Miracle au Zaïre
Le 1er août 1994, au cours d’une mission réalisée dans le cadre de l’opération "Turquoise", le Jaguar A119 percute la frondaison au sommet d’une colline. Le pilote s’éjecte au-dessus du Zaïre. Il s’en sortira miraculeusement indemne. Récit d’une aventure pas comme les autres.
Sepecat "Jaguar A" (O. Beernaert)
Le choc est d’une violence inouïe, d’autant plus violent qu’il est inattendu. Les deux glaces latérales explosent, suivies par la glace frontale. Le bruit est assourdissant. J’ai l’impression d’avoir fait un trou dans le sol avec la sensation que tout s’arrête net. Je réalise que je vais mourir ; un leitmotiv me harcèle : trop con, t’es mort !
Le choc a eu lieu alors que l’avion était lancé à 410 nœuds, soit plus de 700 kmh. Ce vacarme ! C’est trop violent. Deux flashs se succèdent alors : l’arceau de la verrière se déforme sous l’impact d’une branche et reprend ensuite sa forme initiale ; et tous ces bâtons noirs qui défilent à grande vitesse sous mes yeux. Une chose est sûre dans cet enfer de bruit : c’est le crash complet, et tout va s’arrêter… Si ça n’est déjà fait.
Sortir de cet enfer !
Tout va s’arrêter d’un dixième de seconde à l’autre ? Ça fait trop de bruit ! Mais je veux sortir de cet enfer.
SORTIR !
Dans un temps qui me parait très long, je guide ma main le plus bas possible, doigts tendus, je ne veux pas rater la poignée basse [qui déclenche le siège éjectable]. Ne pas la rater. Je comprends bien le paradoxe de la situation. Il faut que j’aille le plus vite possible : chaque dixième de seconde est déterminant. Mais si je loupe cette poignée dont ma vie dépend, je n’aurai probablement pas le temps de faire un deuxième essai. Tout va s’arrêter ! Ne pas manquer la poignée !
Je remonte doucement ma main. Au contact de la poignée, mes doigts se crispent dessus. Je la serre de toutes mes forces et tire d’un coup très sec. Rien n’est gagné : il faut 3/10° de seconde pour que le siège se déclenche. C’est un laps de temps infiniment court… mais ça parait interminable.
SORTIR de cet enfer, c’est ma seule préoccupation. Sortir avant que tout n’éclate.
Et soudain, je sens cette ascension salvatrice, cette poussée qui me délivre du choc du vacarme indescriptible. Quel contraste. J’ai l’impression de monter en douceur. Mes yeux sont fermés, sûrement par réflexe. Je ressens la montée, puis un pivotement à l’horizontale, suivi dans la foulée d’une très nette décélération due probablement à l’ouverture du parachute. Quelques secondes plus tard, je parviens à ouvrir les yeux. Rien que des arbres. Dans 3 ou 4 secondes, je serai dedans. Et le plus gros, c’est pour ma pomme !
Je me protège le visage avec les bras au moment où j’entre en contact avec la cime. Je m’enfonce dedans, quelques mètres avant de me retrouver pendu par le parachute coincé en haut de l’arbre, tout en me retrouvant assis sur une branche. Au même moment, une explosion vient fendre le silence relatif : ça ne peut être que mon avion qui explose. J’entends également que l’avion de mon équipier s’éloigne pleine postcombustion. Je ressens alors un énorme soulagement. S’il s’éloigne, c’est qu’il est vivant. Ce sentiment est aussitôt suivi d’une angoisse, car s’il s’éloigne, c’est qu’il me croit mort. Il s’en va : il me croit mort.
C’est effectivement la certitude de l’équipier.
Les restes de l’avion
J’essaie de tirer le paquetage de survie dans lequel se trouve la balise indispensable pour prévenir que je suis vivant, mais je n’en n’ai pas la force.
Les deux Jaguar "Cobra Juliet" avaient décollé à 6 h 37 (TU) de Bangui, comme prévu, pour une mission s’intégrant dans l’opération "Turquoise". Deux autres Jaguar faisaient partie de la mission. Les quatre appareils furent divisés en deux patrouilles de deux avions pour éviter de perdre trop de temps pendant le ravitaillement en vol. Après le premier ravitaillement, réalisé sans encombre, la patrouille descend au cap est, altitude 6.000 pieds QNH soit 3.000 pieds sol. L’altitude du point le plus élevé de la zone est de 5.000 pieds. Les conditions météo sont suffisantes pour rester en VMC (vol à vue) en toute sécurité. La visibilité horizontale est d’environ 5 km et la vue du sol est parfaite, 3.000 pieds plus bas.
Le leader de la patrouille rappelle néanmoins à son équipier la procédure d’urgence, avec utilisation de la postcombustion, en cas de dégradation météo (traversée de nuages). Le niveau refuge, niveau de vol 115, est fixé arbitrairement. Celui-ci est simple à se rappeler, car connu, en France et supérieur à l’altitude du point le plus élevé du secteur. Les deux pilotes commencent une montée lente vers ce niveau refuge, par précaution.
Mais les conditions se dégradent brusquement. Les pilotes subissent une perte de visuel. L’équipier comprend qu’il vient de passer en conditions IMC (conditions de vol aux instruments). Il ne voit même plus l’avion du leader ! À peine une seconde plus tard, c’est la vision d’horreur, l’avion de son leader réapparaît avec la dérive et une aile arrachées, ainsi qu’une boule de feu au niveau du cockpit. Pour lui, le leader n’a pas eu le temps de s’éjecter : c’est clair ! Il ne comprend pas ce qui a pu se passer, alors qu’ils se trouvaient à 1.000 m au-dessus du sol. Il applique alors à la lettre les consignes de remontée d’urgence pour retrouver un plafond de sécurité, et a le réflexe d’enregistrer la position du crash sur son GPS. Il appelle alors la deuxième patrouille et leur apprend la terrible réalité :
- « Michel s’est planté ».
Après avoir donné l’alerte, les trois Jaguar se retrouvent et rejoignent le C-135FR (ravitailleur) au-dessus de Kisangani. Ils ravitaillent pour retourner à Bangui. La décision est sans appel. Il n’y a pas d’espoir ! Il faut rentrer. L’équipier pense que le Jaguar du leader a été percuté par un autre avion. À l’approche de la base de Bangui, la tour de contrôle entre en contact avec la patrouille :
- « Où est le quatrième avion ? »
Après un temps de silence pesant, la phrase que personne ne veut entendre tombe comme une terrible sentence :
- « Il ne rentrera pas. »
La réalité est plus terrible encore. Le Jaguar a percuté un relief, non mentionné à cette altitude, à plus de 410 nœuds soit plus de 700 km/h ! Comble de malchance. Choc insoutenable !
Pendant ce temps, la survie s’organise pour le pilote, perché sur son arbre.
Toujours assis sur ma branche, je vis une situation qui semble irréelle, à la limite indescriptible du rêve et de la réalité. J’attends que ma femme me réveille et efface ce cauchemar en me disant que je suis en retard. Mais je revois cette chute dans l’arbre. Qu’est-ce que je fais dans cet arbre à 25 m de haut, et surtout à 6.000 km de chez moi. J’ai du mal à me convaincre que je viens de vivre tout ça. Il s’agit pourtant de la dure réalité, qui est accentuée par la perception des bruits de la jungle. Une chose est sûre : je ne dois pas être indemne.
Je commence alors à réaliser un check. J’ai mes deux bras et mes deux jambes, mais ma combinaison est pleine de sang. Je monte lentement mes mains vers la tête pour constater l’étendue des dégâts. Apparemment, je suis entier mais j’ai du mal à m’en convaincre. Le sang provient d’une éraflure à la joue droite probablement due à l’arrachement du casque lors de l’éjection. Ça ne saigne pas mal ; il fait chaud ; il y a plein de mouches.
Je me rappelle les briefings concernant les chances de survie qui sont très faibles dans de telles conditions (durée de survie estimée à 3 h). Une blessure, même superficielle, peut devenir dramatique, notamment en cas de perte de connaissance. Il faut donc arrêter l’hémorragie. Je sors la trousse de secours de mon pantalon anti-G, et me colle un pansement.
Les bruits de la jungle sont angoissants et me laissent seul face à moi-même dans cet arbre. Reprenant peu à peu mes esprits, je commence à faire un tour d’horizon pour tenter d’analyser la situation. À ma grande stupéfaction, j’aperçois à environ 500 m un village de cases africaines dont les habitants sont rassemblés, figés. Ils me regardent, éberlués par cet oiseau de feu tombé du ciel. J’appelle au secours à plusieurs reprises, mais personne ne bouge. Je tire alors une fusée de détresse. Je suis loin d’être sauvé. La moindre erreur peut être fatale dans ce milieu hostile : une chute de l’arbre serait dramatique. Je pense à Nicole, ma femme, et à mes deux gamins et une envie folle de les revoir s’empare de moi !
Le problème est qu’on me croit mort. Je ramène à moi le paquetage de survie. Je me rends compte que la balise n’est pas attachée comme elle aurait dû l’être, et j’ai peur qu’elle ne tombe 25 m plus bas. Je m’en empare délicatement et lance le premier appel en morse, puis en phonique :
- « May-day, May-day, May-day ».
D’après moi, une vingtaine de minutes se sont écoulées depuis l’éjection. Plutôt que d’entamer une descente périlleuse, je décide de rester sur l’arbre, car j’estime que mon espérance de vie est supérieure (au moins, dans l’arbre, il n’y a pas de serpent !). Je m’assure à l’aide du descendeur et fais l’inventaire du paco, par des gestes lents et méthodiques pour ne rien laisser tomber. Je me munis notamment du "canon à buffle » et de fusées de détresse. J’ai soif ! Je prends un sachet d’eau et le porte à mes lèvres. Je ne veux pas en perdre une goutte.
Après 1 h 30 d’attente, mon attention est attirée par la progression d’hommes, qui se rapprochent au bruit des machettes ouvrant un passage dans la jungle. J’aperçois une dizaine de villageois, vêtus à l’européenne, ce qui me rassure un peu. Je ne peux m’empêcher de penser à Philippe de Dieuleveult disparu non loin de là. Quelques-uns comprennent le français ! Je leur explique que je suis un ami. Je leur demande si mon avion a fait des victimes. Heureusement non. Je suis soulagé. Je discute avec eux, du haut de mon arbre. Je suis très méfiant et surtout pas pressé de mettre mon destin entre leurs mains, ne sachant pas à qui j’ai à faire. Pendant ce temps, ils confectionnent une échelle de lianes et de branches avec une précision et une vitesse impressionnantes. En trois-quarts d’heure, l’échelle est posée. Je simule une conversation avec l’hélicoptère et leur dis que mes amis seront là d’un instant à l’autre. Je ne peux pas refuser l’aide qui m’est offerte et commence donc à descendre de mon refuge à l’aide de l’échelle de liane et de mon descendeur. Je ressens une grande appréhension avant d’arriver en bas.
Au premier contact avec le sol, je m’écroule : ma jambe passe à travers un amoncellement de branches mortes. Certains villageois montent dans l’arbre pour récupérer mes affaires. Je leur demande de laisser le parachute qui sert de point de repère, ils acceptent et c’est pour moi la délivrance. Je comprends à cet instant par ce geste qu’ils n’ont pas l’intention de faire disparaître les traces de mon passage, et donc qu’ils ne me veulent pas de mal. Je commence à penser que je vais survivre ! Je m’assieds sur un tronc d’arbre et commence à décompresser. Une grande fatigue me gagne, mais je pense que le plus dur est fait. Pour gagner le village, il nous faut plus de trois-quarts d’heure de marche sur un chemin semé d’embûches. C’est tout à fait conforme à l’idée que l’on se fait de la jungle.
À la sortie de la forêt, un gros contraste apparaît : on est au milieu de plantations de manioc, de maïs, de bananes. L’entrée dans le village restera gravée à jamais dans ma mémoire. J’ai l’impression d’être au milieu du film "Christophe Colomb". Les villageois m’ont fait une haie d’honneur et m’applaudissent, contents que je sois vivant. Sur la place du village, un fauteuil bas m’attend ; je m’y assieds, tous m’entourent en me souriant. Les enfants se cachent derrière leurs parents. Les plus téméraires approchent doucement, ils regardent cet homme blanc comme d’autres enfants ont regardé E.T. Après avoir demandé s’il y avait un médecin, l’infirmier du village se présente et me refait mon pansement, J’ouvre un autre sachet d’eau. Je sors mon appareil photo (mon appareil se trouvait dans ma combinaison, car pendant la mission nous devions passer l'équateur et je voulais, à titre de souvenir, prendre mon GPS n’affichant que des zéros). Les photos de famille commencent…
Photo de famille
À l’issue de la séance photo, je demande à être conduit à l’épave. Je la trouve avec eux. Je ne reconnais rien. C’est terrifiant. Je commence à réaliser la chance que j’ai eu de pouvoir m’en sortir. Je suis traversé par un frisson persistant. Compte tenu du danger, je définis un périmètre de sécurité, et fais reculer les villageois.
Je renouvelle alors l’appel "May-Day". Je n’en crois pas mes oreilles. Mon message a été intercepté par un Atlantic de la Marine. Je parviens à lui indiquer ma position et finis le guidage à vue, après avoir tiré une fusée de détresse. On me pose la question : comment va le pilote ? Je me suis mis à hurler :
- « Mais c’est moi le pilote ! ».
L’Atlantic guide le Puma SAR (Search and Rescue) jusqu’à ma position. Je voulais que le Puma se pose loin de l’épave, à cause des risques d’explosion. L’hélico dépose un fusilier-commando près de l’épave et celui-ci accourt au village, où je suis retourné. Je suis dans un état de bonheur indescriptible. Cet homme arrivant en courant me donne l’impression de m’apporter un deuxième passeport pour la vie.
La fin du cauchemar
Au décollage, le pilote rescapé découvre ce village sous un autre angle. Que doit-il à ces villageois ? Ces moments-là n’ont pas de prix. Il regarde la vallée, avec une sensation de flash-back lui remplissant les yeux, comme un acteur retournant sur les lieux d’un tournage. Pourtant, cette histoire est l’immense envie de vivre, de retrouver Nicole, sa femme et ses deux enfants. Ou simplement d’apprécier la vie comme seuls qui sont passés près de l’au-delà peuvent le faire.
Après un bref retour en France, il a repris les commandes d’un Jaguar et continue chaque jour les missions, avec la même volonté de les réussir.
Il sait mieux que quiconque que le bonheur est souvent constitué de malheurs qui ne sont pas arrivés.
Michel BREYSSE
Origine du texte : Site de la 11ème Escadre de chasse.
Date de dernière mise à jour : 26/04/2020
Commentaires
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- 1. Emmanuel Le 08/01/2021
Bonjour et merci pour le partage de ce récit/témoignage :)
Étant trop petit à l’époque (7 ans) je n’avais pas vraiment compris ce qui c’était passé. Mon père abordant toujours le sujet de manière détachée et avec ironie, je n’avais jamais réalisé à quel point la chose relevait du « miracle » ou d’une succession improbable de malchance et surtout de chance.
Félicitation à l’auteur qui, tout en retranscrivant les faits comme mon père nous l’a raconté à moi et à mon frère, a su rendre vivant et touchant cet accident qui aurait pu être fatal.
Emmanuel, son fils aîné.
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