !) -
- 2. Bernard Gaudineau Le 15/06/2020
Et en 1956, sous la houlette du Colonel Duranton, alias "Dédé la peinture", Télergma fut une B A O (Base Aérienne Opérationnelle) particulièrement active d'où décollaient tous les types d'avions que l'Armée de l'Air comptaient dans ses unités opérationnelles d'AFN !... -
- 3. Jack Rufier Le 10/06/2020
Appelé 60/3, RSR-7321.Toutes mes condoléances !
61-62, Touggourt, DTO-39-540. Nous devons plier bagages pour El-Oued. Ni date, ni horaire ! Mais c'est en cours... Un sous-off (du garage ? de Semaine ? je ne sais plus !) m'apostrophe, m'indique que je « suis partant, avec les autres là, là-bas dans le GMC (découvert) » En 2020, je ne sais plus comment sont partis paquetage et valise du parfait bidasse !!! ... Il est 11 ou 12 h, c'est le printemps (T°...) y avait-il des bancs ? Avais-je mon bidon ? 1litre ! La « benne » est pleine de mes semblables, pas un bidon d'eau, pas de nourriture... nous cuisons au soleil... Enfin nous partons pour 4 ou 5h de route, plein Nord jusqu'à la bifurcation (arrêt dans un petit poste isolé où les Biffins nous ouvrent le foyer...) pour El-Oued, plein sud - sud-est, où nous arrivons bien cuits.
El-Oued, MD-315 GOM-86, ops RAV, pas 3 vertes, épuise l'essence en tours de pistes ... Adjt et Lt silencieux... L'avion finit par se poser (ampoule claquée).
Le juteux des Subsistances, visage bouffi, pif violacé, yeux injectés rouge et jaune, me refuse le repas, un casse-croûte ..? « Après l'heure c'est plus l'heure, quand le train a quitté la gare, c'est trop tard ». Je suis à peine 2ème 'pompe' ou 'cabot', rengaine ma colère et rentre à ma chambrée !
Merci la France !!! Toujours une guerre de retard ! Quelque soit le sujet concerné !
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