Lucien Servanty, du Triton au Concorde
Lucien Servanty est né à Paris le 25 mai 1909, et mort le 7 octobre 1973 à Toulouse.
Fils d'un pilote d'avions de chasse pendant la guerre de 1914-1918, Lucien et son frère Pierre embrassent tous les deux la carrière d'ingénieur en aéronautique.
Diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers, Lucien Servanty fait un bref passage chez Gnome et Rhône, à Paris, avant d'être recruté par la société Louis Breguet, où il est impliqué dans la création de l'hydravion Bizerte.
Puis il rejoint son frère Pierre chez la Société des Avions Marcel Bloch (qui devient alors la SNCASO) en 1937. Son premier travail consiste à mettre au point une méthode de calcul des répartitions de pression sur les profils d'aile.
Puis vient l'heure de son premier avion rapide. Lucien Servanty est chargé d'étudier la famille des chasseurs Bloch 150. Celui qui l'a le plus marqué reste le Bloch 157, avec moteur Gnome et Rhône développant 1.400 chevaux et prévu pour atteindre 600 km/h.
Au moment où les troupes allemandes arrivent en France, en mai et juin 1940, il ne manque plus que l'hélice pour débuter les essais à Villacoublay avec cet avion. Elle n'arrivera jamais.
Les frères Servanty, un troisième ingénieur, les chefs d'équipes et les ouvriers reçoivent la consigne de se replier en province. Le Bloch 157 est démonté et mis sur une remorque. La dite remorque et deux camions prennent la route avec le personnel et l'outillage, le convoi est baptisé "le Cirque Servanty". L'objectif était d'embarquer l'avion sur un navire en partance pour le Canada mais l'armée allemande est plus rapide, rattrape le convoi et réquisitionne le Bloch 157 (sans hélice...).
Le prototype du Bloch 157 ... dans la Luftwaffe (AirWar)
Opération coup de poing entre Lucien Servanty et un officier allemand, l'histoire aurait pu très mal se terminer. Pour ne pas tout perdre, il demande (et obtient !) une décharge des Allemands confirmant la réquisition de son avion.
En définitive, le Bureau d'Études de la SNCASO doit se replier à Châteauroux, où Lucien Servanty ne peut plus concevoir d'aéronef à moteur, conformément aux termes de l'armistice de juin 1940. Il crée un planeur qui décroche plusieurs records, le SO-P1.
En 1941, le Bureau d'Études doit émigrer dans le sud de la France, à Cannes. Mais dans la clandestinité la plus totale, Lucien Servanty travaille déjà à un autre projet, celui d'un avion "à moteur sans hélice" comme on disait à l'époque, c'est à dire d'un avion à réaction.
Son frère Pierre y croit difficilement. Et pourtant...
Entièrement dessiné entre sa chambre d'hôtel à Cannes et un mini Bureau d'Études clandestin installé dans son appartement parisien, cet avion voit le jour juste après la guerre et assure son premier vol le 11 novembre 1946 à Orléans, aux mains du pilote d'essais de la SNCASO Daniel Rastel.
C'est le SO-6000 Triton, premier avion français à réaction. Il est d'abord doté d'un réacteur allemand (un Jumo, venant de chez BMW) mais qui ne s'avère pas assez puissant. Puis d'un réacteur anglais Nene, issu de Rolls-Royce.
Six SO-6000 Triton voient le jour, la vitesse la plus élevée atteinte par l'un d'entre eux est de l'ordre de 900 km/h.
Puis Lucien Servanty crée le SO Espadon, qui dans sa version 6025 franchit le mur du son en palier en 1953, une première. L'avion est piloté par Charles Goujon, que l'on retrouve par la suite.
Même s'il est resté un prototype, l'Espadon annonce assez bien ce que seront les avions de chasse français de l'après-guerre. Il est vrai que celui-ci, doté d'un moteur-fusée SEPR, est prévu pour aller vite.
Le 02 mars 1953 et piloté par Jacques Guignard, le SO-9000 Trident effectue son premier vol. Sa propulsion est double, avec deux réacteurs et un moteur-fusée SEPR.
C'est un intercepteur d'avions de chasse à réaction. Ses trois empennages sont mobiles et tiennent lieu de gouvernes de profondeur, entre autres. Avec une nouvelle motorisation, il devient le SO-9050 Trident II et atteint Mach 1.7 en 1955.
Jacques Guignard et Charles Goujon sont les principaux pilotes d'essais de cette machine, autour de laquelle on retrouve aussi Henri Perrier et Michel Rétif.
Cet avion connaît plusieurs tragédies, avec deux accidents graves pour Jacques Guignard et la disparition de Charles Goujon.
Le SO-9050 Trident II bat plusieurs records du monde en vitesse ascensionnelle et il est le premier avion capable de franchir le mur du son en montée, au moins en France.
Autant le SO-6000 Triton est tout en rondeurs, autant le SO-9000 Trident affiche des lignes pointues et droites. L'Espadon est le seul des trois qui semble plus conventionnel dans son esthétique. Pourtant, tous trois sont l'œvre de Lucien Servanty, pour le dessin et la conception.
Celui-ci est également impliqué dans les études qui vont aboutir à Caravelle, premier avion français à réaction pour le transport de passagers.
En 1957, Sud-Aviation est créée, résultante de la fusion entre la SNCASO et la SNCASE. Lucien Servanty devient directeur des Études au sein de cette nouvelle entité.
Au printemps 1958, le programme Trident est interrompu. En effet, l'État décide de privilégier une approche polyvalente, les avions de chasse devront aussi être intercepteurs des autres avions de chasse. La spécialisation du Trident n'est donc plus d'actualité aux yeux du dernier gouvernement de la IVème République, avant le retour au pouvoir du général de Gaulle. On peut le regretter, compte tenu des évolutions prévues sur les futurs Trident III (Mach 2.5) et IV (Mach 3.0), qui n'ont donc pas vu le jour.
Mais qu'en aurait-il été d'un autre projet, du côté français de la Manche, sans Lucien Servanty ?
Depuis 1956 en Grande Bretagne, le "Supersonic Transport Air Committee" (STAC) commence à réfléchir à ce que pourrait être un avion de transport supersonique, suite logique après la mise en service du De Havilland Comet puis du Boeing 707 et de Caravelle. La suite est connue. L'équipe de Lucien Servanty est dédiée également à un travail de recherches préalables sur le sujet.
Aux États-Unis puis en URSS, les mêmes études préalables sont lancées (Lockheed, Boeing, Douglas, Republic, North American, Tupolev...).
La Super-Caravelle est l'aboutissement le plus évident des études dirigées par Lucien Servanty, côté français, avant l'accord inter-gouvernemental du 29 novembre 1962 entre la France et la Grande-Bretagne, et qui va aboutir au programme Concorde.
Le plus fabuleux aéronef créé à ce jour doit essentiellement son dessin de fuselage et de voilure à Lucien Servanty, même si William Strang (pour BAC) a été largement consulté.
Et surtout, Concorde doit un inlassable travail de conception, recherches et calculs permanents à Lucien Servanty, jusqu'à la disparition prématurée de celui-ci, le 07 octobre 1973.
Ici, inutile de mettre une légende !
Lucien Servanty était terriblement exigeant. Il savait pardonner les erreurs, si elles étaient signalées assez vite. Seule la recherche de la perfection était digne d'être prise en compte, dans la conduite du travail. Son humour ultra corrosif et sa gouaille de titi parisien ne convenaient sans doute pas à tout le monde, mais son approche et ses méthodes font de lui l'un des plus brillants ingénieurs en aéronautique française, de 1945 à nos jours.
Travaillant pour un constructeur, il n'a donc pas donné son nom à ses avions, contrairement à ce qui s'est passé avec René Leduc, par exemple. C'est sans doute la raison pour laquelle Lucien Servanty n'a pas acquis la même postérité, et aussi la raison pour laquelle aucun livre ne lui a été consacré à ce jour.
Lucien Servanty se sépare rarement de son cache-col (Coll. Goujon)
Origine du texte : WikiConcorde
Date de dernière mise à jour : 10/04/2020
Commentaires
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- 1. Yvon Monet Le 19/07/2022
Article bien documenté et vraiment sympa. Merci !
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