Ma Croisière Noire
La Croisière Noire : le 6 novembre 1933, un groupe de 30 Potez 25, sous les ordres du Gal Vuillemin, quitte Istres pour effectuer en Afrique un périple de 23.000 km, traversant le Sahara et survolant les pays allant du Sénégal au Tchad.
À Bône au Groupe de Bombardement 1/91 “Gascogne”.
17 février 1962
- « Marquis Vert, essai radio »
- « Vert 2 »
- « Vert 3 »
Il fait encore sombre, en ce froid matin d’hiver, quand je lance les moteurs de mon B-26 : destination Fort-Lamy à 3.000 km.
Je suis n° 3, le n° 2 : Claude Jung, leader : Cne Pierre Voegeli.
L’équipage comprend 1 pilote, 1 navigateur, 1 mécanicien en tourelle. Nous étions en alerte pour cette mission d’une semaine dans l’ex-AEF. Le temps de monter dans la soute à bombes un réservoir de 800 gallons doublant la capacité, la portant à 6.400 litres pour une autonomie supérieure à 12 h.
Par sa puissance de feu et son allonge, l’Invader est bien adapté aux interventions lointaines. Il y a des émeutes au Congo-Kinshasa, le Katanga a fait sécession. Nous allons nous montrer dans les pays voisins.
Les 4.000 CV des 2 PW R2800 peinent pour arracher l’appareil en surcharge. L’altitude de croisière sera de 11.000 pieds pour une vitesse de 220 kt.
Le survol est familier jusqu’au Grand Erg Oriental, au bout de 3 h 30 c’est le Hoggar. Mais le temps se gâte, sous nos ailes le vent de sable efface tout et brasse la poussière jusqu’à 10.000 pieds. La réverbération est intense.
Quelle déception de ne pas voir Tamanrasset, le Ténéré, l’immensité du Lac Tchad.
Nos moyens de navigation se limitent au radio-compas (perturbé par le vent de sable) et à quelques relèvements Gonio par graphie HF. Impossible de faire un vent trois dérives.
À Fort-Lamy la visibilité ne dépasse pas 1.500 m comme à Faya-Largeau, déroutement distant de 2 h. Notre leader est bien silencieux, je finis par me rendre compte qu’il est en panne radio (un seul poste VHF à bord). Le n° 2 n’a plus de radio-compas.
Je prends en compte la formation et revois le schéma de percée. Il y a plus de 7 h que nous sommes en vol, le radio-compas finit par se stabiliser : nous approchons.
Je commence la descente dans la crasse, un avion dans chaque aile, filtres à sable branchés. Vers 4.000 pieds le sol apparaît, un méandre du Chari, je suis bien axé. Stabilisés à 1.000 pieds en échelon refusé à droite, on ne voit qu’une partie de la très longue piste qui reçoit depuis peu des quadriréacteurs. Nous avons volé pendant 7 h 45, il reste encore plus de 4 h d’essence. Les mécaniciens et l’équipage de renfort suivent dans un Noratlas qui a fait une escale technique à Fort Flatters.
Ce vol d’une durée inhabituelle, sans pilote automatique, dans de mauvaises conditions, a été assez fatiguant. Dans le B-26 le pilote est aussi à l’étroit que dans un monoplace : toutes les commandes, étant à sa portée, y compris l’armement, le vol solo est possible.
Plus à l’aise, le navigateur peut se glisser dans le nez vitré où se monte le viseur de bombardement (B-26B). Le B-26C a 6 mitrailleuses de 12,7 dans le nez. Dans la tourelle, le mécanicien plus au large, mais bien isolé, dispose de 2 mitrailleuses.
Le vent de sable souffle depuis plusieurs jours, c’est exceptionnel en cette saison à Fort-Lamy. Nous avons manqué depuis le Hoggar un spectacle qui aurait rendu notre long voyage bien agréable.
19 février 1962
Départ pour Brazzaville à 2.000 km, le vent est tombé, la visibilité très bonne.
Peu à peu la végétation s’épaissit, c’est la forêt vierge mystérieuse, immense, impénétrable, sillonnée de larges cours d’eau parsemés de bancs de sable. Nous volons sous des cumulus de plus en plus denses, marquant la proximité du front intertropical. Au passage de la ligne, battements d’ailes et montagnes russes : baptême à notre manière. C’est une grande satisfaction de franchir l’équateur pour la première fois aux commandes de son avion. Nous longeons maintenant le Congo, fleuve mythique et atteignons Brazzaville après 5 h 20 de vol.
Au mess de la base aérienne, notre arrivée, en tenue de vol, surprend. Un visiteur important est de passage : c’est le général Cogny et sa suite d’officiers supérieurs de l’Armée de terre. Avec notre capitaine, nous ne pesons pas lourd, on nous installe un peu à l’écart. Puis nous allons attendre nos mécanos, qui, à la descente du Noratlas, sont copieusement aspergés et enfarinés, avant de se voir remette par « Neptune » le traditionnel certificat de passage de la ligne.
Les nuages crèvent, il va tonner et pleuvoir l’après-midi et une partie de la nuit. Nous sommes logés en ville dans de confortables bungalows et dormons, comme au Tchad, sous des moustiquaires. Nous avons trois jours pour voir, visiter, nous promener, admirer d’habiles artisans travailler l’ivoire, le bois, acheter des souvenirs. Les commandes affluent de l’autre rive du fleuve. Fonctionnaires de l’ONU et Américains font monter les prix.
Toujours à la recherche de distractions, les mécaniciens sont allés à un bal doudou, le premier soir au Poto-Poto (quartier de Brazza). Ils ont su s’attirer la sympathie en offrant une tournée générale. Les jours suivants, les aviateurs seront reçus à bras ouverts.
Le président du Congo, indépendant depuis août 1960, est l’abbé Fulbert Youlou, dont les soutanes font sensation. Au bal doudou, nous avons rencontré un de ses ministres. L’ambiance est sympathique et bon enfant : ce sera le cas à toutes les escales. On a du mal à réaliser, qu’épisodiquement les luttes pour le pouvoir ensanglantent ces pays. Notre Dame-d’Afrique la belle cathédrale, au toit vert de Brazza, sera bientôt détruite. Des kilomètres séparent Brazza de Kinshasa. Les rapides du Congo sont plus impressionnants que la mer la plus démontée. En cette année 1962, le débit d’une crue dépassera 75.000 m3/s.
23 février 1962
De Brazzaville à Pointe-Noire, je profite de l’incomparable confort du Noratlas. Mon avion est pris par le quatrième pilote de l’expédition. Sur la base, un groupe aérien équipé de MD-311 et de Broussard dont le chef est le Cdt Soulat. Quelques exercices sont prévus avec eux et l’Armée de terre. Les B-26 iront à Libreville. La piste est en latérite, seuls les 500 premiers mètres sont en bitume. En cette saison elle est parfaitement sèche et plate. Le travail commence à 6 h et se termine à 13 h pour le déjeuner (comme dans toute l’Afrique).
Pointe-Noire, au bord de la mer, est une garnison pleine d’agréments. Le COTAM y met ses équipages au repos. Quelques baignades, visite de forages pétroliers, je fais une sortie qui m’amène à survoler un poste portugais de l’enclave de Cabinda.
26 février 1962
L’heure du retour est venue. En faisant ma PPV, j’indique au leader qu’une crique de 20 cm environ, strie le pare-brise gauche de mon avion. Probablement une pierre de la piste en latérite. Ce pare-brise est à l’épreuve des balles. Rien d’important pour moi. Ce n’est l’avis du Cne Voegeli qui estime qu’il y a risque à voler comme ça. Mécaniciens et B-26 partent donc, me laissant seul avec mes deux équipiers. En attendant le dépannage, je vais partager la vie et les loisirs de la petite communauté qui constitue la base aérienne.
Je découvre le ski nautique. Dans un village voisin, je tire les filets avec les pêcheurs. Je suis tenté par le train Congo-Océan qui relie Pointe Noire à Brazza, malheureusement je ne peux m’absenter.
Le pare-brise arrive le 2 mars avec un mécanicien équipement pour le monter.
4 mars 1962
Décollage pour Fort-Lamy après une nuit orageuse. C’est éblouis et ravis que nous nous posons au bout de 5 h 35. Il fait très chaud et sec. Le contraste avec Pointe-Noire est saisissant. Heureusement il y a une piscine et des fontaines réfrigérantes. Pour rentrer à Bône, j’évite de remplir complètement les réservoirs. Mon avion ne dépassera pas le poids maximum de 35.000 livres.
5 mars 1962
Le jour se lève quand je mets les gaz : destination Bône. Pendant la rentrée du train, le moteur gauche se met à vibrer fortement. Je le réduis en prenant vitesse et altitude. Les vibrations persistent, moins fortes. Il faut se poser sans pouvoir délester. Avec cette chaleur le vol sur un moteur n’est pas possible. Par sécurité, je garde le moteur au ralenti et j’atterris sans difficulté particulière à une masse nettement supérieure à celle autorisée.
C’est un cylindre (sur les 18 de la double étoile) qui a lâché. Il faut le changer : c’est bien plus grave que l’affaire du pare-brise.
Le cylindre arrivera 5 jours plus tard par le vol hebdomadaire du DC-8. Vidange du gros réservoir de soute, démontage du cylindre, nous aidons notre mécanicien. Le Col Bienaimé, commandant la base, nous prête un hangar. Je vais avoir quelques jours pour visiter Fort-Lamy et ses environs. Ballades en pirogue sur le Chari, baignades, un saut sur l’autre rive : c’est le Cameroun. Le fleuve est boueux, on nous assure que crocodiles et hippopotames sont plus loin En brousse, seul avec un guide, c’est un émerveillement de voir une nature encore épargnée, sauvage, frémissante de vie, de couleurs, de bruits.
Le marché de Fort Lamy est coloré et très animé. À même le sol, les forgerons transforment les ferrailles avec une habilité stupéfiante. Viandes (et mouches), légumes, fruits, c’est l’abondance. S’il y a pauvreté, on ne perçoit pas de misère, chacun à l’air de manger à sa faim. Les gens paraissent heureux. Les constructions en torchis, sensibles aux intempéries, doivent être remodelées après chaque saison des pluies.
Le COTAM assure la logistique et le ravitaillement. De Fort-Lamy, on envoie de la viande partout. En retour, les produits de la mer affluent. J’ai mangé de la langouste presque chaque jour en plus des énormes steaks du casse-croûte de 9 h.
11 Mars 1962
Le cylindre est en place. Point fixe, malgré coups de manette et décrassages, une magnéto, toujours du moteur gauche, s’obstine à perdre plus de 200 t/mn. Cette fois, au “Gascogne”, mon chef, le Cdt Hélye, doit trouver que je fais preuve d’une excellente mauvaise volonté pour rentrer. On ne va pas attendre le DC-8 hebdomadaire, c’est un B-26 avec le Lt Berdeaux, aux commandes, qui vient me dépanner.
12 Mars 1962
J’apprends avec une infinie tristesse, la mort au cours d’une mission sur le Bec de canard, du Cne Da Silva, notre leader bombardier. Une balle lui a tranché la carotide. Il est mort en quelques minutes à côté de son pilote le Lt Sage. Ma fonction de leader-pilote faisait qu’on volait très souvent ensemble. Avec plus de 4.000 h de B-26, il était en opérations depuis l’Indochine. La tragédie qui se dessinait en Algérie déchirait sa conscience de Pied-Noir.
14 Mars 1962
Point fixe, vol de 30 mn pour rôder le cylindre : mon avion est OK.
15 Mars 1962
Fort-Lamy - Bône : 8 h 40 de vol avec un vent debout de 20 kt. 26 jours après le départ.
Je suis plein d’admiration pour les pilotes de raids qui tenaient l’air des dizaines d’heures de jour, de nuit, par tous les temps.
À Bône, mon retour, alors que les obsèques de Coelo Da Silva viennent d’avoir lieu, passe pratiquement inaperçu. Cette mort, à 4 j de la fin officielle de la guerre est terriblement injuste. À quoi aura-t-elle servi ?
Épilogue
Le titre de ce récit évoque pour moi le périple africain des Potez 25 du général Vuillemin en 1933. C’est aussi un clin d’œil au sort qui a privé notre promotion de sa croisière.
Mon B-26, vieux complice, avec qui j’ai volé près de 1.500 h, m’a fait ce cadeau. Sans doute vexé de voir qu’on ne lui faisait pas confiance pour une simple égratignure au visage, il a joué les prolongations.
Fort à propos, il a programmé sa panne de moteur, ni trop tôt, ni trop tard, pour éviter de nous mettre tous deux dans un trop grand embarras. Il se plaisait tant à Fort-Lamy, qu’il m’a encore donné 3 jours de sursis avec ses palpitations cardiaques.
Douglas B-26 "Invader"
Grâce à lui, j’ai eu ma croisière, sans programme, sans protocole. Elle s’est bâtie au jour le jour comme une aventure, dans une Afrique qui avait encore peu changé depuis la fin de la colonisation
Pierre ANDRIEUX
La Croisière noire de 1933
Les Cocottes du Gal Vuillemin
Potez 25
Au départ à Istres
Escale à La Senia
Escale à Colomb-Béchar
Le Gal Vuillemin lors d'une escale
Arrivée au Bourget
Date de dernière mise à jour : 12/04/2020
Commentaires
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- 1. Sam Le 08/08/2023
L'aviation, une véritable passion !
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