Les vallées du Fan-Tsi-Pan

Le Dakota monte au cap 300, à la verticale du Fleuve Rouge, vers les cumulus étagés sur la Haute-Région. Sacs de riz et caisses d'armes, brêlés à leurs parachutes, sont entassés dans la cabine. Les dispatchers, assurés par une sangle fixée à leur ceinture, regardent par la porte ouverte les montagnes drapées de jungle qui défilent à notre gauche.

Mission très secrète, et "opérationnelle" en diable, pour laquelle on nous a collé, en plus de l'équipage normal, deux officiers de la CRA, chargés de cartes à grand point : les zones de DCA Viet-Minh et chinoises y sont hachurées à traits de crayon rouge. Nous allons dans le secteur de Lao-Kay.

Il y a une dizaine d'années, avant de me livrer aux joies de l'aviation civile (c'est vrai, c'est de l'aviation civile qu'il s'agit... on l'oublierait presque), je gagnais mon bœuf quotidien en écrivant des romans d'aventures et en dessinant des bandes illustrées du même tabac. L'une d'elles, une histoire d'aviation, bien sûr, se déroulait ici, dans cette région que je n'imaginais même pas voir un jour... J'ai l'impression de rattraper mes rêves...

Approchant la frontière, la vallée du fleuve se resserre entre deux chaînes parallèles. C'est un couloir d'une dizaine de kilomètres de large. Il faut, pour atteindre notre DZ au pied du Fan-Tsi-Pan, quitter cette passe confortable, pour une autre, bien plus étroite, sur notre gauche ; mais les strato-cumulus couvrent tout le massif d'une couche compacte, d'où émergent seuls les plus hauts sommets. Ce sont d'ailleurs les points culminants de la péninsule indochinoise : près de 4.000 m.

À la base de la couche, nous frôlons le flanc de la montagne, cherchant une faille. La carte indique une route reliant Lao-Kay à l'ancienne station climatique du Tonkin, Cha-Pa, sise à 1.300 m, et toute proche de notre but. Si je la trouve, nous avons peut-être une chance, en "morpionnant" bien, de nous faufiler entre les os...

Je file à 1.500 pieds vers la frontière. Voilà le terrain où, l'an passé, une équipe de dispatchers allemands de la Légion a forcé le pilote d'un Junkers d'Autrex à se poser, à la pointe du colt. L'équipage a été fait prisonnier. On n'en aura jamais plus de nouvelles. L'avion a été détruit quelques jours plus tard, ici-même, par la chasse française, peu soucieuse de laisser du matériel en état de vol à nos adversaires.

La ville s'étale sur les deux rives du fleuve, reliées par un grand pont métallique maintenant affaissé, brisé par le milieu : un raid de partisans, ceux que nous allons ravitailler aujourd'hui, l'a fait sauter il y a peu de temps.

Quelque 100 m en amont, c'est la Chine, sa première ville, face à Lao-Kay, sur l'autre berge d'une rivière torrentueuse qu'enjambe l'ancien chemin de fer du Yunnan.

Mes deux lieutenants trépignent :

- « Attention aux canons sur la rive chinoise ! On est juste à bonne portée. »

Il faut croire que les fils de Mao sont de bonne humeur ce matin, car nous tournons un moment à basse altitude sans qu'aucune hostilité se manifeste.

La route, ruban jaunâtre qui sort de Lao-Kay, se tortille au flanc des premières collines, grimpant de lacet en lacet. Je la suis très bas, mais voici le nuage effiloché en barbules au ras des arbres, la piste s'y escamote. Bonsoir. Pas moyen de suivre.

Pendant près d'une heure, je m'obstine à nous coller dans toutes les fentes du massif, léchant le pied des falaises. L'ouverture même de la petite rivière Ngo-Boï, qui nous conduirait à destination, ressemble à la grenouille du jeu de tonneau : ce n'est qu'une bouche de six cents mètres de large sur soixante de haut, qui va s'amincissant, jusqu'à ce qu'il reste tout juste la place de faire demi-tour pour en ressortir, au ras des cailloux, tout le monde à bord un peu verdâtre.

Après avoir manifesté beaucoup d'entêtement ridicule face aux objurgations des gars de la CRA, je finis par prêter l'oreille :

- « Rentrons à Hanoi, on ne pourra jamais passer. C'est nous qui vous le disons : on vous paiera le QRF. »

Argument décisif... À l'ordinaire, l'État-Major refuse de payer les missions non accomplies pour des raisons de mauvais temps, mais si les officiers de contrôle eux-mêmes insistent pour que je laisse tomber, il y aurait mauvaise grâce à insister encore.

II faut croire, malgré tout, que la mission est vraiment très importante, car, l'après-midi même, la même équipe se retrouve, à bord du même avion, en route vers la même destination. Oh, je n'ai pas manifesté un enthousiasme débordant à l'idée de "remettre ça". J'ai expliqué que c'était idiot, que le temps n'avait guère dû s'améliorer, et, après une discussion d'épicier, n'ai accepté de partir qu'avec la promesse qu'on nous paierait encore le QRF en cas de nouvel échec : il faut bien défendre les intérêts de la Compagnie.

En fait, ça n'est pas beaucoup plus brillant, mais le plafond s'est un peu levé : à 4.000 pieds, on s'engouffre dans la Ngo-Boï. Après quelques kilomètres, la vallée, déjà étroite, se rétrécit encore, jusqu'à n'être plus qu'une espèce de puits au fond duquel se déversent plusieurs torrents. Une chute d'eau extraordinaire, haute de plusieurs centaines de mètres, trace un éblouissant trait blanc vertical au flanc de la montagne. 

C'est l'instinct développé par les missions de ce genre, ou un état de grâce spécial, qui me permet de deviner, parmi dix coupures identiques, celle de la Muong-Hâu-Ho, notre but. Nous y plongeons à travers quelques grains de pluie.  

Je la remonte pendant 3 km, sans y apercevoir trace de DZ. Voici l'ultime fin de la passe, qui se termine en doigt de gant. Ici, on aura tout juste la place de virer, plus loin, ce n'est plus qu'une simple fissure, dans laquelle un mulet serait déjà gêné aux entournures.

Demi-tour... Tiens, un groupe de "gusses", que nous n'avions pas vu, gesticule au bord du ruisseau. Ce sont eux : notre GCMA (Groupement Mixte de Commandos Aéroportés), un maquis Méo encadré de quelques parachutistes français.

- « On va y aller au prochain passage. C'est paré, derrière ? »

Dédé ouvre la porte de la cabine, le bruit de l'air emplit le poste de pilotage. Un bref coup d'oeil : une pile de sacs est entassée sur la planche de largage, deux paras, arc-boutés, sont prêts à basculer le total. Déjà, le troisième tire vers l'arrière de nouveaux colis, en posi­tion pour le tour suivant. Les deux officiers, accroupis autour d'un petit émetteur portatif, tripotent les boutons, essayant d'entrer en liaison avec la DZ.

À 40 m à peine, nous déboulons la vallée. Un peu bas pour un drop, mais nous sommes au ras de la couche. Une petite correction de cap pour nous aligner sur la tache blanche du parachute déployé comme repère au milieu des pousses vertes. Je suppute in petto les chances de réussir à virer sans accrocher la paroi oppo­sée... La turbulence est violente, et cela ne facilite rien ! 

- « Top ! »

Han ! D'une pesée, les largueurs ont éjecté leur charge, qui file et s'égaille en gerbe, comme une volée de gros plombs, la parabole s'infléchit, crève des sillons dans le tendre tapis de la rizière.

Pleins gaz ! Nous avons réglé, dès le début du drop, les hélices au petit pas, pour pouvoir disposer instanta­nément du maximum de puissance. Je bascule la machine sur un plan, à 60° d'inclinaison ; il faut tirer sec sur le manche pour passer, à frôler, dans les rabat­tants de la pente sous le vent, en sandwich entre les rochers et le nuage. Je n'aime pas ça du tout.

En fait, plus ça va, et moins j'aime ça. Après quelques tours, l'avion est allégé et répond mieux, mais la turbulence ne fait que croître, et dans chaque éloignement je travaille à grands coups de moteur et de palonnier, un bout de plan frôlant la végétation.

- « Dédé ! S'il te plaît, prends mon foulard dans la sacoche et essuie moi, tu seras un chef. »

Torse nu, la glace de côté grande ouverte, je ruisselle ; et Borie, les mains sur les manettes à côté de moi, ne vaut guère mieux.

- « Henri, regarde, ça se bouche... Tu as vu ? »

Oui, j'ai vu, et si je n'ai rien dit, c'est qu'il est inutile d'alarmer les copains tant que ce n'est pas indispensable. Mais je crains que ça ne le devienne. La lumière se dénature à l'entrée de la passe, vire au gris sale, un gros grain s'amène, qui déjà bouche notre seule issue.

Depuis un moment, je rumine les mesures à prendre, pas question de traverser : on ne se faufile pas, à l'aveuglette, dans un couloir rocheux pleins de détours. Encore moins puis-je tenter de grimper jusqu'au sommet de la couche : une montée de 8.000 pieds en spirales dans la crasse entre ces deux cloisons ne m'inspire pas du tout. Alors, quoi ? Le crash, qui, dans de bonnes conditions, est peut-être le seul moyen que nous ayons de nous sortir vivants de cette situation ridicule. Voyons...

- « Laissons tomber le drop, dis-je, vas prévenir les dispatchers. »

C'est extraordinaire comme l'inquiétude chez les autres peut me donner du courage ! C'est surtout, probablement, mon esprit de contradiction et ma méchanceté qui sont émoustillés…

- « Si tu nous oubliais cinq minutes, oh ? Combien reste-t-il de passages. »
- « Trois ou quatre, à peu près.... »
- « Qu'est-ce qu'ils foutent, ces c... de dispatchers ? Dis-leur de se remuer le ... On finit le drop. »

Et après ? Voyons, je ferai installer Dédé, avec les largueurs, assis par terre, le dos à la cloison de la cabine, Borie et moi allons bien nous attacher. On larguera le panneau de secours ; il faut penser à couper l'essence et les contacts, et les robinets coupe-feu, juste avant de toucher le sol. Cette rizière, passée la DZ, a l'air idoine. Un peu courte, mais c'est la meilleure. Je me demande si ces diguettes sont très dures. Probablement pas,

- « Dernier passage. »

Voici le moment de la décision... Avant de semer la panique, allons faire un tour, pour voir, au bout de la vallée : il sera toujours temps de revenir si ça se présente trop mal.

Essuie-glace en marche à plein régime, nous rentrons dans la pluie. De chaque bord, les rochers sont des fantômes grisâtres ; mais voici un spectre blanc, une épée d'argent brandie dans la boucaille : c'est la grande chute d'eau repérée en venant, au confluent des rivulets et de la Ngo-Boï. C'est ici qu'il faut tourner, cap au nord-est. Le cœur serré, je vire. La pluie brouille les glaces devant, mais par la fenêtre de côté, ouverte, je distingue les pentes. Le ciel s'éclaircit, des failles lumineuses tailladent la crasse, la pluie cesse, et nous débouchons en ciel clair au-dessus de la vallée du Fleuve Rouge.

Pilote automatique embrayé, nous prenons une altitude confortable. J'enfile ma saharienne, bourre une pipe, sors un bouquin de ma sacoche, derrière, les paras se bourrent les côtes de coups de poing en s'exclamant :

- « Ben, mon vieux ! »

C'est tellement mon opinion, qu'à l'atterrissage je proclame hautement :

- « Pour cent mille piastres, je ne recommence pas un cinéma pareil ! »

Le lendemain soir, dans la voiture qui nous ramène du terrain, Dédé me demande :

- « Tu as entendu la nouvelle ? Un tapin du SILA s'est crashé cet après-midi à Cha-Pa, sur la D.Z. où nous étions hier. »

On retrouve l'appareil dans la matinée suivante, on droppe un stick de parachutistes et une antenne chirurgicale auprès de l'épave. Comme toujours dans ce genre d'histoires, les rumeurs les plus fantastiques ont cours. On raconte, par exemple, qu'un Morane s'est posé dans la vallée et évacue les survivants vers Lai-Chau ; vu le coin, ça me paraît peu vraisemblable. 

Petit à petit, l'histoire se précise. L'avion a été plaqué par un rabattant, pleins gaz, au flanc de la montagne. Le pilote, Caron, a été éjecté au moment de l'impact et a roulé jusqu'au bas de la pente. Pour lui, une épaule luxée et une déchirure du cuir chevelu. Les dispatchers ont été, eux aussi, vidés sans bobo... L'un, voyant venir le coup dur, est descendu avant d'arrêt complet de la voiture, s'est un peu sonné ; mais il s'en tirera. Hélas ! le radio et le mécanicien, sans doute assommés par le choc, ont été tués dans l'explosion qui a suivi l'impact de quelques secondes.

Je croise, à Lai-Chau, Saint-Hilaire, qui a quitté Saïgon à 1 h du matin avec un "Bristol" d'Air-Viet-Nam, dans lequel on a chargé un hélicoptère démonté. L'opération de secours semble pleine de difficultés : l'hélicoptère Bell n'a pas assez de rayon d'action pour se rendre directement au Cha-Pa, surtout avec le massif du Fan-Tsi-Pan, trop élevé, qu'il faut contourner.

On va donc faire sauter quelques paras sur une piste abandonnée actuellement en zone Viet-Minh. Ils vont l'aménager et y constitueront un petit stock d'essence. Le "ventilateur" fera la navette de la DZ à ce terrain, et les Morane y attendront les rescapés, accélérant ainsi l'évacuation. Je suis les événements de très près, trop conscient du fait qu'il ne s'en est fallu que du plus mince excès de chance que nous n'ayons été les bénéficiaires de cette démonstration.

À sa sortie de l'hôpital, je rencontre Caron et l'interroge avec passion. Je voudrais tout savoir : comment il a été recueilli par les Méos, et comment s'est déroulée cette récupération fantastique. Mais en dehors du côté purement technique, si je puis dire du crash, tout cela lui semble plus étranger que si c'était arrivé à un autre.

- « On perdait de l'altitude. J'ai mis pleine gomme, mais ça descendait toujours. J'ai tout juste pu cabrer un peu au moment de toucher. »
- « Et après ? »
- « Je me suis retrouvé à 200 m du piège, au bas de la pente... J'ai vu un gars en train de se hisser par le panneau de secours, et l'avion a sauté à ce moment-là. »

Il proteste n'avoir pas souffert du choc, et, ce qui s'oppose à son récit, n'avoir à aucun moment perdu conscience. Il n'élude pas les questions non plus : on dirait plutôt qu'il ne les comprend pas, absolument comme s'il n'avait jamais entendu parler de toute cette histoire.


Henri BOURDENS

Extrait de : "Camionneur des nuées" (Éd : France Empire - 1957)

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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